« Murmuration ». L’interview de Philippe Choucroun, Aumônier des Armées, Par Daniella Pinkstein Pour Tribune Juive

Lyon le 13 novembre

Philippe Choucroun, vous êtes aumônier israélite des armées depuis douze ans. Votre expérience, votre savoir, votre engagement toutes ces années sont particulièrement inédites. Vous êtes rabbin, vous avez été formé à Jérusalem et au Séminaire israélite de France. A l’heure de tant d’incertitudes, de défis, d’inquiétudes, votre place n’est pas anodine. Vous avez en effet un regard singulier sur le monde, propre à vos fonctions, et une parole qui doit – je suppose – demander une grande exigence. 

Pardon cher Philippe Choucroun de commencer par votre propre parcours, mais devient-on aumônier par choix, par hasard, par vocation. Les trois ? Existe-t-il un parcours type ? Le vôtre l’est-il ?, ou est-ce le plus souvent des faits de circonstances ? 

Bonjour, je souhaiterai en premier lieu remercier votre journal qui offre cet espace d’échange afin de présenter une institution assez méconnue encore de la communauté juive, l’Aumônerie Israélite des Armées.

Permettez-moi tout d’abord d’expliquer la fonction de ce service qu’est l’aumônerie au sein des Armées françaises. L’armée, à l’instar des hôpitaux et des prisons, est considérée comme lieu d’enfermement dans lequel hommes et femmes engagés aux quatre coins du monde ne peuvent pas toujours circuler librement pour se rendre dans un lieu de culte, quand bien même il en existerait un dans les environs de leur base. C’est donc dans ce cadre que l’aumônier israélite, musulman, protestant ou catholique se doit d’organiser le culte et répondre de manière générale aux attentes spirituelles du personnel de la Défense.

Vous m’avez donc demandé s’il existait une vocation d’aumônier militaire?

Je constate après nombre d’années de service qu’il existe autant d’aumôniers que de parcours différents. La majorité d’entre nous, quelle que soit sa foi, a exercé différentes fonctions dans le civil avant son engagement, pour ma part c’était à Marseille, auprès de la jeunesse de la communauté.

Nous avons donc pour la plupart d’entre nous été amenés par le hasard de certaines rencontres, ou de connaissances personnelles, à postuler un jour à l’aumônerie militaire. Ceci étant, très vite, nous comprenons que le monde militaire a des spécificités bien précises, et qu’un bon rabbin ne fait pas forcément un bon aumônier ou vice-versa par ailleurs. Les attentes dans le monde civil et le monde militaire peuvent être à la fois très différentes et aussi identiques. Discipline, uniforme, OPEX, rigueur administrative, sens de la mission, conseil auprès du commandement, grades, formation militaire minimale requise…

Autant de notions que doit assimiler très rapidement la recrue pour se fondre dans son nouvel environnement.

A partir de là, je crois que l’on peut parler de naissance d’une vocation. Certains y trouveront un espace formidable pour vivre et faire vivre leur foi autrement que dans le monde civil, d’autres préfèreront retourner à leur vocation initiale, ou rester dans la réserve opérationnelle, ce qui leur permettra de garder un pied dans les deux mondes. 

Faut-il être rabbin pour le devenir ? 

Non absolument pas. Beaucoup d’aumôniers n’ont pas suivi une formation rabbinique au stricto sensu. Par ailleurs, la fonction a été ouverte au personnel féminin depuis plus de 15 ans maintenant, processus suivi dans toutes les aumôneries.

Cependant nous demandons à chacun et chacune un socle de connaissances afin de pouvoir représenter dignement le judaïsme.

Combien à ce jour existe-t-il d’aumôniers militaires israélites ? Et comment se subdivisent-ils ? 

L’aumônerie israélite des armées compte environ un peu plus d’une quinzaine d’actifs, et autant d’aumôniers de réserve, qui servent quelques jours par mois dans les Armées.

Notre aumônier en chef est le Grand rabbin Jonas à Paris, appuyé par trois aumôniers adjoints Marine, Air et Terre. Ensuite, il y a le commandement zonal, Nord-Est, Sud-Est, Sud, Sud-Ouest, où l’aumônier régional responsable de la zone, épaulé par d’autres aumôniers, visitent les entités militaires de sa région afin de remplir sa mission. Cela assure le maillage du territoire national, et une présence allant de l’Alsace-Lorraine aux Pyrénées, du Nord de la France aux côtes méditerranéennes, auprès de l’Armée de Terre, Air, Marine et aussi la Gendarmerie. 

