Georges Bensoussan : « Les Juifs, interdits d’humour ? »

RIRE POUR RÉSISTER. Pour l’historien, dans le contexte du pogrom du 7 octobre 2023 et de la guerre, l’humour juif « agit comme une mise à distance de la tragédie ».

Propos recueillis par Valérie Toranian

Spécialiste de l’histoire culturelle des XIXe et XXsiècles, et particulièrement des mondes juifs, l’historien Georges Bensoussan s’étonne que l’on puisse remettre en question l’humour juif au prétexte de la guerre menée par Israël contre le Hamas, à la suite du pogrom commis le 7 octobre 2023.

Le Point : Que peut l’humour juif dans le contexte actuel de recrudescence de l’antisémitisme ? Peut-on en rire ? Beaucoup d’humoristes font silence…

Georges Bensoussan : Dans les situations de dangerosité extrême, l’humour juif agit comme une mise à distance de la tragédie. Cette « politesse du désespoir », pour reprendre les termes de Chris Marker, constitue un anxiolytique naturel élaboré par le psychisme pour ne pas être submergé par l’angoisse et la perte. Dans le contexte d’un déchaînement de la déraison antisémite, c’est une forme d’hygiène de l’esprit que de rire d’une maladie où le social est intriqué au mental, et dont les effets oscillent entre le tragique et le grotesque.

Car le discours de l’antisémitisme est un tissu de contradictions qui voit « le Juif » incarner à la fois le communisme et le capitalisme, figurer à la fois l’enracinement (Israël) et le nomadisme (le « cosmopolitisme juif « ). Et balancer du slogan de 1930 – « Les Juifs en Palestine ! » – à celui de 2024 : « Les Juifs hors de Palestine ! »

L’humour neutralise parfois, et un temps seulement, l’angoisse de mort d’une passion paranoïaque qui mobilise des peurs archaïques, et qui exhorte toujours, selon le mot de Theodor Adorno, « à aller jusqu’au bout de l’entreprise ». C’est dire en d’autres termes qu’il n’y a pas d’antisémitisme modéré. « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait » : ces mots relatifs à la Shoah font écho à la lucidité de Rousseau fuyant à Genève, en 1762, les persécutions que lui vaut la publication de l’Émile, et qui écrit à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont : « Le monde est plein de gens qui me haïssent à cause du mal qu’ils m’ont fait ».

Dans le contexte actuel d’un antisémitisme désinhibé, l’humour (dit juif) prend à revers nos plus intimes sources d’angoisse et ramène toutes les croyances sous le soleil de la critique. Il bouscule les hiérarchies instituées et perturbe l’unanimisme conformiste des ricaneurs qui s’aiment de haïr ensemble, ceux que Philippe Muray nommait les « mutins de Panurge ».

C’est pourquoi les régimes totalitaires sont hermétiques à toute forme d’humour, à l’instar de ces croyances religieuses qui associent le rire au diable. En France, par exemple, le discours stalinien des années 1950, suivi quinze ans plus tard par l’engouement pour la « révolution culturelle » chinoise, furent radicalement étrangers à toute forme d’humour. On comprend que le camp du bien, cet « esprit sain qui pue la connerie » (Milan Kundera, La Plaisanterie), se trouve mal à l’aise face à la dérision, cette force qui montre l’imposture à l’œuvre derrière les postures vertueuses.

Le pogrom du 7 octobre 2023 et la guerre menée par Israël contre le Hamas rendent-ils les blagues juives déplacées ?

La question sous-entend que par cette guerre, l’État d’Israël aurait, d’une certaine façon, trahi « l’humour juif ». Par son « comportement guerrier », Israël se serait rendu indigne du signe juif tel qu’on l’aime entre gens de bonne compagnie, de sorte qu’aujourd’hui les « blagues juives » seraient déplacées face au malheur palestinien.

Il y a dans cette formulation deux discours sous-jacents. En premier lieu, l’humour juif dont il est ici question est un signe de distinction, c’est l’humour ashkénaze et sa farandole de clichés entre Woody Allen et blagues yiddish. Il oppose en filigrane le « judaïsme de l’intelligence », diasporique et européen forcément (avec en toile de fond l’internationalisme révolutionnaire juif comme image d’Épinal), à celui du sionisme, forcément chauvin, plus ou moins bigot, et de forte coloration séfarade, au sens nord-africain. Une opposition tout entière contenue dans cette blague, prototype du racisme bon teint : « Ashkénaze optimiste cherche séfarade cultivé » (sic), une plaisanterie qui a fait s’esclaffer quantité de belles âmes de « gauche », promptes à dénoncer le racisme anti-arabe.

