« Les Trésors juifs sont quelquefois enfouis mais jamais ensevelis. Ils sont notre Royaume. Notre liseré d’Or… » Daniella Pinkstein se souvient de Claude Vigée

De chroniques en chroniques, je déroulerai la pelote d’or. Car rien de nos écrits ou de notre mémoire n’est fortuit. Les uns et les autres attendent leur heure. Le temps juif possède son rythme, mais sa force est de nous inviter à y prendre part, à le forger. Vous, moi, nous y avons une contingence – plénière. Témoins, passagers, passants, nous cousons. Et de fil en aiguille, comme disait mon grand-père, nous enfants de Jacob, fabriquons notre Royaume.

Je vous parlerai d’écrits inédits, témoignages, lettres, cartes postales, livres oubliés qui, pour paraphraser le génial Moïshe Kulbak, tisseront un réseau par-dessus le fond des étoiles[1].

Daniella Pinkstein à Jérusalem. Photo Yaël Ilan

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Comme un liseré d’or

« Dans la Bible, tout se passe à la fois dans le monde concret dans le monde de l’imaginaire. C’est cela l’actualité, la réalité ! On a tendance à croire que le prophète annonce l’avenir. Mais non : le prophète dit le présent« .

Claude Vigée, Vision et Silence dans la Poétique Juive.

Qu’est-ce qui nous différencie face à la guerre, nous Juifs, nous Hébreux, en comparaison des autres peuples ou des autres nations ? Comment la pensons-nous, la vivons-nous ? Nous avons subi, tout subi, Israël s’équilibre de justesse d’une guerre à l’autre, mais d’une tragédie à notre survivance, la condamnation est toujours générale, quasi unanime. Que nous soyons d’un côté ou de l’autre, que nous nous défendions, que nous nous battions, que nous soyons forts ou faibles, les conflits possèdent, chacun malgré leurs tenants, différences ou origines, une rhétorique qui exclut l’alphabet du Peuple juif, seul avec sa grammaire et les lois qui la régissent.

A la suite de la guerre de Kippour, se sont réunis pour le XVIème Colloque d’Intellectuels juifs de Langue française, les plus importants penseurs, écrivains, philosophes. Leur débat s’intitulait : « La conscience juive face à la guerre ». 

Penser la guerre, pour un juif, enfant du Roi David guerrier et poète, relève de mille paradoxes et plus encore d’épreuves. « Lorsque le prophète Elie cherche au mont Horeb la source originelle de la parole, il y a d’abord des éclairs, du tonnerre. Il cherche la parole, la théophanie par la voix, donc la parole prophétique, poétique, divine. Il la cherche d’abord dans le bruit et la fureur, dans l’orage, dans l’éclair, dans le feu, — et Dieu, dit le texte, n’était pas dans le feu, ni dans le tonnerre, ni dans les éclairs, mais dans la voix du silence, « le murmure du silence ténu. Mais, pour arriver à entendre ce souffle, il fallait d’abord qu’il cherche et qu’il écoute toute la violence, tout l’excès spatial de l’éclair, du tonnerre, du feu, du volcan ; il faut d’abord être exposé et répondre au volcan, dire le volcan pour que finalement le silence qui est au fond de la braise muette, dans le volcan, se fasse entendre. Et c’est très difficile[2]« . 

Dans cet espace qui nous unit aux Nations et qui nous en écarte tout la fois, Caïn n’est jamais très loin. « Cet univers, opaque, mauvais, arrogant et bestial enlisé ans l’amour de la matière brute refuse de toutes ses forces l’éclosion de l’avenir humain, et tourne en dérision la promesse de la rédemption donnée à tous les peuples à travers Israël, le ‘fils ainé’ du Pacte« . [3]

Espérer construire à travers la peur, le conflit, le deuil, la culpabilité, -dans les circonstances actuelles, dans la solitude d’aujourd’hui -, suppose pourtant la proximité en nous-mêmes de quelqu’un à qui accorder sa confiance[4]. Dieu ? Notre propre histoire ? Qui donc ?

