Bienvenue à cette nouvelle rubrique qui accueillera les textes nés à la faveur de la publication d’un autre texte, ces disputations essentielles et chères à Tribune juive, espaces pour réfléchir, analyser, déployer ou contredire des idées. « Responsa »? « Mahloket? » Comment la titrer ? Nous avons choisi « Accord de principe. Dans le sillage de… »

Pour les Occidentaux, c’est le bien qui doit finalement vaincre le mal. Nul doute que le régime syrien était un régime criminel, au-delà du concevable. Le problème survient quand on apprend que c’est Daesh, revitalisé, qui renverse Bachar. Lequel Daesh était qualifié par les « Occidhonteux » d’État terroriste et incarnait ce mal absolu, qu’il n’y a pas si longtemps, le camp du bien s’efforçait de combattre en étant victime, en guise de représailles, d’attentats meurtriers.
Il faut donc en conclure que le mal serait entre temps devenu le bien. Par quel miracle ? Parce qu’un émir djihadiste, adepte de la taqiya, comme tout djihadiste qui se respecte, déclare publiquement, qu’il a découvert les vertus de la démocratie et du pluralisme, même s’il nourrit toujours, comme pensée de derrière, d’entrer avec ses troupes délivrer Jérusalem ?
Il serait urgent que les « Accidentés » comprennent que l’histoire n’est pas le combat du bien contre le mal, mais un jeu de forces qui s’opposent et qui ont chacune leurs intérêts propres. Une force se réduit par une force supérieure, et cʼest la guerre, ou se modère, se règle sur d’autres, et cʼest la diplomatie. Elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, elle est amorale. La morale, c’est seulement ce que chaque force est capable d’affirmer d’elle-même et par elle-même. Volonté de puissance aurait dit Nietzsche.
Il s’agit donc, somme toute, de savoir si l’on peut s’allier à une autre force, en faire un « ami », ou si on doit la tenir pour un « ennemi », une force résolument hostile. L’erreur des Occidentaux, comme lʼillustrent Tintin ou Raphaël Glucksmann, est de croire, par leur culte exclusif des « droits de lʼhomme », à une vision morale du monde totalement irénique, pleine de bons sentiments jusquʼà la nausée, ignorant que, du point de vue de la Realpolitik, la morale n’est qu’une arme supplémentaire dans le combat que ces forces se livrent. Et existe-t-il autre chose que la Realpolitik ? Dire cela ce n’est en rien révoquer la morale, à l’inverse de ce que croit Glucksmann. C’est savoir que notre morale vaut pour soi et pas nécessairement pour l’autre. Si la politique consiste à penser le rapport à l’autre, entendre ses griefs et ses prétentions est plus nécessaire que lui faire des sermons, dans lesquels on exigerait de lui qu’il s’incline et reconnaisse inconditionnellement ce à quoi nous sommes attachés nous- mêmes – et encore une fois, redisons-le, avec raison –, non parce que ce à quoi nous sommes attachés est vrai mais simplement parce que nous y sommes attachés et que cet attachement nous oblige et nous définit. Nous procédons toujours en confondant les ordres, pour parler comme Pascal. Voilà pourquoi nous sommes haïs et quʼà défaut de nous tuer parce que nous avons encore les moyens de nous défendre, nombre de nations dans le monde nous méprisent. Dʼautant que la technique n’est plus notre apanage, comme l’exemple de la Chine ou de l’Inde le prouve chaque jour. Quant à cette haine de nous-mêmes que nous chérissons par- dessus tout, elle aiguise encore davantage la haine de nos ennemis, en augmentant leur mépris au regard du vide affolant qui nous occupe, avec pour toute élévation spirituelle que de gloser sur la différence du genre ou du sexe des hommes, comme jadis on glosait, avant la chute de Byzance, sur le sexe des anges…
