Alain Chouffan nous dit que seuls peuvent comprendre le texte d’Emile Brami ceux qui ont eu la chance de vivre à Tunis avant 1967. Pour les autres, il a mis des notes en fin de page comme dans le Lagarde et Michard (les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître)
Tunis, ma ville.
Le parc du Belvédère, l’avenue Jules Ferry,
Notre lycée Carnot, le Café de Paris,
La rue Tourbet-el-Bey [1 ] avec ses cénotaphes,
Le vieux chameau fourbu du café le Saf-Saf [2],
Le palais Khaznadar au quartier Halfaouine,
Les couchers de soleil devant le Boukornine [3],
Les mendiants en haillons psalmodiant leurs souffrances,
La médina s’ouvrant à la porte de France,
Les venelles entourant la mosquée Zitouna,
Les tailleurs accroupis brodant des djellabas,
Le souk des ferblantiers et celui des épices
Embaumant le safran, le cumin et l’anis.
Tunis ô ma complice, ô ma ville ô Tunis.
Au soir de Yom Kippour, la grande synagogue,
Les rabbins enroués chantant le décalogue.
Aussitôt qu’on sortait la Thora de son arche,
Les pères bénissaient leurs enfants sur les marches.
Quand sonnait le chofar, le jeune s’arrêtait,
On se précipitait, chez soi ou au café,
Pour respirer des coings parfumés de cannelle,
Manger du bouscoutou [4], des cornes de gazelle.
C’était bien le seul jour où nous nous embrassions,
Puis on se promettait : « L’année prochaine à Sion ! »
On disait : « Cinq sur toi [5] ! », « Que tout te réussisse ! »,
On priait : « Qu’à jamais la vie nous réunisse ».
Tunis ô ma complice, ô ma ville ô Tunis.
Le Misanthrope au Théâtre Municipal.
Les affiches aux portraits de Claudia Cardinale.
La queue qui s’étirait devant le Palmarium [6]
Quand on y projetait le tout dernier péplum.
Les autres cinémas, l’ABC ou le Globe,
Des salles de quartier que dédaignaient les snobs,
Et dans sa galerie, trônant, le Colisée [7].
Sous son grand toit ouvrant, déjà alcoolisés,
Les fumeurs de chicha tout suants sous leur fez,
A l’entracte s’offraient une glace a la fraise.
Les mélos égyptiens qu’il fallait qu’on subisse,
Les films de Fernandel et de Jerry Lewis
Tunis ô ma complice, ô ma ville ô Tunis.
Les tranches de poutargue, le demi de boukha,
Et vingt amuse-gueules pour faire une kémia.
Au menu des bouis-bouis du port de la Goulette,
Le complet-œuf-poisson et le couscous boulettes.
Les bricks, la mloukhia, les tagines d’akoud
Qu’on mangeait au comptoir assis au coude à coude,
Les carottes au carvi, le droh, les banatages [8],
Les méchouis que Lalou [9] vendait près du « Passage »,
Le sabayon glacé dégusté « Chez Bébert »,
Aller chez « Paparone » [10] acheter des éclairs.
Au repas du shabbat les mères qui gémissent :
« Reprends de la tfina [11], tu as maigri mon fils ».
Tunis ô ma complice, ô ma ville ô Tunis.
Ma mémoire emballée dans le désordre évoque :
Les illustrés criards, Pipo ou Bleck le roc,
Avenue Bourguiba, le manège à chevaux,
Les chants de Saliha, ceux de Raoul Journo [12].
Les photos noir et blanc du boxeur Young Perez [13].
La quatre-chevaux bleue de monsieur Enriquez.
Le musée du Bardo, le carrosse du Bey,
Le tram brinquebalant et les taxis BB [14],
Le très vieux train en bois qui emmenait aux plages
Salambo, La Marsa, Hammam-Lif et Carthage.
Le parfum du jasmin et les volubilis.
En finit on jamais avec le temps jadis ?
Tunis ô ma complice ô ma ville ô Tunis
Tunis, mon beau Tunis, ma ville et mon supplice.
Emile Brami. Texte annoté par Alain Chouffan
Notes
1- Le Tourbet-el-Bey est la nécropole des beys de Tunis.
2- Le Saf-Saf est un célèbre café de la Marsa où l’on peut écouter de la musique orientale, mais dont l’attraction principale est un chameau (en réalité un dromadaire) qui, les yeux bandés pour lui éviter le vertige, puise de l’eau dans un bassin en faisant tourner inlassablement une noria.
3- Le Boukornine est le mont qui domine Tunis, en dialecte tunisien son nom signifie « celui qui a deux cornes » car il possède deux sommets.
4- Le bouscoutou ou biscoto est une génoise italienne très légère.
