L’inassumable du plagiat. Par Daniel Sibony

J’ai souvent dit que l’antisémitisme reposait sur la certitude que les juifs avaient pris un objet mystérieux, qu’ils avaient confisqué une baraka, et qu’en les persécutant, on ne faisait que reprendre cet Objet bénéfique ; le reprendre, car en fait ils l’ont « volé », et c’est à « nous » qu’il revient, le nous pouvant être les nazis (c’est à nous, disaient-t-ils, le titre de peuple élu) ; mais d’autres aussi, d’inspiration religieuse, l’ont dit sur un mode analogue : c’est nous le vrai Israël, ou bien c’est nous qui avons la vraie version du message, le Coran. C’est dire que quand l’objet mystérieux juif c’est le texte hébreu, celui de leur Bible notamment, la manière de se  l’approprier c’est simplement de le plagier, et aux foules ignorantes on peut tranquillement enseigner que l’original est falsifié ou imparfait par rapport au texte même qui l’a plagié.

J’ai montré dans Coran et Bible que le Coran est amoureux des contenus bibliques, qu’il les chante dans un arabe très harmonieux, qu’il valorise les juifs comme premiers détenteurs de la parole divine. Bref, il a trouvé le message juif tellement bon qu’il a voulu le manger, l’assimiler. Il l’a fait en partie, mais dans ce qu’il absorbait, il y avait les juifs réels, vivants, existants, alors il s’est mis à les vomir, faute de pouvoir les effacer de son texte. 

Soit dit en passant, on a là un bel exemple où c’est l’amour qui conduit à l’envie de meurtre ; en douce dans les petits plagiats par simple effacement, et en grand dans ce plagiat géant, qui aurait sans doute conduit au meurtre des juifs du monde arabe si ces derniers n’avaient, dès le départ,  lors de leur massacre à Khaybar, arraché à Mohammed le droit de survivre moyennant impôt, soumission, et perte de dignité, puisque n’importe qui pouvait impunément les maudire et en médire.

Tout cela est au cœur de ce qui se passe au Proche-Orient ; mon tout dernier livre, les Non-dits d’un conflit, montre en effet que ce conflit est une variante de la lutte millénaire entre le Coran et la Bible, où le Coran s’est approprié la Bible au point de s’identifier au message de celle-ci ; et au point de ne plus savoir quoi faire des juifs, sinon tenter de les faire disparaître. La réaction banale de tout plagiaire qui a du mal à reconnaître le partage, c’est-à-dire la part de l’autre, cet autre qu’il a pourtant aimé au point de vouloir l’incorporer, sa réaction est bien de vouloir l’effacer. 

Le conflit au Proche-Orient est donc l’histoire d’un plagiat inassumable, d’un plagiat qui s’empêtre dans le problème de tout plagiaire : comment faire disparaître l’original ? On a pu malmener la trace des juifs dans le Texte, mais comment la faire disparaître de la terre de « Palestine » ? C’est le Jihad qui s’en charge, et qui confisque au passage la cause des Palestiniens pour la mettre au service de l’effacement qui ne peut jamais aboutir. Mais ce n’est pas facile d’effacer une origine, ou d’effacer l’original. C’est ce qu’a fort bien perçu Jean Genêt que je cite dans les Non-dits et qui le formule ainsi : Si elle ne se fût battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, (le peuple juif), celui dont l’origine se voulait à l’Origine, la révolution palestinienne m’eût elle, avec tant de force, attirée ? 

Pour le dire en plus clair : c’est par haine antijuive qu’il soutenait les Palestiniens. Il était donc convaincu que les juifs avaient confisqué l’origine. Et il s’agit de la leur reprendre épurée de leur présence. C’est le programme difficile du Jihad : reprendre la terre sainte des Hébreux épurée de leur présence, forcément illégitime, et même colonisatrice.

