Archives 2018: Histoires d’espions : Eli Cohen, l’agent du Mossad au cœur du pouvoir syrien

Avec une légende sculptée par de nombreux livres et films, l’espion Eli Cohen, pendu à Damas en 1965, reste en Israël la personnification de l’audace, de l’efficacité et de l’abnégation.

Eli Cohen (à gauche), le 9 mai 1965, lors de son procès à Damas, neuf jours avant son exécution
AFP/AFPDe notre correspondant à Jérusalem

Le souvenir glaçant de sa dépouille mortelle suspendue au bout d’une corde, place des Martyrs, en plein centre de Damas, vaut à Eli Cohen un statut à part dans le panthéon israélien. Le 18 mai 1965, l’espion qui était parvenu à s’infiltrer au cœur du pouvoir syrien fut exécuté devant une foule avide de vengeance. Les démarches engagées au dernier moment par le pape Paul VI ainsi que par plusieurs dirigeants occidentaux en vue de lui obtenir la vie sauve s’étaient révélées vaines. La télévision d’État diffusa l’exécution en direct, et son corps inerte resta exposé à tous les regards durant plusieurs heures, enveloppé par ses bourreaux d’un drap recouvert d’inscriptions vouant l’État hébreu à la destruction.

Il demeure, pour autant qu’on le sache, le seul agent juif du Mossad à ne jamais être rentré de missionYossi Melman, journaliste

La mise en scène, destinée à laver le camouflet subi par la Syrie, pétrifia le public israélien. Plus que tout autre, le nom d’Eli Cohen est depuis lors synonyme d’audace, d’efficacité et d’abnégation. Sa légende, sculptée par divers livres et films, prétend que les informations recueillies grâce à ce maître espion contribuèrent de façon décisive à la victoire contre l’armée syrienne en juin 1967. «Il demeure, pour autant qu’on le sache, le seul agent juif du Mossad à ne jamais être rentré de mission, souligne le journaliste Yossi Melman, auteur de plusieurs ouvrages sur les services de renseignements israéliens, et le mythe qui l’entoure doit beaucoup à cet épilogue traumatisant.»

Né en 1924 à Alexandrie, en Égypte, d’un père qui avait grandi au sein de la communauté juive d’Alep, Eliyahu Cohen conjuguait à première vue les qualités requises par ce type de mission. Parfaitement arabophone, il savait aussi le français et l’anglais. Sa mémoire remarquable ainsi que son tempérament intrépide retinrent, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’attention des activistes sionistes qui s’employaient discrètement à organiser l’immigration de ressortissants juifs vers la Palestine britannique. Quand ses parents décidèrent de gagner le tout jeune État hébreu, lui préféra rester à Alexandrie.

En 1954, il fut arrêté par les services de sécurité égyptiens lorsque l’opération Susannah, une série d’attentats à la bombe perpétrés sur ordre d’Israël dans l’espoir de déstabiliser le régime de Nasser, vira au fiasco. Plusieurs dizaines de Juifs égyptiens furent incarcérés, deux d’entre eux pendus, et Cohen, bien que vite mis hors de cause, jugea préférable de quitter le pays. Sitôt arrivé en Israël, il fut formé aux techniques d’espionnage et de sabotage par l’unité 131 des renseignements militaires – celle-là même qui avait fomenté l’opération Susannah. De retour en Égypte, il fut placé sous surveillance puis expulsé, en 1957, en réaction à la crise de Suez. Un coup qui l’incita à mettre entre parenthèses sa vie d’aventures pour épouser une jeune femme, d’origine irakienne, et trouver un emploi de comptable dans la ville côtière de Bat Yam.

Donner l’alerte en cas de guerre

Ce retour à la vie civile fut toutefois de courte durée. Au printemps 1960, tandis que les tensions redoublent à la frontière syrienne, les chefs de l’Aman, la direction du renseignement militaire, cherchent à implanter un homme de confiance à Damas. «Les services israéliens pouvaient bien sûr compter sur un réseau d’informateurs syriens pour recueillir du renseignement tactique, mais l’objectif était cette fois plus ambitieux, précise le journaliste Yossi Melman: il s’agissait d’infiltrer un espion au cœur du régime ennemi afin que celui-ci puisse donner l’alerte au plus vite en cas de guerre imminente.»

Le régime de Damas, qui demeure techniquement en guerre avec Israël malgré l’armistice de 1949, pilonne alors régulièrement les kibboutz de Galilée depuis ses postes d’artillerie sur le plateau du Golan. Il sert aussi de base arrière aux militants nationalistes palestiniens du Fatah, qui vient d’être fondé par Yasser Arafat. L’exploitation des eaux du Jourdain nourrit également les tensions. La Syrie, où coulent les principaux affluents du fleuve, menace d’en détourner le cours pour assécher le lac de Tibériade et priver ainsi l’État hébreu de sa principale réserve d’eau. Le soutien logistique croissant fourni par l’Union soviétique à l’armée syrienne, enfin, inquiète les stratèges israéliens, qui vont dès lors s’efforcer de combler l’angle mort à leur frontière septentrionale.

L’espion Eli Cohen a réussi à s’infiltrer au plus haut niveau le parti Baas avant d’être confondu par le contre-espionnage syrien, le 18 janvier 1965Crédit : Collection Personnelle

Eli Cohen, dont les chefs de l’Aman considéraient jadis avec méfiance le tempérament enflammé et l’excès de confiance en soi, apparaît comme l’homme de la situation. Un programme d’entraînement sur mesure est mis sur pied, lors duquel il se familiarise avec la pratique de l’islam, l’accent syrien ainsi qu’avec l’histoire et les traditions du pays où il prévoit de s’établir. Le maniement des armes, l’art de déjouer une filature, l’usage des radiotransmissions et la cryptographie sont aussi au programme.