Nous avons raison, bien sûr, de défendre la liberté des femmes parce que ce sont nos valeurs, le résultat dʼune longue histoire qui constitue un patrimoine commun, oserais-je dire, notre « identité », mais on ne peut exiger du monde entier qu’il les partage au seul motif que ces valeurs seraient en soi universelles, cʼest-à-dire objectives et immaculées. Il n’y a pas de valeurs qui le soient jamais. Les valeurs sont toujours relatives,conditionnées. Ce qui est universel ou inconditionné, c’est la raison pratique, à savoir, lʼexigence de moralité, l’exigence d’avoir des valeurs. Quand, en Iran, les Iraniennes luttent en se dévoilant, elles luttent contre la République Islamique d’Iran où cela leur est interdit. Quand, en France, de jeunes musulmanes luttent en se voilant, elles luttent contre la République laïque française où cela leur est interdit à l’École. Les unes et les autres mènent une lutte qu’elles jugent juste. C’est à nous de soutenir les femmes iraniennes et de combattre les jeunes filles qui se voilent à lʼÉcole, instrumentalisées par les frères. Il ne faut pas s’étonner en retour que les islamistes combattent les femmes iraniennes et soutiennent les jeunes musulmanes. Il ne sert à rien de dire qu’on aurait raison tandis quʼils auraient tort puisque chacun à ses valeurs qui viennent le justifier entièrement à ses propres yeux : ce ne sont pas nos valeurs qui décident, en raison de leur supposée justesse, de lʼissue du combat mais la puissance des forces qui sʼopposent et se font la guerre, seules capables dʼimposer réellement les valeurs qui sont portées par ceux qui les défendent. Les valeurs ne disent pas qui a raison, elles renvoient seulement à la force qui en est son porte-drapeau, les incarne, les soutient, affirmant un horizon, une préférence, un idéal pour lesquels cette force se dépense et sʼemploie.
Mais ce n’est pas le droit abstrait des femmes qui est en cause dans cette lutte, droit de se vêtir comme « on veut ». Là commence le malentendu ou lʼéquivoque quand il faut justifier quelle est la raison de notre engagement et de notre combat. Car la volonté, à elle seule, nʼest pas source de droit mais au mieux lʼexpression dʼun caprice. On ne passe pas aisément du « Je le veux » à « Il le faut », du Wollen au Sollen, comme on dirait en allemand. Ce qui est en cause, c’est une lutte politique et civilisationnelle visant la place des femmes dans ces États respectifs, l’affirmation d’une longue histoire où hommes et femmes se sont fréquentés, tête nue, sans devoir se voiler la face et se la cacher, elles, pour expier la honte ou la faute dʼêtre simplement des femmes. Des forces en lutte portant des civilisations et non des principes qui sʼimposeraient dʼévidence, dans une marche irrésistible du progrès moral, rejetant le faux pour imposer ou faire triompher le vrai, à la façon de lʼhistoire des sciences, afin quʼadvienne le règne de lʼégalité, lequel consacre la volonté de chacun dʼêtre ce quʼil veut : voilé ou non-voilé, homme ou femme selon la règle inconstante de son humeur ou de son désir. Inconstante et inconsistante. Triste moralité qui affirme des individus plutôt quʼune tradition, la fidélité à une loi commune. Là encore ce n’est pas notre personne qui est en cause mais bien lʼAutre, quelque chose qui vient de loin et dont nous sommes à la fois les dépositaires et les obligés. La morale ne doit pas dépendre de la volonté bonne et libre de chacun, de son arbitraire. Ne jamais oublier quʼelle est en premier lieu lʼensemble des mœurs dʼune nation, ce que Hegel nommait la Sittlichkeit, expression dʼune tradition commune qui fait tout une civilisation : si fueris Romæ, Romano vivito more. On peut souhaiter que les hommes veuillent vivre à Rome : il faut les y accueillir, ouvrir les portes de Rome, mais à condition que ceux qui les passent deviennent romains. En revanche, il ne faut pas confondre Rome et le monde, croire que Rome et le monde c’est pareil. « Urbi » nʼest pas « orbi ». Ce que même un Pape finit par oublier.