Seul un poète a saisi ce que l’alphabet de nos textes dit du chaos: Seul Claude Vigée rédigera, à l’occasion de ce XVI ème colloque, un texte hors du temps: « Kippour de guerre à Jérusalem »

Pendant ce Colloque, les avis, les opinions les analyses, les prouesses de pensées philosophiques et bibliques se sont enchaînés, Levinas, Halpérin, Riveline, Misrahi, Fedida, Waldmann, Elie Wiesel, … Mais seul un poète, comme tout poète juif, comme David avant lui, a saisi ce que chaque lettre suppose de responsabilité et de vision, ce que l’alphabet de nos textes sacrés dit du chaos. Et, que non seulement la vérité mais aussi le langage de la vérité doit se conquérir. 

« L’idée que rien n’est là par hasard, et que si hasard il y a, il faut le corriger pour lui donner son vrai sens caché… Cela implique mille tragédies et en même temps une espérance invraisemblable. Ce sont des ambitions de poète[5]« .

« Nous sommes debout, Evy et moi, dans la maison d’assemblée du Nassi, rue Ussishkin, tout près de chez nous. La moitié du long jour de jeûne est heureusement passée. La chaleur écrasante de midi se dissipe déjà »
Claude Vigée, in « Kippour de guerre à Jérusalem », Texte intégral,
in « La conscience juive face à la guerre »

Claude Vigée, poète et prophète, poète et visionnaire, qui nous a quitté il y a quatre ans seulement, et qui pourtant nous laisse une béance qui n’en finit pas de s’étendre sur l’immensité du monde qui nous sépare de lui, rédigea à l’occasion de ce XVI ème colloque, un texte hors du temps, intitulé « Kippour de guerre à Jérusalem ». 

Tous les écrits de ce poète puisent dans la bienveillance du don, du présent, de l’avenir du peuple juif. Chaque vers, chaque main tendue, chaque ode étreint l’âme ployée, éplorée ou palpitante vers qui est tendue une lumière qui ne faiblit pas.  L’unique arbre de vie naît des pierres qu’il brise, disait-il. Combien de pierres pour reconstruire un temple a-t-il déjà brisés pour nous  ?

Ce texte fut lu le 9 novembre 1975, il y a 49 ans presque jour pour jour, deux ans après la guerre de Kippour. C’est la première fois qu’il est republié. Et sa place y est aussi terrible, aussi vivante, aussi essentielle qu’à sa première apparition. 

Depuis ce maudit 7 octobre, beaucoup a été dit, écrit, mais rien d’aussi éloquent, d’aussi poignant n’a encore été prononcé.

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« Fils tués, mères folles, maisons mortes – amers sont les fruits de la guerre de Kippour ! Chaque soir au coucher du soleil, vers la fin de l’été, devant nos fenêtres grillagées, les passereaux pépient dans les bougainvillées aux branchages épais, entrelacés en ogives. Leurs petites têtes agiles vont et viennent entre les feuilles d’un vert sombre et les triangles de fleurs violettes aux courtes étamines blanches.

Pour résister au travail de sape du désespoir, à l’écroulement intérieur, au fléchissement du désir d’émerger, de devenir, de vivre en dépit de tout, il a fallu tenter un retrait sévère, régénérateur du vouloir-être-encore, oser le retour de la conscience vers sa matrice noire originelle. Elle s’est concentrée et replantée dans le noyau de sa pulsion première, qui se confond avec celle du temps. Ce peuple a connu l’abandon, le deuil, la tristesse, le scandale de la tuerie, mais il n’a accepté ni la résignation, ni la clôture fatale sur l’événement. Il sait rebondir à partir du plus profond, de l’origine dépouillée en lui-même. Sa force de surgissement le sauve, lui interdit le laisser-aller vers la fin, l’acquiescement à la fatalité. Au lieu de se droguer avec son accablement, il rompt la chaîne, exorcise la nécessité, narguant son destin comme à l’accoutumée : « Eïn mazal le-Israël ! »

L’année qui vient sera-t-elle celle de la paix ou de la guerre ? Éternelle question dans ce Proche-Orient déchiré par une lutte de cent ans. Je ne connais pas l’avenir, mais je sais que l’année écoulée et celle qui s’ouvre remettent les Juifs d’Israël, avec ceux du monde entier, dans le droit fil de l’expérience hébraïque: ne vous excluez pas de l’espace, mais ne comptez pas trop sur lui, plongez-vous dans le temps et, sans abandonner votre présent sur la terre, cramponnez-vous, quoi qu’il arrive, à ce qui est en vous puissance de perdurer. Cette redécouverte d’une évidence (à savoir : que nous appartenons surtout au temps, que les trois autres dimensions nous sont parfois ôtées, ou données de surcroît) doit être saisie positivement. C’est la prise de conscience de notre mesure profonde, la sagesse de ce qui est nécessaire, le savoir de ce qui serait parfois de trop. Ces dix dernières années, les Juifs ont eu tendance à considérer comme une faiblesse inavouable, en Israël comme ailleurs, ce qui était en réalité leur force, la seule inaliénable : cette précarité dans laquelle ils vivent.