La profession d’aumônier israélite des Armées semble relever de l’évidence, du fait en partie de sa longue tradition depuis la première guerre. Cependant si l’on y réfléchit de façon très prosaïque et au vu surtout du nombre restreint de militaires de confession juive, la fonction est certainement plus complexe qu’elle n’y paraît. Que revêt au juste cette fonction aujourd’hui ? A-t-elle drastiquement changé depuis la professionnalisation de l’armée ?

Vous avez une fine analyse. Effectivement, la fonction a complètement changé ces dernières décennies. Pour rappel, les aumôniers militaires ont répondu essentiellement dans la deuxième partie du XXe siècle aux besoins des appelés, des jeunes la plupart étudiants, qui servaient une année au sein des armées sur le territoire national.

A partir de la professionnalisation des armées au début des années 2000, le statut des aumôniers a aussi été modifié. On a souhaité que les aumôniers soient engagés auprès des hommes et femmes de la Défense, et puissent partir en mission avec eux.

Et l’armée française a connu nombres d’engagements depuis 20 ans ; Ex-Yougoslavie, Afghanistan, Mali, Centre-Afrique, sans compter des missions de coopération militaire aux EAU, Djibouti, Côte d’Ivoire.

Cela exigeait un engagement complet, et une formation militaire requise pour intégrer les nouvelles recrues des aumôneries.

Par ailleurs nous sommes les aumôniers de tous les militaires, pas seulement de nos « ouailles », nous nous devons de nous adresser à toutes et tous.

Nous sommes donc appelés à accompagner les soldats sur les théâtres d’opération, participer à la vie des régiments dans la mesure de nos compétences.

Nous publions un journal de l’aumônerie israélite, le « Comment tsava », qui traite entre autres de la diversité des missions dans lesquelles nous sommes engagés:  Le devoir mémoriel, les cérémonies de souvenir, les projections sur les théâtres d’opération, l’organisation de colloques autour de thématiques.

Cela s’ajoute évidemment à notre sacerdoce, à savoir répondre aux attentes du personnel de confession juive au sein des Armées. 

J’organise pour ma part par exemple régulièrement un voyage à Auschwitz en collaboration avec L’Amicale des Déportés de Lyon, ce voyage est ouvert au personnel militaire quel que soit son arme ou sa confession. 

Notre présence, notre discours, doivent être ouverts à tous, croyants comme non croyants; je vous ai dit précédemment que nous nous devions de faire vivre notre foi différemment que dans le monde civil, c’est exactement cela: Vous êtes l’aumônier israélite des Armées et non l’aumônier des israélites des Armées !  

Depuis la seconde guerre, jamais les équilibres géopolitiques ne semblent avoir été aussi instables. Le monde militaire est peut-être l’épicentre d’une bascule ou au contraire, l’espérance d’une stabilité. Quelle parole apporte un aumônier juif dans cet univers-là ?

Effectivement le monde dans lequel nous vivons semble de plus en plus agité, et nos sociétés par ailleurs n’y font pas exception. Nous sommes connectés H24, il n’y a pas une minute où nous ne recevons un message whatsapp, un tweet, un mail. Dans ces conditions, poser une réflexion, un regard différent sur la vie, l’engagement, devient à la fois plus difficile mais aussi plus pertinent. Nombre de personnes sont en questionnement, ellels n’attendent pas forcément une parole salvatrice de vous, mais déjà que vous preniez un temps pour les écouter, les comprendre sans les juger, les noter. L’aumônier est par ailleurs hors hiérarchie, il détient le même grade que son interlocuteur. Cela offre donc un espace d’échange dans le monde militaire, où nous nous débarrassons en quelque sorte de tout ce qui fait le poids de l’engagement, pour s’occuper de l’âme.

Nous sommes en quelque sorte les « soldats de la parole », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’aumônerie israélite des armées.

Quel est son rôle dans les lieux, pays dans lesquels la France intervient ? Auprès aussi des populations juives locales ?

Comme expliqué précédemment, notre première mission est d’assurer le culte là où nous nous rendons. Les situations diffèrent selon nos missions; Parfois nous nous rendons dans des pays où il existe une communauté juive organisée, parfois pas du tout. Nous essayons en général de prendre contact avec eux si cela est possible, et de leur rendre visite évidemment.