Les droits de l’homme sont les valeurs d’une civilisation qui a individualisé, atomisé, l’homme, parfois jusqu’au ridicule. Ne demande-t-on pas par exemple à un criminel arrêté à l’étranger et recherché en France, s’il souhaiterait ou non être expulsé vers le pays qui le recherche, et cela au nom du respect des droits de sa petite personne ! Quels sens les droits de l’homme peuvent-ils avoir pour des sociétés holistes pour lesquelles le groupe, le tout, la communauté existent et non les individus qui la composent, sociétés qu’avec mépris et ignorance nous nommerons des fourmilières ? Ce qui est universel, ce sont l’existence de ces valeurs qui constituent chaque civilisation, nullement ces valeurs elles-mêmes, car il n’existe pas une civilisation qui soit une et universelle, laquelle serait alors le sujet nécessaire de ces valeurs. Sauf bien sûr à croire en l’existence d’une humanité mondialisée, globalisée, ayant pour valeur commune l’homme individuel, celui des droits de l’homme précisément, accessoirement consommateur de Coca-Cola, de hamburgers et de smartphones. C’est en lʼespèce ce qui constitue tout l’idéal chrétien, paulinien, catholique tel qu’il se trouve exprimé dans la prophétique et programmatique lettre aux Galates, texte sans aucun doute le plus important pour comprendre le projet métaphysique de l’Occident chrétien, mais c’est un pléonasme.
Lʼaffirmation de valeurs universelles, valables pour une humanité planétaire, est une pure sécularisation du christianisme, de lʼÉglise et de lʼEmpire, bref de ce que longtemps on a appelé Rome, puis plus tard lʼOccident: la voie romaine. Le judaïsme doit s’y opposer, y résister et distraire l’humanité de cet universalisme mortifère et abstrait. C’est pour cela qu’il existe un peuple « élu », afin de nous préserver d’un tel malheur, qui signifierait lʼachèvement complet du nihilisme : plus de Grec ni de Juif, plus dʼhomme ni de femme, plus de maîtres ni de serviteurs, plus aucune différence pour plus aucun différend. Lʼidéal wokiste des gauches contemporaines enfin accompli. Et attendant « cap au pire », et vogue la galère. Avec la mort de Dieu ce nʼest pas Dieu qui est mort mais lʼhomme qui est devenu Dieu.
Il faut redonner voix à Dieu pour sortir du nihilisme, cʼest-à-dire, si on nʼy croit pas comme cʼest mon cas, à lʼAutre, à quelque chose dʼautre que lʼhomme et qui lʼoblige. Un humanisme fondé sur un anti-humanisme radical, non pas de lʼautre homme à la façon de Lévinas, mais de lʼautre que lʼhomme, à la façon de Kafka. Et cette limitation de lʼhumanité et de lʼhomme ( « Un homme, ça sʼempêche », disait admirablement Camus) ne signifie pas fermeture ou « apartheid », puisque chacun est libre de se convertir et de se reconnaître dans une élection qui nʼest pas ethnique mais métaphysique et spirituelle : que le désir de homme est le désir de lʼAutre, au double sens du génitif… Laquelle demande pour faire son chemin de savoir tourner le dos à lʼamour comme principe, quʼil soit compris comme compassion par les Chrétiens ou élévation par les Grecs, cʼest-à-dire sortir de l’oubli de la Loi, cet autre mode de lʼoubli de lʼêtre. Car aimer reste une expérience singulière : il nʼest jamais la raison suffisante capable de faire tenir le monde.
Judaïsme ou christianisme : il faut choisir, camarade ! Quant au « judéo- christianisme », c’est une simple chimère. Ou pour le dire autrement, cʼest la façon chrétienne de liquider le judaïsme, lequel constitue un « scandalon », ce qui veut dire, en grec, un piège capable de nous faire tomber, d’entraver notre marche en avant, nommée plus tard le progrès. Liquider avec amour, dépasser, effacer, canceler le particulier. Demandez le programme ! C’est le destin d’Israël dʼêtre un « scandale », d’être un retardateur, d’empêcher que la fin sʼaccomplisse, que la volonté du néant soit faite ou « fête », cʼest-à-dire que ne triomphe la technique dans lʼoubli de son essence. Mais être un scandale cʼest aussi sûrement être un objet de scandale ou de haine. Dʼoù la montée concomitante de lʼantisémitisme au sein des « nations ». Puisse ce « scandale » rester le cœur de cette élection, et cela même après la mort de Dieu. Elle fait toute une vision du monde, sans nul autre équivalent. Elle est pour nous notre ultime espérance. Peut-être comme une prière : « Écoute Israël ».
© Alain Bienaimé