En second lieu, cette formulation sous-entend une autorisation de vivre en pointillé : vous avez le droit de vivre, mais à la condition de ne pas vous éloigner de la figure de victime vers laquelle va notre compassion. Il y a là quelque chose de plus vaste que l’humour stricto sensu. Cela revient à dire aux Israéliens (et donc aussi aux Juifs) : vous avez le droit de vivre, mais pas trop. Vous avez le droit de vous défendre, mais pas trop. Vous devez respecter une certaine proportionnalité, phrase étonnante que personne n’a entendue à propos des Alliés en guerre contre l’Irak de Saddam Hussein en 1990, contre Daech à Mossoul en 2016, ni à propos des Alliés écrasant l’Allemagne sous les bombes en 1945, ni à propos des Américains laminant le Japon la même année. Qui s’est alors avisé de proportionnalité quand la disproportion est la condition de la victoire ?

À sa façon, cette réflexion est en soi un moment d’humour quand elle dit aux Israéliens qu’ils ont le droit de se défendre, mais doivent veiller à ne pas être trop victorieux. Et qui soumet l’existence juive à certaines réserves quand, exerçant sa pleine souveraineté, elle prétend réduire au silence une organisation génocidaire qui avait promis de l’effacer de la surface de la Terre.

Israël interdit d’humour, cela signifie qu’un État juif souverain indispose les aires de civilisation nées du message biblique. Lesquelles tolèrent la guerre menée par l’État juif, mais sous certaines limites. Ces limitations subliminales à l’existence juive, personne ne les reconnaîtra jamais.

Et surtout pas ceux des Juifs angoissés de ne plus appartenir à la doxa et qui s’empressent de prendre leurs distances avec le sionisme et l’État d’Israël, ces signes qui vous valent réprobation et vous ferment les portes de nombreux médias, en particulier ceux du secteur public.

Avec « ce qui se passe à Gaza », comme ils disent, Israël aurait trahi le seul judaïsme acceptable, celui qui vous vaut d’être admis dans le cercle des légitimes, le judaïsme diasporique de la Mitteleuropa, à mille lieues de la souveraineté militaire de l’État d’Israël. Les pères fondateurs du sionisme prévoyaient qu’il serait moins difficile de sortir les Juifs de la Galout (« exil ») que d’extirper la Galout de l’esprit des Juifs.

Comment s’exprime l’humour en Israël ? Netanyahou est-il une cible privilégiée des humoristes israéliens ?

La société israélienne est une société d’immigration de Juifs venus de plus de 80 pays. Elle génère une hiérarchisation de la considération, ce que Mirabeau appelait, pour la France de l’Ancien Régime, une « cascade de mépris ». Du coup, le mépris dont sont victimes depuis la préhistoire de l’État juif les Juifs orientaux, en particulier marocains, transparaît dans l’humour israélien, généralement à leur détriment.

Parallèlement, le puissant clivage entre religieux et laïcs donne lieu à de nombreuses parodies, en général au détriment des religieux. Enfin, l’humour prend souvent pour cible la solitude de l’État d’Israël, ce côté État paria, bien antérieur au 7 octobre 2023. Ce ne sont pas seulement les ennemis d’Israël qui sont les cibles de la moquerie, mais plus fréquemment, souvent avec drôlerie, leurs alliés progressistes, de l’université Harvard à Judith Butler ou Bernie Sanders.

Quant à Netanyahou et son gouvernement tout entier, en particulier le ministre Ben-Gvir, ils sont moqués dans plusieurs émissions phares dont Eretz Nehederet (« Un pays merveilleux »). À cet égard, il existe en Israël une liberté de ton vis-à-vis de la classe politique qui étonnerait n’importe quel observateur français, comme le montrent les entretiens politiques, souvent brutaux et qui ne laissent aucune place à la langue de bois.

La situation atypique d’Israël en a fait, comme on l’a souvent dit, le « Juif des nations ». De là une causticité et un esprit d’autodérision qui fonctionnent comme un paratonnerre à la tentation du désespoir.

© Georges Bensoussan. Propos recueillis par Valérie Toranian

Source: Le Point

ntrehttps://www.lepoint.fr/culture/georges-bens

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1 Comment

  1. Georges Bensoussan connaît bien sûr les propos d’Avner Ziv, de l’Université de Tel Aviv : « …L’humour juif est né en Europe orientale comme un mécanisme de défense. Les Juifs y vivaient dans des petits shtetls entourés par une majorité de chrétiens qui ont plusieurs fois essayé de les détruire. Aujourd’hui, tout a changé… Les Juifs vivent dans un petit état, entouré par une immense majorité d’Arabes qui les détestent et qui ont essayé plusieurs fois de les détruire. Alors, pas d’inquiétude, nous avons encore besoin de l’humour juif pour survivre… »

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