En outre-mer par exemple, l’aumônier militaire en mission a souvent aidé la communauté juive locale à organiser des prières notamment pour les fêtes; c’était le cas dernièrement en Nouvelle Calédonie.

Par curiosité, quelles sont les questions qui vous sont le plus souvent posées ? Celles aussi qui vous ont peut-être le plus étonné ?

Nous rencontrons généralement une sincère curiosité pour le judaïsme qui reste assez méconnu du grand public. Les questions ne manquent pas concernant notre pratique religieuse: la cacherout, pourquoi ces interdits alimentaires, est-il possible dans le judaïsme de se convertir?   

Ou alors des questions touchant directement la foi: Reconnait-on dans le judaïsme tel ou tel prophète ? croit-on au Messie ? etc… Pour ce qui concerne la question la plus étonnante, je vous raconterai une anecdote assez cocasse:  

C’était lors d’une de mes missions en Afrique, et un militaire m’avait demandé dès sa première question si j’étais au courant ou pas en tant que rabbin de la conversion au judaïsme du fils du président de la République. Cela se passait peu de temps après la parution d’un article polémique dans un journal qui traitait de ce sujet. Comme vous l’imaginez, cela m’avait déstabilisé, mais ma réponse fut tout aussi déroutante. Je lui demandai avec un large sourire, pour détendre l’atmosphère, si son inquiétude tenait du fait qu’il y ait un juif de plus dans le monde ou un non juif de moins. Je vous rassure tout de suite : cette personne a pris avec beaucoup de légèreté et de finesse ma réponse. L’humour, la bienveillance, désamorcent bien des incompris. On peut parfois me poser une question surprenante, voire dans les limites du politiquement correct, mais avec un sourire et un peu de finesse, vous constaterez que très souvent il n’y a absolument aucune mauvaise intention derrière ces paroles.

Existe-il un corps de l’armée, air, terre, espace, mer ou gendarmerie, plus enclin aux a priori, à une forme ou une autre d’antisémitisme ? Un Dreyfus serait-il encore possible aujourd’hui ?

Je vous répondrais en toute sincérité que les Armées sont bien moins touchées par certains fléaux qui sévissent dans la société. Les soldats intègrent très vite la notion d’esprit de corps, de faire UN quelques soient les origines, les croyances, les ethnies. C’est le socle incontournable de toutes les Armées.

Cela peut-il dire qu’il ne se passe jamais rien au sein des Armées ? Non.  À l’instar de la société dans laquelle nous vivons, certains maux peuvent y pénétrer comme c’est le cas parfois aussi dans d’autres ministères. Mais au niveau du commandement, et par le biais de services dédiés à ce contrôle, on ne laisse rien passer sur l’antisémitisme, le racisme, les violences faites aux femmes ou autres formes de discrimination.

Concernant l’affaire du Colonel Dreyfus, -(Dreyfus termina sa carrière avec un grade de Colonel)-, nous savons à quel point cela a pu par le passé traumatiser la communauté juive française ; mais comme après d’autres faits marquants, la société entière a su évoluer dans le bon sens ; penser pouvoir comparer la société française actuelle à celle de la fin du XIXe siècle dernier ne me parait pas très pertinent à mon sens, même si l’antisémitisme semble resurgir sous d’autres formes de nos jours. 

Je vous rappellerai aussi que depuis une décennie environ et ce dans le cadre de la mission sentinelle, nombre de nos soldats se sont tenus, et se tiennent encore aujourd’hui, devant les lieux de culte et notamment les synagogues et les écoles juives pour y assurer la sécurité des fidèles. Ne l’oublions pas, la notion de gratitude, hakarat hatov en hébreu, est une qualité fondamentale du judaïsme !

J’ajouterai enfin, que dans une société en proie selon nombre d’observateurs à la fragmentation et au communautarisme, les Armées restent un exemple d’intégration et de « vivre ensemble » exceptionnel où tous les segments de la société française se côtoient, portés par le sens du devoir, de la mission et de la fidélité à la patrie. Je pense pour ma part que cette réussite des Armées françaises est très enviée aujourd’hui par nombre d’Institutions. Il serait par ailleurs intéressant que vous demandiez un jour à des personnes plus expertes quel est le secret de cette réussite des Armées alors que la société civile peine aujourd’hui à intégrer.

