Les médias s’enferrent parfois unanimement dans des thèses contestables avant de changer brutalement de ligne… Explications.
Durant la majeure partie de la pandémie, les grands médias étaient sûrs et certains que le Covid-19 ne pouvait absolument pas être le fruit d’une fuite accidentelle dans un laboratoire. Pour le New York Times, le Washington Post ou encore le Guardian, il en allait d’une « théorie du complot ». À en croire moult fact-checkeurs, plus réputés les uns que les autres, cette idée avait même été définitivement « débunkée », discréditée. Des scientifiques de renom furent bannis de Facebook et de YouTube pour avoir exprimé leur opposition à la ligne officielle.
Et puis, en l’affaire de quelques semaines, cette théorie allait subitement cesser d’être taboue. Sur les réseaux sociaux, les éléments prouvant que cette théorie avait de quoi être prise au sérieux n’ont cessé de s’accumuler. En janvier 2021, un article du New York Magazine en détailla les plus solides et sa publication fut un moment charnière. S’il ne révélait pas grand-chose de réellement nouveau, tous les titres de presse les plus prestigieux lui emboîtèrent le pas dans les jours ou les semaines qui suivirent. Et il ne fallut pas longtemps avant que la « fuite du laboratoire » soit considérée comme une origine plausible, et même probable, de la pandémie.
Ce revirement constitue peut-être le cas le plus extrême de pensée moutonnière de l’histoire récente. Mais il est loin d’être le seul exemple de couverture médiatique d’un sujet majeur changeant du tout au tout sur un laps de temps extrêmement bref.
Des tabous qui résistent malgré les données factuelles
Prenez la santé mentale de Joe Biden. Même quand la question en est venue à préoccuper l’Américain moyen, les journaux étaient toujours des plus réticents à en parler ouvertement. Ou voyez les effets secondaires délétères des traitements hormonaux administrés à des adolescents désirant « changer de sexe » : jusqu’à quand les journalistes mainstream ont pu affirmer que le « consensus scientifique » les jugeait sans danger ?
On pourrait enfin mentionner, là aussi durant la pandémie, la fermeture des écoles qu’on a vite suspecté d’être dévastatrices pour les élèves les plus défavorisés, mais même quand cette crainte s’est révélée fondée, il y avait toujours des journalistes tout à fait réputés pour l’ignorer, voire la tourner en ridicule. Là encore, et même si les données factuelles s’étaient accumulées depuis longtemps, ces trois tabous ont résisté plus que de raison, pour finalement s’évaporer comme du jour au lendemain.
Autant d’histoires pouvant expliquer, en grande partie, pourquoi le journalisme n’inspire vraiment plus confiance. Bien sûr, qu’un journaliste change d’avis à mesure qu’évolue l’état des connaissances est un phénomène parfaitement normal, voire louable. Reste que lorsque des journalistes ignorent des faits durant des semaines ou des mois pour changer subitement de disque, il est compréhensible – voire inévitable – que le commun des mortels flaire le complot. Si tant de « professionnels » marchent – et font demi-tour – en cadence, quelle autre explication plus simple que des ordres dictés d’en haut ?
Les journalistes ne veulent pas être exclus de leur milieu social
Sauf que pour expliquer pourquoi les médias s’agglomèrent autour des mêmes tabous, un grand complot n’est pas nécessaire – comme sont improbables la plupart des conspirations qu’on imagine et qui devraient impliquer des milliers d’individus disparates aux motivations concurrentes. La véritable raison est bien plus prosaïque. Les journalistes ont envie d’être lus. Ils veulent se façonner un lectorat. Ils cherchent à gagner de l’argent. Mais, bien plus que tout, ils tiennent à ne pas être exclus de leur milieu social.
Ce qui contribue à expliquer comment naissent et meurent les tabous journalistiques. Tel fait ou point de vue semble favoriser les mauvaises personnes. Pour des raisons rationnelles ou non, on croit qu’il exacerbe le racisme anti-asiatiques (fuite de laboratoire), nuit à la lutte pour les droits des personnes transgenres (traitements hormonaux), sape les efforts pour endiguer la pandémie (fermetures d’écoles) ou encore affaiblit la démocratie américaine (acuité mentale de Joe Biden). Ce qui suffit à rendre suspect quiconque en rend compte.
Mais, au fil du temps, et à mesure que les preuves s’accumulent pour confirmer que cette croyance taboue est en réalité fondée, ou que l’admettre n’entraîne pas les terrifiantes conséquences que les journalistes avaient redoutées, il devient de plus en plus difficile de nier la réalité. Ce qui était un consensus social organique ne tient plus que par la peur de l’ostracisme. Et l’heure est donc venue pour qu’un courageux brise le silence et réduise ainsi le coût d’exprimer publiquement ce qui était depuis longtemps chuchoté en privé.
Les racines du dinérisme
Que les opinions exprimées dans la grande presse soient aussi souvent homogènes, et qu’elles semblent évoluer comme si on les avait changées de partition, cela n’est pas le fruit d’un complot. La chose procède, en simplifiant, du désir de nombreux journalistes de ne pas se faire poser des questions gênantes lors de leur prochain dîner en ville.
