Si, depuis le 13 novembre 2015, des moyens matériels ont été déployés pour lutter contre la menace islamiste grandissante, notre armature idéologique demeure insuffisante pour empêcher de nouveaux drames, déplore Victor Rouart, rescapé de l’assaut du Bataclan.
Madeleine Duffez – Il y a neuf ans jour pour jour, une attaque de commandos djihadistes à Paris et Saint-Denis endeuillait la France, faisant plus de 130 morts. Vous étiez vous-même au Bataclan ce soir-là…
Victor ROUART. – Chaque année, l’émotion revient à l’évocation de cet évènement et la douleur qu’il a engendrée, qu’elle soit physique, mentale ou morale. D’autant plus que cette année, il a continué de détruire des vies. Je pense notamment à Fred Dewilde qui s’est donné la mort, tant la douleur psychique lui était devenue insurmontable. Il était très sympathique, il avait essayé de m’aider quand on a vécu l’horreur dans la salle de concert. Sans le connaître réellement, j’avais un lien particulier avec lui. J’ai évidemment une pensée pour toutes les familles victimes du terrorisme. Neuf ans après, les conséquences de ce drame demeurent. D’un point de vue personnel, ces deux dernières années ont été très difficiles.
Depuis, de nombreuses villes françaises ont été frappées par des attentats islamistes : Magnanville, Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray, Trèbes, Strasbourg, Conflans-Sainte-Honorine, Arras…. A-t-on pris la mesure de cette menace en France ?
Globalement, les moyens humains, juridiques et sécuritaires déployés ces dernières années laissent à première vue penser à une prise de conscience. Mais à mon sens, ils sont insuffisants dans la mesure où nous n’avons pas pris la mesure idéologique, politique et morale du phénomène islamiste. Vous l’avez dit, des évènements se sont reproduits, à travers ce que Gilles Kepel nomme le «djihadisme d’atmosphère», avec des radicalisés solitaires qui commettent des attentats en dehors de toute organisation terroriste. Le procès de l’assassinat de Samuel Paty qui a lieu en ce moment atteste bien d’un manque de lucidité devant l’expansion de l’islamisme qui s’implante largement sur notre sol.
Manifestement, nous faisons mine d’ignorer que les terroristes qui ont sévi en France étaient parfois connus des services de police ou n’auraient tout simplement pas dû être présents sur le territoire français. Comment ne pas être en colère, lorsqu’on sait que chacun de ces drames aurait pu être évité ? Car même au plus haut niveau de l’État, la prise de conscience ne semble pas avoir eu lieu. J’en veux pour preuve les récentes déclarations du président de la République au Maroc, lorsqu’il a vanté la colonisation d’Al Andalus. Ce marqueur historique et symbolique très fort employé innocemment semble occulter le fait que cette colonisation était tout sauf un havre de paix, contrairement à ce que certains intellectuels de gauche aiment à répéter. Ce mythe renvoie à une période de soumission de peuples non musulmans à un islamisme qui les a infériorisés dans leur vie quotidienne. Son propos était au moins maladroit, et en dit long sur ce qui s’apparente à une soumission idéologique.
N’a-t-on pas été aveuglé par le slogan “Vous n’aurez pas ma haine” ?
Si, tout à fait et je m’inscris contre cette idée bien que je la respecte. Malheureusement, nous – les Occidentaux – avons été tellement culpabilisés par un antiracisme dévoyé que nous n’osons pas attaquer le phénomène par peur d’être taxé de raciste. Or, l’islamisme, et notamment les Frères musulmans, se sert de cette culpabilité occidentale pour investir toutes les sphères de la société et se développer sur le territoire européen. En Turquie, Erdogan ne manque pas une occasion de culpabiliser les Occidentaux en faisant référence à la Seconde guerre mondiale, par des anachronismes erronés. J’ai constaté personnellement cette culpabilité après l’attentat du 13 novembre, qui a donné lieu à des réactions sidérantes. Quand il s’agissait de revenir sur l’évènement, beaucoup de gens ayant pourtant vécu la même chose que moi n’avaient pas de mots assez forts à l’égard de certains qu’ils assimilaient à «l’extrême droite», pour voir osé parler de l’immigration. Et cela engendrait des réactions parfois beaucoup plus vives que les agissements des terroristes eux-mêmes. Pourtant, ce sont bien eux les fascistes d’aujourd’hui puisque leur idéologie est totalitaire.
Lors du procès en 2022, vous disiez ne pas attendre “grand-chose de la décision “. Avez-vous trouvé des réponses ? Un procès peut-il vraiment faire œuvre de réparation ?