Certainement que la discipline, l’ordre, l’uniforme, l’expression de valeurs fortes, le sens de la mission contribuent selon mon modeste avis à cette réussite mais cela mériterait une vraie réflexion.  

La condition naturelle de l’homme, c’est le meurtre. Dès que deux hommes, Cain et Abel, sont nés, l’un a tué l’autre. Pour que l’homme renonce à tuer l’homme, Claude Riveline disait qu’il fallait une intervention transcendante, une Loi inaccessible à la raison, Loi qui ne s’applique que si l’on combat en son nom. Faute d’un tel combat, l’histoire du monde s’achève dans un carnage généralisé. Dans l’histoire juive, on ne voit pas que le peuple juif ait été sanguinaire. Son éthique, ni pieuse ni proprement uniquement morale, fait la guerre à la guerre, selon une conception du monde. Existe-t-il, si ce n’est en ombre, une possible perception d’une telle éthique dans le milieu militaire ?

Votre question soulève plusieurs points de réflexion ; Vous citez Claude Riveline qui fut mon mentor lors de mon passage au Séminaire Israélite de France. La question de la Guerre est assez complexe dans le judaïsme, je dirais même qu’elle peut, par certains aspects, nous dérouter. L’incarnation de cette complexité se trouve dans le personnage du Roi David. Dieu lui refuse le droit de construire le premier temple de Jérusalem pour cause que ce dernier a versé beaucoup de sang lors des très nombreuses batailles qu’il a livrées. Ce sera donc son fils Salomon, Shlomo Hamel kH, qui sera investi de cette mission sacrée.  

Pour autant les guerres du roi David ont été agrées par D.ieu lui-même; « Je t’ai assisté dans toutes voies, j’ai détruit devant toi tous tes ennemis » (Samuel II, chap 7). La guerre avait été déjà ordonnée par Moïse lui-même contre les peuples de Moab ou les Emoréens. 

Nous retrouvons encore cette ambiguïté dans l’interdiction d’user du fer pour tailler les pierres d’un autel du Temple car ce métal servait à fabriquer des armes et donc faire couler le sang.

Nous pourrions donc percevoir une idée motrice dans ces diverses sources: La guerre, les armes ne peuvent disparaître dans un monde imparfait, où l’humanité n’a pas encore réparé ses instincts les plus violents. Nous prônons « Tu ne tueras point » dans les 10 paroles du mont Sinaï mais nous avons l’obligation selon la Torah d’établir des tribunaux pour sanctionner les meurtriers et les criminels en tout genre. Le judaïsme ne nous projette ni dans un pacifisme absolu, ni dans des voies guerrières.

Il nous invite à nous confronter au monde tel qu’il est, mais en laissant un espace pour nous enseigner à quoi cette humanité devrait ressembler. Le Temple était le cœur de la Nation, mais aussi du monde. Il représentait l’idéal auquel les hommes se devaient d’aspirer, à savoir un monde pacifié, ce monde prophétisé par Isaïe où l’agneau cohabitera avec le loup et les armes disparaîtront.  Mais cette aspiration ne pouvait se soustraire aux réalités. Jules César déclarait: « Celui qui veut la paix se prépare à la Guerre », peut-être que sa devise reflétait déjà une certaine forme de realpolitik, mais le judaïsme s’élève au-dessus de ces considérations, la Torah doit transcender la nature humaine. 

En conclusion, oui les Armées se doivent de répondre aux dangers qui guettent la Nation, et se préparer à toutes les éventualités. Mais cela n’empêche en rien les aumôniers militaires de porter une réflexion sur leur aspiration à un monde meilleur, d’amener une parole de transcendance à des hommes et des femmes qui portent sur eux le poids de la violence de ce monde afin de permettre à nos sociétés de garder leur innocence.

Vous avez écrit un très beau texte sur la confrontation d’Esaü et de Jacob. A ce propos, on peut aussi ajouter que, précédant la lutte avec l’ange, Esaü se présente avec 400 hommes, une vraie armée ! Pourtant, il décide de s’avancer seul face à son frère. Cette confrontation – l’un devant l’autre, celle de Jacob sur le point de devenir Israël, et celle d’Esaü privé de rempart d’hommes, est-elle l’espoir, selon vous, que la condition naturelle de l’homme peut aussi devenir le Salut, au sens aussi littéral que métaphysique ? 

