LE BLOCAGE DE L’ENTRÉE PRINCIPALE DE L’UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE PAR DES ÉTUDIANTS PROPALESTINIENS LE 18 NOVEMBRE MET ENCORE UNE FOIS EN EXERGUE LA HAINE D’ISRAËL AU SEIN D’UNE PARTIE DE L’INTELLIGENTSIA OCCIDENTALE, ESTIME L’UNIVERSITAIRE, PROFESSEUR DE LITTÉRATURE COMPARÉE.
Lundi 18 novembre, l’accès à l’université Sorbonne Nouvelle était bloqué par une centaine d’étudiants aux cris de « Free Palestine », trop heureux de faire d’une pierre trois coups : sécher les cours, nuire un maximum et s’acheter une conscience morale. Quelque temps plus tôt, le 29 octobre, Sciences Po Strasbourg rendait publique sa décision de rompre son partenariat avec l’université Reichman de Herzliya, en Israël, au motif que cette université aurait tenu des propos « profondément bellicistes et dénués de toute perspective humaniste, pacifiste », en particulier en postant une vidéo affirmant : « We will win this war. » Quoi que l’on pense de la politique israélienne, qui sommes-nous pour reprocher à un pays, sauvagement envahi et menacé dans son existence même, de souhaiter gagner la guerre ? Et par quel tour de passe-passe rhétorique l’agressé se trouve-t-il taxé de bellicisme et l’agresseur promu héraut de la paix ? Cette décision s’inscrit dans le droit fil des manifestations propalestiniennes qui agitent les différents sites de Sciences Po depuis un an, allant de la dénonciation de « l’occupant sioniste» à l’apologie du terrorisme et de l’antisémitisme.
Avec 44 collègues – dont Pierre Manent, Philippe Raynaud et Dominique Schnapper -, nous avons signé une tribune dans Le Point pour dénoncer ce boycott. Nous l’avons dédiée à la mémoire d’Idan Shtivi, étudiant à l’université Reichman capturé par le Hamas le 7 octobre 2023 alors qu’il aidait deux personnes à fuir les terroristes, puis assassiné à l’âge de 28 ans, après un an de captivité. Mutatis mutandis, ce boycott est aussi aveugle que la décision prise par l’université de Milan de censurer l’étude de Dostoïevski après l’invasion russe de l’Ukraine. Pour avoir fréquenté un cercle libéral, Dostoïevski passa dix ans de sa vie dans un bagne sibérien, d’où il tira les Souvenirs de la maison des morts et l’inspiration de ses grands romans. Pour en revenir à Sciences Po Strasbourg, son directeur a exprimé sa désapprobation face à la décision du conseil d’administration et annoncé son intention de la faire annuler.
Comment expliquer qu’une partie importante de l’intelligentsia occidentale soutienne le terrorisme palestinien et l’antisémitisme djihadiste ? Comment la haine d’Israël en est-elle venue à constituer une condition sine qua non pour obtenir un brevet de vertu ? Dans son stimulant essai, Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse (Gallimard, octobre 2024), Eva Illouz montre comment, à force de raccourcis et de négationnisme, embrassés avec enthousiasme par une jeunesse et par une classe politique ignares (rappelons que Mathilde Panot ignore si Gaza est à l’est ou à l’ouest du Jourdain), Israël est devenu l’incarnation du mal absolu, cristallisant les crimes du racisme, du colonialisme, du capitalisme et même du réchauffement climatique. Eva Illouz pointe l’écrasante responsabilité de la « Théorie » (les théories de la déconstruction) dans cet amalgame.
Cette « Théorie » s’appuie en effet sur des « structures itinérantes », des concepts abstraits et manichéens plaqués sur l’ensemble de la réalité. Ces structures procurent à la fois un grand confort cognitif, puisqu’elles évitent de se confronter à la complexité du réel, et la certitude d’appartenir au camp du Bien. Par un comble d’abjection, certains sont allés jusqu’à applaudir le pogrom du Hamas : des partis politiques, à commencer par les Indigènes de la République et une partie de LFI, mais aussi des professeurs appartenant aux plus grandes universités américaines et, bien sûr, l’inénarrable Judith Butler, qui a mis en doute les viols de femmes israéliennes au nom de la solidarité avec le Hamas et le Hezbollah, ces « mouvements sociaux progressistes ».
La haine antijudaïque a des racines millénaires et de multiples causes. Les musulmans ont des raisons objectives de jalouser les juifs, puisqu’ils ne connaissent pas la même réussite sociale, pour des raisons en partie religieuses. Alors que les juifs observent la dina d’malkhuta dina, injonction de se plier aux lois du pays d’accueil, les musulmans ont au contraire l’obligation d’obéir à des mœurs de facto séparatistes qui obèrent leurs chances d’intégration. Le Coran interdit le prêt à intérêt, contrairement à l’Ancien Testament, laissant longtemps aux Juifs l’exclusivité des carrières financières. Quant à la science arabe, elle connut un âge d’or entre le IXe et le XIIIe siècle, avant que l’islam ne s’oppose à la pensée critique et à l’innovation, comme le rappelle la physicienne tunisienne Faouzia Charfi dans La Science voilée (Odile Jacob, 2013). A contrario, partout où les Juifs se sont installés, ils ont obtenu d’éclatants succès intellectuels. Ils ont remporté plus d’un tiers des prix Nobel.
Il faut pourtant aller plus loin. L’antisémitisme contemporain, surtout en Occident, n’est pas tant le rejeton de la jalousie des musulmans, remontant à la préférence d’Abraham pour Isaac plutôt que pour Ismaël (Genèse, 21), ni de l’ancienne rivalité entre l’Église et la Synagogue, mais bien de l’athéisme des Lumières. Voltaire n’a pas de sarcasmes assez cinglants envers le peuple juif, « le plus abominable de la terre », « peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine » (Dictionnaire philosophique, 1764).
Paradoxalement, le XVIIIe siècle vit à la fois l’émancipation des Juifs et l’apparition d’un nouvel antisémitisme, bien plus radical puisque l’on passa alors d’une « querelle d’héritiers », entre différentes confessions se réclamant de l’histoire sainte, à un « refus de l’héritage », comme l’explique le cardinal Lustiger dans Le Choix de Dieu (1987). En effet, Israël est le peuple choisi par Dieu pour manifester son alliance avec l’humanité, pour le salut de tous les hommes. L’athéisme ne peut supporter le Juif parce qu’il est « la figure de l’Absolu » dans la contingence de l’histoire, tandis que le Dieu coranique, retranché dans sa transcendance radicale, n’interpelle pas directement la liberté de chacun. Les Juifs sont le gage de l’élection divine, et ce mystère d’élection est une tache sur l’ordre rationaliste et techniciste du monde. Dans le subconscient de nos contemporains, Israël continue à poser la question de Dieu. Une question bien dérangeante, et peut-être le plus grand obstacle à leur confort cognitif et existentiel. La pierre angulaire est devenue un caillou dans la chaussure.
© Emmanuelle Hénin
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