Que trahissent les juifs de gauche qui prennent le parti des Palestiniens ?
Le 31 octobre, à Londres, Amos Schocken, éditeur en chef et principal actionnaire du quotidien progressiste israélien Haaretz, a donné une conférence au cours de laquelle il a déclaré que non seulement, « le gouvernement [du Premier ministre Benjamin] Netanyahu impose un cruel régime d’apartheid à la population palestinienne », mais qu’en plus il « s’en moque ».
Il a qualifié les islamistes palestiniens de « militants de la liberté » et a regretté qu’Israël les qualifie de « terroristes ».
Amos Schocken a aussi expliqué que « ce qui se passe dans les Territoires occupés et dans certaines parties de Gaza est une seconde Nakba« , un terme qui signifie « catastrophe » et que les Arabes utilisent pour désigner l’exil de 700 000 arabes consécutif à la Guerre d’Indépendance de 1948. Les Palestiniens et l’extrême gauche occidentale se sont entendus pour faire de « nakba » un équivalent de « Shoah ». Amos Schocken a donc repris à son compte cette équivalence qui dit que les Palestiniens ont souffert des juifs, comme les juifs ont souffert des nazis pendant la seconde guerre mondiale.
Le patron de Haaretz a terminé son speech en expliquant qu’un État palestinien était nécessaire et que le seul moyen d’y arriver était « d’appliquer des sanctions contre Israël, contre les dirigeants qui s’y opposent et contre les colons [résidents d’implantations] ».
Ces propos qui n’étaient pas destinés à un large public ont fini par émerger dans la sphère médiatique à la fin du mois de novembre. Ils ont provoqué des secousses politiques violentes. Et le gouvernement de Benjamin Netanyahou a annulé les abonnements de toutes les administrations au journal Haaretz.
Pourquoi le gouvernement du premier ministre Benjamin Netanyahou a-t-il réagi aussi vivement ?
La question mérite d’être posée car les propos d’Amos Schocken ne diffèrent pas fondamentalement de ce qu’on peut lire depuis vingt ans dans le journal Haaretz sous la plume d’éditorialistes comme Gideon Levy, ou Amira Hass. Pas un jour ne passe sans que le journal de gauche phare d’Israel reprenne le narratif de l’ennemi : « nakba », « colons » (pour désigner les juifs), « militants de la liberté » (pour désigner le Hamas), « apartheid »…
D’autre part, aucun état d’urgence n’a été proclamé, aucune censure n’a été instituée et aucune interdiction de manifester n’a été promulguée. La gauche et l’extrême gauche israélienne juive se sont déchaînées contre le gouvernement, comme ils le faisaient avant le 7 octobre 2023. Le ministre de la Communication israélien Shlomo Karhi, membre du Likoud, a eu raison de qualifier les propos d’Amos Schocken de « propagande défaitiste et fausse ». Mais rien ne le fonde en droit à arrêter Amos Schocken et à le déférer devant un tribunal d’exception.
Légitimation d’un second génocide
Pourquoi cette réaction alors ? Peut-être parce qu’accuser Israel d’ « apartheid » après le 7 octobre 2023, ne serait pas admissible ? Rappelons qu’à cette date, le Hamas a lancé 3 800 terroristes à l’assaut du sud d’Israel qui ont massacré 1 200 hommes, femmes et enfants juifs désarmés, fait des violences sexuelles une arme de guerre et pris en otage 251 hommes, femmes et enfants juifs ?
En gros, la victimisation des Palestiniens ne serait plus audible. En tous cas en Israel. Comme l’expliquait l’historien Georges Bensoussan dans le Figaro, du 3 octobre : « Les Israéliens, et plus largement une partie des Juifs dans le monde, ont vécu le 7 octobre comme une préfiguration de l’effondrement final de l’État d’Israël. L’acte II de la Shoah ». Martine Cohen, sociologue, a confirmé ce sentiment dans la revue Esprit : « L’ampleur des massacres et leur cruauté ont suscité sidération et effroi parmi les Israéliens comme parmi les Juifs de France. Mais une peur plus existentielle est réapparue : Israël peut-il disparaître ? … le souvenir de la Shoah a émergé à nouveau ».
Qu’est ce qui fait que le patron juif d’un journal israélien de gauche ne se solidarise pas avec son peuple quand celui-ci est victime d’une attaque de type génocidaire ? Qu’est ce qui le laisse froid au point de ne pas remettre en question ses préjugés favorables sur les Palestiniens, la justice sociale, le droit international etc ? Question subsidiaire : un juif de gauche qui continue de vidtimiser les Palestiniens après le 7 octobre est-il encore juif ?
Il est déjà arrivé dans l’histoire que certains juifs proposent des analyses politiques qui les placent soudain en position d’excommunié, tant au plan national qu’international. Ainsi, quand Hannah Arendt publie « Eichmann à Jérusalem » en 1963, une violente polémique s’ouvre. Le ton glacé avec lequel la célèbre philosophe et politiste germano-américaine, critique le comportement des institutions juives dans les pays occupés par les nazis pendant la guerre, a choqué. Les fameux conseils juifs des ghettos sont accusés d’avoir facilité le travail de sélection des futurs déportés par les nazis.
Le célèbre historien du judaïsme, Gershom Scholem écrit à Hannah Arendt pour lui reprocher non pas ses propos ou son analyse, mais le ton froid, presque malveillant qui a été le sien dans la rédaction du livre. « Ce que je n’approuve pas dans votre livre c’est l’insensibilité, le ton presque sarcastique et malveillant qu’il apporte à traiter ces sujets qui touchent à notre vie en son point le plus sensible. Il existe dans la tradition juive, un concept difficile à définir et pourtant suffisamment concret que nous appelons Ahavat Israel, l’ « amour du peuple juif ». En vous chère Hannah, comme en beaucoup d’intellectuels issus de la gauche allemande, je n’en trouve que peu de traces » (lettre du 25 juin 1963).
Hannah Arendt répondra à Scholem qu’elle n’appartient pas à la gauche mais à la tradition philosophique allemande, et qu’elle ne se reconnait pas dans le Ahavat Israel pour la bonne raison qu’elle n’aime pas le peuple juif, pas plus qu’elle n’aime aucune entité abstraite comme le peuple français, ou le peuple allemand, ou le parti communiste américain … « J’aime uniquement mes amis et la seule espèce d’amour en laquelle je crois est l’amour des personnes » (lettre du 24 juillet 1963).
On ne fera pas à Amos Schocken l’honneur de le comparer à Hannah Arendt. Pour la seule et bonne raison que la célèbre analyste du totalitarisme n’a jamais eu un mot de complaisance ou de soutien envers les nazis. Jamais elle n’a repris le vocabulaire des exterminateurs pour critiquer les juifs. Seul son manque de compassion envers le comportement des élites juives dans leur relation aux nazis a été jugé choquant.
Amos Schocken a choqué parce qu’il a délégitimé l’Etat d’Israel (apartheid, nakba, occupation…) au moment où l’immense majorité de la population israélienne et juive a eu le sentiment que la Shoah recommençait. Il a choqué les juifs d’Israel et d’ailleurs parce qu’il a utilisé le même vocabulaire que les centaines de milliers d’antisémites qui ont défilé partout sur la planète au cri de « la rivière à la mer ».
Cette gauche juive là, celle qui pactise avec les exterminateurs islamistes, est-elle encore juive ?
© Yves Mamou
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