Cette rencontre entre Jacob et Esaü ne cesse de nous questionner. Voilà Esaü qui rêve depuis des années de se venger de son cadet Jacob, car ce dernier lui a pris ce qu’il estimait être « ses » bénédictions, qui a enfin l’opportunité de passer à l’acte ! Cependant, tel un miracle inexplicable, Esaü va enlacer Jacob dans un moment de miséricorde que les commentaires de la Torah ne manquent pas d’expliquer.

Cette dualité entre frères revient sur plusieurs générations:

Caïn et Abel que vous avez évoqués dans votre question précédente, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, enfin Moïse et Aharon qui semblent arriver à la plénitude, le shalom.

Rabbi Hayim Vittal, l’élève de Rav Ystshak Louria, dit le Ari zal, maître et diffuseur de la Kabbale au XVIe siècle, nous explique dans son œuvre, le Chaar Haguilgoulim, qu’une même épreuve se présentait à chaque génération aux frères:

Le cadet était l’élu par D.ieu pour la noblesse de ses actes, mais de par sa naissance, il n’avait pas hérité de la Be’hora, le droit d’ainesse qui était associé alors à la prêtrise.

Cette situation découlait de la faute d’Adam, qui causa le mélange du bien et du mal.

Caïn est l’ainé, mais c’est le sacrifice d’Abel qui est agréé. Jacob est appelé à devenir Israël, mais c’est Esaü l’aîné. De ces situations, vont naitre de la haine, le meurtre, la jalousie. Même entre Joseph et ses frères, le dialogue semblait impossible comme il est écrit dans la Torah.

Seulement avec Moïse et Aharon, l’histoire se rectifie car les deux frères se réjouissent pleinement de la part reçue par l’autre: Moïse se voit nommer chef d’Israël et Aharon Grand prêtre, Cohen Gadol. Ce n’est pas un hasard si D.ieu les choisit pour annoncer la Délivrance d’Egypte !

En d’autres termes, l’histoire du monde voit l’humanité se déchirer, des frères s’entretuent car ils désirent s’approprier plus que ce D.ieu a choisi de leur donner.

Ces idées d’injustice ou de convoitise peuvent tourner à l’obsession, et l’obsession vous conduire à commettre des fautes morales graves.

Elle entraine enfin l’homme à oublier que l’autre est non seulement son frère, mais qui plus est, il a le devoir d’être le Gardien de son âme, pour reprendre l’expression de la Genèse ! 

Cette situation de paix entre les hommes que vous évoquez dans votre question, est symbolisée par la prophétie d’Isaïe, qui évoque cette ère tant espérée; ce sont les temps messianiques qui verront les nations vivre enfin ensemble, sans que cela ne soit le fruit d’un rapport de force ou le jeu d’une dissuasion.

Avec l’expérience désormais qui est la vôtre au sein de forces françaises qui représentent tout à la fois la Nation, son aura, sa pérennité, mais aussi sa perception et sa condition face aux autres nations, comprenez-vous que tant de guerre de libération nationales aient été saluées comme des guerres justes mais que les guerres nationales juives soient toujours soupçonnées d’être entachées par l’injustice ?

Permettez-moi tout d’abord de revenir sur votre le début de votre affirmation, vous affirmez que les guerres de libération nationales sont perçues comme justes.

Je pense que si nous analysons les temps modernes, la seconde guerre mondiale a pu revêtir un habit de justice et de moralité, car elle opposait deux systèmes de valeurs diamétralement opposés : d’un côté l’Axe du mal mené par l’Allemagne nazie, et de l’autre les Alliés qui défendaient une idée de la liberté et de l’homme. Je n’affirme pas que les autres conflits ne reposaient pas sur des motifs de justice, ou que tous les pays alliés étaient des modèles de moralité, mais cette guerre a vu une lutte contre des pays qui avaient choisi le Mal comme système de valeurs, ce qui est à ma connaissance un cas unique dans l’histoire moderne, et cela dépassait le cadre d’une dispute territoriale.

Pour revenir à votre question, chaque guerre a ses causes et ses justifications. Elles impliquent des récits très différents selon le camp auquel vous appartenez ou vous vous identifiez. C’est pour cela aussi que ma vocation d’aumônier, de rabbin, m’invite à poser un autre regard sur les évènements de ce monde. Je ne vous répondrai donc pas directement sur la question politique, ce qui me ferait déroger à mon devoir de réserve.