Maintenant nous la retrouvons, là-bas, plus poignante que jamais.

Nous sommes condamnés depuis des millénaires à tâtonner dans un défilé qui se confond avec notre existence même, à avancer difficilement, posant un pied après l’autre sur la corde raide invisible du temps qui nous est si chichement mesuré. Étrange aventure que la nôtre! Nous sommes des acrobates qui avançons, solidement plantés dans le vent, dansant sur un support inexistant.

Mais quand Jacob a dû interrompre son combat avec l’esprit d’Ésaü, et aventurer une jambe boiteuse sur le bord escarpé du ravin surplombant le gué, cela ne devait pas être si plaisant non plus… Était-il sûr de ne pas tomber dans un autre piège, de ne pas dégringoler, quelques pas plus loin, au fond d’un abîme? Les aventures et les angoisses de Charlot nous sont familières depuis quatre millénaires. C’est très inconfortable évidemment, cette situation de l’équilibriste éternel qui traverse l’histoire en se balançant, en claudiquant, toujours vacillant sur ses chevilles, prêt à la chute impensable et fatale ! Aussi, pour quelques petites années de vaches grasses, on a fait semblant d’oublier cela. En toute naïveté, on a voulu échanger le temps ascétique et sévère de l’épreuve (qui est notre domaine historique propre, notre seul vrai lieu de nulle part, mais qui dure), pour un peu trop d’espace séducteur. Rien n’est plus humain – trop humain -, ni plus facile à comprendre. Mais il s’est révélé, à nos dépens, que c’était un calcul à court terme, une spéculation trop simpliste à ce tournant de l’aventure. Il s’agit donc de réévaluer notre position de manière affirmative, et non comme un destin abominable, le signe récurrent et perpétuel de la défaite.

Le traumatisme de la guerre de Kippour est-il surmonté ? C’est peut-être là une fausse question, à laquelle il est impossible de répondre avec netteté. Ce qui est déjà maitrisé dans l’âme collective, c’est l’étonnement douloureux qui a prévalu les douze ou quinze premiers mois après la tuerie d’octobre 1973. Mais je ne pense pas qu’on ait oublié le sens de ce choc, l’enseignement latent né de la surprise militaire et politique. L’effet du traumatisme est là, profond, au cœur de chacun. Je crois qu’il peut être bénéfique. Par-delà la nécessité brutale des faits, que signifie-t-il en effet ? Qu’Israël n’est pas une chose, mais une conscience humaine.

Kippour a su nous dévoiler de nouveau notre nature intime, notre mémoire, cette différence qualitative qui fait que nous ne sommes pas un état donné de la matière, un banal État de fait, une simple structure institutionnelle. Nous ne sommes pas un fait accompli, cela signifie que nous ne sommes pas finis mais à faire. Nous sommes en vérité un processus autogène doué d’une force de vie propre, inhérente à nous-même, comme le poète créant l’œuvre en voie de création. Comme la seule langue vivante est celle qui vibre au fond de ma gorge dès que j’ouvre la bouche pour parler, rire ou crier. Ainsi le seul état vivant est celui qui, aux puissantes et rassurantes structures solides de la mort, préfère l’élan précaire de la source, qui prend son point de départ dans un pur surgissement. Voilà ce que nous sommes, ce que nous devons rester : un mouvement en avant dans le temps qui nous porte, et dont les articulations concrètes s’engendrent à travers nous par la parole vive offerte entre nos lèvres. En un mot, nous sommes une œuvre. Semblables aux bikourim, aux premiers fruits, nous relançons inlassablement la création originelle de l’humanité. Je pressens que nul d’entre nous ne l’a jamais oublié dans son for intérieur, mais maintenant après le séisme de Kippour, l’anamnèse est tout à fait levée. Jacob n’est pas un héritage, il se distingue de l’objet possédé dans lequel on s’enlise, du bien ambivalent qui pétrifie un être en avoir, le maintient plongé dans la satisfaction béate comme dans un sépulcre de luxe, un domaine prospère aux frontières sûres et reconnues. Ce que nous a réappris Kippour, il est permis de l’appeler traumatisme. Mais qu’est-ce, sinon la révélation de la difficulté de rester un être vivant et parlant ? Et la certitude que, de toute manière, il n’y a pas pour nous d’autre chemin ?