5- Le cinq, que symbolise la main de fatma, est un chiffre porte-bonheur qui protège contre le mauvais œil, tout comme le poisson, le contre sort le plus puissant était : « Cinq poissons sur toi ».
6- Le Palmarium était alors le plus grand et le plus luxueux cinéma d’Afrique. Je me souviens d’y avoir vu « Les Vikings » assis au premier rang tant la salle était comble. L’écran était si large que je ne pouvais en voir les deux côtés à la fois, si bien que je fus obligé pendant toute la projection de tourner la tête de gauche à droite puis de droite à gauche, comme si j’assistais à un match de tennis.
7- Le Colisée, qui existe toujours, se situe au milieu d’une galerie marchande. C’est la seule salle de Tunis à posséder un toit ouvrant. Les soirs d’été sans lune, on pouvait voir le film tout en contemplant les étoiles.
8- Il s’agit là de plats typiques de la cuisine juive tunisienne. La mloukhia est composée à partir de feuilles de corette, une sorte d’épinard ; l’akouk est un tajine épicé de tripes ; le droh une bouillie de sorgho sucrée que l’on mange au petit déjeuner ; les banatages des boulettes de pomme de terre farcies de viande.
9- Lalou était une gargote spécialisée dans les grillades, elle se trouvait près du Passage à l’angle des avenues de Londres et de Paris. Le samedi à midi, le Passage était le lieu de rendez-vous de la jeunesse tunisoise.
10- « Chez Bébert » était le meilleur glacier de Tunis et la pâtisserie de François Paparone avait la réputation de confectionner les plus délicieux éclairs au chocolat de tout le Maghreb.
11- La tfina est le plat traditionnel de déjeuner du Shabbat, il s’agit d’un couscous à la viande avec une sauce aux épinards et des haricots blancs.
12- Saliha (1914-1958) était la plus célèbre des chanteuses tunisiennes, aussi connue et commémorée que Piaf en France. Raoul Journo (1911-2011) chanteur, compositeur, joueur de luth juif, ses compositions sont encore reprises de nos jours en France ou en Israël.
13- Victor « Young » Pérez (1911-1943), enfant pauvre naît dans la Hara, le ghetto de Tunis, de-venu en 1931, à 20 ans, le plus jeune champion du monde de tous les temps, il fut le héros des juifs tunisiens. Déporté à Auschwitz, il fut abattu en janvier 1945 pendant les marches de la mort qui suivirent l’évacuation du camp. Un film et plusieurs livres lui ont été consacrés.
14- Les taxis BB étaient des 4cv bicolores, rouges et blanches comme le drapeau tunisien. BB parce que les 4cv étaient considérées comme de tout petits véhicules des bébés voitures.
Merci à l’auteur pour ce très bel article qui me fait me remémorer tous les souvenirs heureux que me racontaient ma grand-mère, mes oncles, ma maman. Ma famille maternelle a migré sur plusieurs générations de l’île de Favignana (Sicile) dès 1897 vers la Tunisie. Tous les endroits cités, j’en ai entendu parler. Des petites anecdotes, l’élection de la plus belle italienne de Tunis « Claudia Cardinale », la coqueluche de l’époque Dario Moreno avec sa cadillac rose qui est venu chanté à Tunis, toutes les jeunes filles de l’époque en étaient folles.C’était l’époque où les communautés musulmanes, juives, catholiques se cotoyaient et se respectaient. Après l’indépendance, et l’arrivée en France dans les années 1960, avec le déchirement et la tristesse de quitter ce pays, le mal du pays est toujours resté fort pour eux. Je suis retournée personnellement en 1997 pour découvrir le pays de mes ancêtres, tous ces endroits, notamment la cathédrale de Tunis où ma grand-mère s’est mariée. Comme héritage il me reste des recettes de cuisine,des photos et tous ces récits que je garde en mémoire. Hélàs la Tunisie a bien changé maintenant.
BONJOUR
JE suis né à Tunis en 1948 ,j’ai quitté ce pays en 1964.
j’ai comme souvenir que le cinéma PALMARIUM avait aussi un TOIT OUVRANT COULISSANT.
bravo à FELIX BRAMI POUR CE BEAU TEXTE. IL a réussi à me faire couler quelques larmes ! ! !
AM ISRAEL HAÏ
NANOU DE LA hafsia
J’ai connu et reconnu tout cela; de 1946 à 1964. Merci!
Une question si quelqu’un se souvient: il y avait un magasin Baranes; une boulangerie ??
J’ai connu tout ça, bravo !
L’explication de la tfina : il y avait plusieurs sortes de tfina, celle de blé avec de la viande et celle de la pkaila qu’on pouvait manger avec la graine de couscous qui restait du vendredi soir.