Par contre, je soulève un point très intéressant qui interpelle le rabbin :

Vous évoquez une guerre nationale juive. Cette association de mots n’est absolument pas anodine ou évidente ! Le judaïsme a été perçu pendant 2000 ans comme une religion, une spiritualité liant l’homme au sacré, au même titre que la chrétienté ou l’islam.

Le peuple juif a lui-même accepté en partie une idée d’assimilation dans nombres de pays où il résidait; vous connaissez cette fameuse phrase de Clermont Tonnerre qui lors d’une discussion sur le statut des juifs pendant la Révolution française déclarait: « Il faut tout refuser aux juifs en tant que Nation et tout leur accorder en tant qu’individus ».

C’est lors du procès du Capitaine Dreyfus que Théodore Herzl, alors journaliste, pensa à la solution d’un foyer juif national pour régler la question de l’antisémitisme.

Ironie du destin donc, c’est la France qui avait conceptualisé l’idée de débarrasser le judaïsme de sa dimension nationale un siècle plus tôt, qui fut malgré elle au centre de la résurrection d’un foyer national juif. 

Au-delà de ce clin d’œil de l’histoire, le Judaïsme a connu une profonde mutation ces deux derniers siècles. Les communautés d’orient et d’Europe de l’Est ont quasiment disparu.

La France a vu sa population juive augmenter de par l’afflux des juifs d’Afrique du Nord, je n’évoque même pas la shoah, ni la création d’un état juif. Il va de soi que tous ces bouleversements ont eu un impact considérable sur notre perception du judaïsme, croyants ou non croyants. Et cela a aussi évidemment questionné les maîtres du judaïsme à travers le monde dans leur approche traditionnelle des textes.

 Je vous répondrai en conclusion avec d’autres questions.

Le judaïsme n’est-il qu’une religion ? Et est-ce qu’un état nation peut se conjuguer dans le monde moderne avec l’éthique d’une religion, le judaïsme en l’occurrence ?

Le peuple juif en proie au mal de l’antisémitisme n’est-il lui-même pas tiraillé dans son identité entre une envie d’assimilation dans les pays où il réside et l’aventure d’une épopée nationale ?

Il faudrait une vaste réflexion pour répondre à cela, je refuserai pour ma part une approche superficielle faite de slogans et de certitudes bon marché.

Si vous deviez, dans la mesure de ce qu’il vous est possible de décrire, nous parler de l’expérience qui vous a le plus marqué ? Quelle serait-elle ? Auriez-vous aujourd’hui, avec le recul, la même attitude, la même parole ? 

Il m’est très sincèrement difficile d’extraire un seul souvenir parmi tant de moments forts, j’ai pu faire des rencontres extraordinaires avec des gens qui vivent un engagement demandant un surpassement physique et moral de chaque instant, mais je souhaiterai peut-être partager avec vous deux expériences particulières que j’ai pu connaître.

Mon premier souvenir concerne ma mission en Côte d’Ivoire, me voilà accompagnant des soldats du Ie RI de Sarrebourg près de la frontière avec le Ghana. Nous arrivons dans un village perdu au milieu de plantations de palmiers à perte de vue. A peine descendu de la Jeep, les enfants du village s’attroupèrent autour de moi, certains voulaient me toucher physiquement comme s’ils voyait pour la première fois un être venu d’ailleurs.

Mais tous souriaient, et parfois riaient avec innocence. En parlant par la suite avec les anciens du village, ils m’expliquèrent que les enfants avaient vu le film « Rabbi Jacob » à la télévision, et qu’ils entendaient souvent dans les prêches du chef parler des Hébreux, cela expliquait leur étonnement de voir débarquer dans leur village isolé un aumônier israélite, chose impensable pour eux. Je ne pensais réellement pas, lors de mon engagement, vivre un tel moment.

Le deuxième souvenir concerne une intervention que nous avions faite, les aumôniers militaires, dans un lycée de l’Est de la France où je servais à l’époque, et ce dans le cadre d’un partenariat entre le ministère de la Défense et le Ministère de l’Education nationale.