On voit que le problème de l’antisémite est au cœur même du conflit du Proche-Orient ; car de tout temps, ce que veut l’antijuif, c’est avoir le trait mystérieux des juifs mais sans les juifs, en les chassant, les excluant, ou en les faisant disparaître. Ce trait distinctif dont le peuple juif est supposé porteur, trait bénéfique valorisé et convoité, ne lui vient pas des hommes ou de lui-même, mais d’un Ailleurs qu’on peut appeler Dieu, Destin, Histoire ou Transmission. En gros, on en veut au peuple juif parce qu’il a été « élu par Dieu » (version religieuse), la version laïque étant qu’on lui en veut parce qu’il est porteur du noyau même de la transmission symbolique qui fait vivre les humains.

Ce phénomène où un peuple dit avoir un trait distinctif, et où des peuples se ruent sur lui pour le lui arracher en criant qu’il y avait eu erreur sur le destinataire, que ce trait est à eux et pas à lui, ce phénomène devrait exciter la curiosité de quiconque s’intéresse à la psychologie des masses.

D’autant qu’il n’est pas sans rapport avec celle des individus. Le plagiat ça existe chez des auteurs. J’ai tout un rayon de livres portant une belle dédicace où l’on me dit que sans mes textes et mes idées, « ce livre n’aurait pas vu le jour » ; et chaque fois en les lisant, je vois que mes idées sont bien là qui me font de grands signes, mais expurgées de mon nom. Et je suis presque sûr que c’est en toute innocence que l’auteur les a si bien assimilées qu’il a pensé qu’ elles étaient siennes. Le phénomène m’a autrefois intéressé, et dans mes Écrits sur le « racisme« , j’avais créé la notion de « vol être » : celui qui vous plagie considère que vous vous êtes interposé entre lui et l’idée, que vous lui avez volé une part d’être ; et s’il fait un livre à succès en plagiat le vôtre au succès plus modeste, il n’aime pas l’idée de vous voir à son cocktail de lancement. 

Mais parfois, le plagiat ne comporte aucune agressivité, comme celui que m’a signalé une lectrice dans un petit livre sur l’antisémitisme. Elle n’avait pas eu de mal à y reconnaître mes idées vu qu’elles sont peu communes  : je dis, en effet, que la vindicte anti juive ne vient pas tant des préjugés que de la posture singulière (singulièrement universelle) du peuple juif, dès sa naissance, dans son essence autant que dans son existence. Et voilà que je reçois le même jour de l’auteur (transmission de pensée ?) un message  de reconnaissance fervente : « Le petit livre que j’ai écrit (…) est empreint de mes lectures de vous, que j’ai intégrées, que j’ai faites miennes… trop peut-être ! Je ne vous ai peut-être pas suffisamment reconnu comme l’auteur de certaines idées que je développe ».  Le suffisamment est menteur, car je n’étais nullement cité pour ces idées ; la reconnaissance était sincère dans les coulisses,  pas en public.

Ainsi va l’humain, il a peur de son origine, il ne cite pas ses sources, c’est banal ; l’envie d’effacer l’autre dont on prend les idées sans le nommer est très humaine, et c’est le modèle de l’ambivalence. L’envie qu’a le Coran d’effacer ceux qui l’ont inspiré est très humaine aussi, tout comme les mortifications qu’elle produit. Justement, c’est Walter Benyamin, reprenant sæans doute une idée du Talmud, qui disait que nommer celui dont on a reçu telle idée, outre que cela ne vous enlève rien, cela enlève au monde un peu de sa mortification ; et ne pas le faire, aggrave la mortification. Car le drame du plagiaire c’est qu’il aime l’autre à travers ses idées qu’il s’approprie mais qu’après, il ne sait pas quoi faire de l’autre. Et son erreur, c’est de considérer ces idées comme un avoir et non comme une vibration d’être qui au contraire se multiplie quand elle est partagée. On retrouve là l’opposition que j’ai souvent dite entre loi narcissique et loi symbolique, la première vise à l’effacement ou meurtre, la deuxième au partage d’être et à la transmission. 

                                                              © Daniel Sibony

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