Avant d’être quoi que ce soit d’achevé en ce monde, Israël se veut un fragile organisme humain, un groupe de compagnons ligués dans l’histoire en vue de faire peut-être advenir un monde nouveau, dans l’incertitude absolue. 

Ce n’est pas facile, et il n’existe pour nous nulle consolation : « Pas de fin pour Israël », dit le Midrash. On ne peut pas se reposer dans une demeure. D’abord il n’est pas de repos pour l’homme (sauf s’il fait, alternativement, l’ange et la bête — mais ceci n’est pas dans notre tradition). Ensuite sa demeure lui est toujours contestée. La souccah, cette cabane de branchages à ciel ouvert où pénètre la lumière des étoiles lointaines, est le seul foyer intime du peuple juif ; c’est aussi l’unique maison qui soit à la mesure d’un être créé, d’un homme précaire, obstiné, qui désire et qui meurt.

Toute honte bue, quelle est, à notre égard, la différence majeure de Comportement entre ce qui se situe par exemple, à l’est et à l’ouest du Rhin, sur les rives duquel j’ai grandi ? (Mais on pourrait aller bien plus loin, des deux côtés du fleuve-charnière de l’Europe…) A l’est on nous fait périr — c’est, de tout temps, un ramassis de brutes et d’assassins. A l’ouest, on nous laisse crever — oh ! la belle humanité civilisée, tolérante et magnanime. Cette pluie de bons deniers semés dans la rigole, c’est de l’argent trouvé ! Qui, pour les ramasser, ne se baisse fort bas, jusqu’à manger la poussière ? Trente barils de sang juif vil, contre un très-saint calice embaumant le pétrole, c’est l’affaire du siècle. Le silence est complice… Avant tout le profit, — au nom de la justice ! N’est-ce pas, nos beaux messieurs de Londres, de Paris, de Bruxelles, ou de Rome ? Au demeurant, vous ne vivez, vous n’œuvrez que pour la défense et l’illustration de l’esprit, le règne glorieux de la culture : vous êtes de la race de ceux qui chantent dans le supplice – j’entends : celui des autres. Mais nous n’entrerons pas dans votre jeu macabre. Nous tiendrons patiemment notre gouvernail dans la petite nacelle insubmersible du temps, et, malgré tout, nous nous en tirerons, nous aborderons à la terre ferme des hommes, dans ce monde qui vient… »

© Claude Vigée Par Daniella Pinkstein

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Ce lundi 25 novembre à 20h30, un hommage lui sera consacré à l’ECUJE. Un spectacle, à son image, hors du temps, et dans le présent – pour le don du dire et de l’être, – pour notre espoir dans « ce monde qui vient ».

William Mesguish lira ses textes et certains de ses grands poèmes, accompagné par le compositeur et contrebassiste Rémy Yulzari, – dialogue de la création, dialogue entre ciel et terre où s’entrelacent paroles, mélodies et prophéties. 

https://www.ecuje.fr/offre/hommage-a-claude-vigee-ecuje

Revue des Études du CRIF qui lui entièrement consacrée à Claude Vigée :

https://www.crif.org/fr/content/crif-etude-du-crif-n64-la-poesie-juive-en-dialogue


Notes

[1] Moïshe Kulbak, Lundi (traduit du yiddish), poète, romancier juif hors du commun, d’une beauté et d’une virtuosité exceptionnelles. Né en Biélorussie en 1896, il sera exécuté par la police stalinienne en 1937.

[2] Claude Vigée, Kippour de guerre à Jérusalem.

[3] Claude Vigée, Dans le silence d’Aleph.

[4] Ibid.

[5] Claude Vigée, Le Passage du Vivant.


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2 Comments

  1. Sublime Claude Vigee, ce texte est d’actualité aujourd’hui,ces guerres,ces gens qui meurent, Israël qui se relève après chaque épreuve.La poésie du bonheur et du malheur mêlés.Ma main tremble un peu.Claude Vigee nous manque.

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