Une identité fictive est forgée dans ses moindres détails. Kamel Amin Taabeth, un homme d’affaires syrien qui a grandi au Liban et dont les parents se sont installés en Argentine en 1948, dirige depuis peu l’entreprise de textile familiale. Cohen, sur le point de sauter dans l’inconnu, raconte à son épouse qu’il vient d’être embauché par le département des achats du ministère de la Défense et qu’il va devoir séjourner en Europe pour une durée indéterminée. Son visage au teint mat arbore désormais une moustache soigneusement taillée et ses cheveux bruns sont lissés en arrière.

Haïm Herzog, qui dirige les renseignements militaires et présidera deux décennies plus tard l’État d’Israël, signe son ordre de mission début 1961. Muni d’un passeport européen, l’espion embarque à bord d’un avion à destination de Buenos Aires, où un passeport syrien au nom de Taabeth lui est remis quelques semaines plus tard. Sur place, il noue connaissance avec les principaux hommes d’affaires de la diaspora syrienne ainsi qu’avec certains membres, alors clandestins, du parti nationaliste Baas sur le point prendre le pouvoir à Damas. Pourvu d’un budget quasi illimité, il donne de fastueuses réceptions et raconte à qui veut l’entendre qu’il brûle de s’installer en Syrie pour contribuer à la construction du pays. L’attaché militaire Amine al-Hafez, qui prendra en 1963 les rênes du pays, compte parmi ses plus proches amis.

Son appartement, opportunément situé face au QG de l’armée syrienne, devient vite le lieu de rendez-vous des élites damascènes. Comme à Buenos Aires, il organise des fêtes étourdissantes

Fort de ces relations et muni de flatteuses recommandations, Kamel Amin Taabeth s’envole en 1962 pour Beyrouth et rejoint Damas en taxi. Dans ses bagages, il a dissimulé un émetteur radio. Son appartement, opportunément situé face au QG de l’armée syrienne, devient vite le lieu de rendez-vous des élites damascènes. Comme à Buenos Aires, il organise des fêtes étourdissantes où les notables les plus en vue s’enivrent sans rien soupçonner et s’abandonnent aux bras de prostituées «offertes» par leur hôte. Cohen, alias Taabeth, est la coqueluche des officiers nationalistes qui viennent de prendre le pouvoir. Feignant d’être aussi saoul qu’eux, il enregistre chacune de leurs confidences puis s’empresse de les relater à ses supérieurs.

En 1964, ceux-ci apprennent ainsi que la Syrie construit un canal destiné à détourner les eaux de la rivière Baniyas pour en priver Israël. Le chantier est bombardé quelques jours plus tard. Régulièrement convié à visiter des installations militaires, il a un jour le rare privilège d’assister à une revue sur le plateau du Golan. En contrebas s’étend un chapelet de villages israéliens. Ses observations, méticuleusement transmises, contribueront à guider les frappes israéliennes durant la guerre de juin 1967. Le Mossad, qui pilote désormais l’opération, est si impressionné par les résultats de Cohen qu’il en oublie de lui rappeler les plus élémentaires consignes de prudence.

Je te supplie, ma chère Nadia, de me pardonner et de prendre soin de toi et de nos enfants Ses derniers mots écrits à son épouse

L’espion, qui séjourne brièvement à Tel-Aviv en novembre 1964, montre pourtant des signes de fatigue. Nadia, son épouse, racontera après sa mort qu’il hésite à repartir pour Damas. L’hostilité que lui témoigne le colonel Ahmed Suedani, chef des renseignements militaires syriens, l’inquiète. Mais sa hiérarchie, comme «accro» à sa production, lui dit de ne pas s’en faire. «Aux deux extrémités de la chaîne, résume Yossi Melman, les règles de base du métier ont été brouillées par le succès exceptionnel de cette infiltration.»

Le rythme des transmissions s’accélère – jusqu’à 31 en cinq semaines durant son dernier séjour à Damas – et l’inévitable finit par se produire. Le contre-espionnage syrien, sans doute guidé par de nouveaux équipements de détection que lui a fournis l’URSS, déboule à son domicile le matin du 18 janvier 1965 et le trouve penché sur son poste de transmission. Placé en détention, il est interrogé durant plusieurs semaines puis comparaît lors d’un procès spectacle à l’issue duquel il est condamné à la peine capitale. Ses ultimes mots, rédigés en français, seront pour son épouse. «Je te supplie, ma chère Nadia, de me pardonner et de prendre soin de toi et de nos enfants.»

L’émotion populaire a depuis lors recouvert les zones d’ombre liées à sa mort. Meir Amit, chef du Mossad, souligna que l’espion avait atteint «des résultats hors de portée de la plupart des autres hommes». Il ne s’étendit pas sur la part de responsabilité de son agence ni sur les imprudences de Cohen. Mais les efforts constants pour retrouver son corps donnent le sentiment que ses dirigeants se sentent, aujourd’hui encore, en dette. Le 5 juillet dernier, le Mossad a annoncé avoir récupéré la montre qu’il portait le jour de sa mort – sans fournir plus de détail sur les circonstances de cette découverte. Le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a loué «une opération déterminée et courageuse» et salué la mémoire d’«un combattant héroïque qui a tant contribué à la sécurité de l’État».

Par Cyrille Louis le 8 août 2018

Source: Le Figaro

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