Les humains sont des animaux sociaux. Nous avons soif d’argent et de pouvoir. Nous sommes en quête de sécurité et de plaisirs physiques. Certains d’entre nous ont même des idéaux pour lesquels ils sont prêts à mourir – et certains même en meurent. Reste que l’une de nos pulsions les plus primordiales – celle qui, dans bien des cas, prend le pas sur toutes les autres – est le besoin de validation et de relations sociales.
Et les raisons en sont profondes. Pendant la majeure partie de notre histoire, en tant qu’espèce, les individus ostracisés de leur groupe avaient largement plus de risques de mourir. Même aujourd’hui, la plupart des gens jugent l’humiliation sociale aussi pénible que la douleur physique. Ce n’est pas un hasard si le mitard est assimilé à une forme de torture. Dans l’histoire de la guerre, beaucoup plus d’hommes ont été disposés à marcher vers leur mort aux côtés de leurs camarades que de sauver leur vie en désertant le groupe.
La peur de la désapprobation sociale
Le besoin d’approbation sociale a toujours joué un rôle majeur dans nos vies. Pour les chasseurs-cueilleurs, être rejeté du groupe augmentait considérablement les chances de mourir, et vite. Mais d’autres besoins tout aussi pressants, comme la survie et la sécurité, peuvent entrer en concurrence. Quand on meurt de faim, on peut se risquer à voler une miche de pain, qu’importe les conséquences sociales. Raison pour laquelle la crainte de l’isolement est encore plus forte chez ceux qui ont grandi dans le confort matériel et la sécurité physique – pour eux, l’idée d’avoir sa maison bombardée ou son assiette vide est inconcevable. Comment décrire un membre de la classe moyenne supérieure dans une société capitaliste prospère ? Comme quelqu’un pour qui la désapprobation sociale est le pire des risques, car l’un des pires malheurs pouvant affliger son existence.
À mon sens, cette quête d’approbation sociale est une motivation bien plus puissante des actions humaines que celles avancées le plus souvent. Selon le rasoir de Hanlon, il ne faut jamais attribuer à la méchanceté ce que la stupidité suffit à expliquer. Dans la même veine, pour comprendre l’uniformité médiatique, il est inutile de flairer un complot là où seule l’envie de ne pas se faire regarder de travers au prochain dîner suffit.
Le besoin ancestral d’approbation sociale explique certes pourquoi tant de gens se conforment aux tabous sociaux, mais il ne suffit pas à comprendre pourquoi la nature de ces tabous, qui structurent la société, est à même de changer si vite et d’une façon aussi apparemment imprévisible. Pour résoudre cette énigme, il nous faut nous tourner vers les travaux de Timur Kuran, un économiste turco-américain qui, à la fin des années 1980, allait chercher à comprendre les origines des révolutions politiques.
Ce que l’on pense et ce que l’on dit
Deux jours avant que son mari soit renversé et quelques mois avant que toute sa famille soit brutalement assassinée, la tsarine Alexandra de Russie n’accordait aucune importance aux « jeunes gens [qui] courent et crient qu’il n’y a pas de pain, simplement pour créer l’agitation […] S’il faisait très froid, ils resteraient probablement tous chez eux ». Mais elle n’était pas la seule à ne pas percevoir l’ampleur des changements imminents. À peu près à la même époque, l’ambassadeur britannique envoie un câble à Londres pour signaler « quelques troubles survenus aujourd’hui », tout en insistant qu’il n’y avait là « rien de grave ».
On peut s’étonner que les observateurs les mieux informés de la Russie de 1917 n’aient pas su anticiper les événements dramatiques en passe de se produire, sauf que cela n’a rien d’exceptionnel. Même s’il était facile, rétrospectivement, de repérer les signes d’un mécontentement généralisé à chacun de ces bouleversements majeurs, leurs contemporains les plus perspicaces n’ont pas su prédire l’avènement de la Révolution française en 1789, la chute de la monarchie perse en 1979, ni même l’effondrement du communisme en Europe de l’Est en 1989. Pourquoi ?
Selon Kuran, la raison pour laquelle les révolutions sont souvent si surprenantes réside dans l’écart entre les opinions privées des individus et celles qu’ils sont prêts à exprimer publiquement. Dans les régimes oppressifs, l’expression d’opinions considérées comme « mauvaises » est lourdement sanctionnée, ce qui pousse les citoyens à adopter ce qu’il appelle la « falsification des préférences ».
Dans les sociétés où la « falsification des préférences » est répandue, il devient difficile pour quiconque, de l’homme de la rue au ministre, d’avoir une idée précise de la répartition réelle des opinions au sein de la population. Pour Kuran, ce sont autant de conditions préalables à une « cascade de préférences » : un petit événement, apparemment anodin, peut subitement dévoiler l’impopularité du discours officiel, et ainsi permettre aux gens d’exprimer publiquement ce qu’ils tenaient depuis longtemps secret.
© Yascha Mounk
Traduction de l’article original en anglais – « Why the Media Moves in Unison » a été rédigée par Peggy Sastre et publiée dans Le Point du 16 décembre.
Les journalistes appartiennent a la classe dominante car ils portent les opinions que le citoyen ne peut pas contester.
Ils sont donc sollicités par les pouvoirs et gavés d avantages aussi, toujours par les pouvoirs qui font d eux des auxiliaires utiles.
Dans les vraies démocraties une partie des journalistes échappe a ce contrôle interactif, dans les républiques bananières comme la France, c est mission impossible.