C’était un lycée classé en zone prioritaire, et nous étions les quatre aumôniers des quatre cultes en face de lycéens dans une période assez tendue, en pleine vague d’attentats en France. Nous expliquions aux élèves le modèle de la laïcité au sein des Armées, et l’espace laissé aux religions et à la pratique du culte. Je dois vous avouer que certains élèves ne nous avaient pas épargnés dans leurs questions, et je précise que tous les aumôniers eurent droit à des « missiles » bien dirigés, mais je me souviens particulièrement d’une élève qui m’avait interpellé alors sur le fait qu’elle voyait à travers la communauté juive un coupable bien désigné responsable de nombre de maux de ce monde.

La salle s’était tue, car au-delà du poids de l’accusation, le choix des mots frôlait l’indécence. J’aurais pu refuser l’échange, et me retrancher derrière une indignation. Par ailleurs, un professeur intervint en me faisant signe de ne pas réagir.

J’aurais pu aussi faire un long exposé pour lui démontrer le non-sens de ses propos. Mais je décidai alors de lui répondre avec une autre question, simple:

Est-ce qu’elle accepterait d’être amie avec une personne de confession juive ?

Est-ce qu’elle concevait demain de travailler avec une personne qui ne partagerait en rien ses opinions ?

Devant son silence, je lui expliquai alors que je ne chercherais pas à la convaincre et lui faire changer d’opinion. Mais si par contre, elle prenait conscience que ses convictions l’avaient amené à ne plus voir en l’autre une once d’humanité, elle se devait alors de comprendre qu’elle s’engageait sur un chemin de vie sans issue. J’expliquai par la suite aux élèves présents, -et les aumôniers présents m’appuyèrent en ce sens-, que notre engagement dans les Armées symbolisait justement le surpassement de ces a priori, ces stéréotypes dont nous pouvons tous être victimes.  Retrouver tous les matins un rabbin, un pasteur, un prêtre, un imam dans les mêmes bureaux, avouez que c’est peu commun !

Pour la petite histoire, cette élève est venue s’excuser après notre intervention et nous avons pu échanger en toute sérénité.

De manière générale, je préfère le dialogue et l’explication plutôt que l’indignation et le retranchement. Je n’ai pas la prétention d’être toujours à la hauteur de la situation, et qui par ailleurs, peut se targuer d’une telle performance ?! Comme l’enseignait un maître du Moussar, école de l’éthique juive, Tant qu’il y a de la lumière nous pouvons réparer !

Le dialogue, la rencontre, construire des ponts demandent bien plus de courage et d’efforts que le retranchement et l’exclusion.

Puis-je me permettre, en dernier lieu, de vous demander si votre immersion dans l’univers de la guerre a changé, si ce n’est sensiblement, votre judaïsme ? Votre perception de certaines de nos Lois, nos traditions, une façon d’être juif ?

Votre dernière question me fait sourire, car je dois vous avouer que je me suis posé cette question en mon for intérieur depuis quelques temps. Certainement oui, les expériences humaines que nous traversons nous amènent à porter un nouveau regard sur les textes, à vivre notre foi différemment. Cela n’implique pas « un nouveau judaïsme » au sens théologique du terme évidemment, mais plutôt un questionnement différend sur le message de notre foi.

Je dirai que le verset « Vethiyou Or Lagoyim » (Isaïe chap 49), « Vous serez un phare, une lumière pour les Nations », prend toute sa dimension à travers l’aumônerie militaire.

Vous ne vous souciez plus uniquement que de vos ouailles comme cela peut être le cas dans une synagogue, une église, une mosquée. Vous êtes au service et à la disposition de tous, sans pour autant tendre vers un prosélytisme qui n’est en rien par ailleurs un objectif du judaïsme. Cela exige une réflexion, une sagesse, une étude, vous devez aller au-delà de certains à priori, dépasser vos certitudes. 

Et puis, certaines rencontres sont tellement fortes, tellement marquantes, que vous ne pouvez rester insensible aux récits de ces soldats qui se sont confrontés aux affres et à la violence des combats, certains d’entre eux gardant sur leur corps les traces de cette souffrance.

A défaut de réponses magiques qui soigneraient tous les maux, nous pouvons modestement offrir une écoute, un moment d’apaisement pour l’âme, une parole de paix pour la conscience. Vous connaissez certainement cette phrase de nos maîtres : « Un brin de lumière repousse beaucoup d’obscurité ». Alors si j’ai pu apporter un peu de lumière aux personnes que j’ai eu le privilège de connaître et croiser à travers mon engagement, ce serait pour moi la plus belle des récompenses.

Entretien mené par Daniella Pinkstein

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