Évidemment, le minimum que l’on puisse attendre en tant que victime est la perpétuité réelle. Elle a été prononcée pour Salah Abdeslam, et des peines assez fortes ont été appliquées pour les autres complices directs ou indirects en fonction de leur degré d’implication dans les attentats. Seulement, il ne s’agit que d’une sentence, une décision judiciaire certes importante. Mais c’est toujours la même chose, cela ne permet pas de répondre à toutes les questions puisque l’on ne fait jamais le procès de l’islamisme. On le voit bien, la menace est toujours prégnante et elle l’est à la fois de façon endogène et exogène. L’État islamique a encore la capacité de perpétrer des attaques meurtrières notamment à travers ses cellules d’Asie centrale. Les services de renseignement travaillent dessus et connaissent cette menace. Qu’il y ait une punition juridique est une chose, mais je n’ai pas le sentiment que nous ayons véritablement examiné la situation de la France. Nos valeurs de tolérance partent certes d’un bon fondement, mais elles nous piègent en même temps. Tout cela nécessiterait une grande remise en question idéologique, au-delà des moyens que prend l’État pour lutter matériellement contre l’islamisme.
“Pour que le pardon existe, il faut la convergence de deux volontés, celle du bourreau et celle de la victime”, expliquiez-vous. Deux ans après, avez-vous réussi ? Pourquoi ?
Quand on a vécu un drame pareil, avec son lot de souffrances aussi bien pour soi que pour ses proches, il est extrêmement difficile de pardonner et je l’avais souligné en tant que chrétien. Devant un évènement aussi brutal et violent, j’ai énormément de mal à pardonner tout ce que j’ai subi, ce que les autres victimes ont subi, ce que j’ai vu. En l’occurrence, la question du pardon ne se pose finalement pas vraiment. Les djihadistes ne cherchent pas à l’obtenir, ils sont animés d’une haine contre la civilisation occidentale qui fait que tout pardon peut devenir un aveu de faiblesse.
Les attentats islamistes procèdent d’une lutte idéologique qui rend impossible toute idée d’un pardon individuel, voire spirituel. Et il nous faut être conscients de ce risque de faiblesse : nous ne devons pas baisser les bras et être capables de défendre nos valeurs, ce que nous incarnons. Le combat doit être mené face à cette idéologie qui gangrène la société et attaque nos fondamentaux. Il est capital, pour la civilisation occidentale, de ne pas céder à la culpabilisation : nous devons être fiers de ce que nous sommes. Pour empêcher de nouveaux attentats, nous aurons à combattre cette idéologie belliqueuse en nous réarmant idéologiquement et moralement. Ce n’est pas en chantant «Imagine» de John Lennon ni en allumant des bougies que nous combattrons ce mal. La surenchère de la tolérance ne doit pas conduire à l’inaction. Depuis des années, l’élucidation de la question de l’islamisme a lourdement retardé la prise de conscience. Nous le voyons aujourd’hui avec la communautarisation massive qui sévit dans de nombreux quartiers en France. Dans certaines zones, l’islamisme se répand culturellement, par une forme de conquête pacifiste qui s’illustre jusque dans la rue, à l’école avec l’exhibition du voile.
Je ne conteste pas l’État de droit, mais je trouve que nous sommes parfois piégés par nos propres juridictions, particulièrement au niveau européen avec parfois certaines décisions rendues par la CEDH qui peuvent être aberrantes. Nous n’avons pas le droit d’expulser de notre propre sol des personnalités dangereuses, sous prétexte qu’elles pourraient être en danger de mort dans leur pays. J’y vois là un suicide européen inquiétant. Surtout lorsque l’on sait que l’idéologie frériste bénéficie de relais à travers des associations financées par les institutions européennes. Censée se battre pour la liberté de la femme, elle fait en réalité la promotion du hijab. Quand on sait quelles sommes sont versées pour ce genre de choses par l’Union européenne, on a de quoi se demander si l’ampleur du problème a été mesurée. La semaine dernière, un amendement visant à interdire ce type de financements a été rejeté au Parlement européen. Par ailleurs, un accord a été signé dans le cadre d’Erasmus avec l’université de Gaziantep en Turquie, alors que l’on sait qu’elle est complètement phagocytée par le mouvement islamo-nationaliste Milli Görüs. Donc sans prise de conscience des institutions européennes, le combat est voué à l’échec. Or, il faudrait beaucoup d’initiatives pour espérer inverser la tendance…
Entretien mené par Madeleine Duffez
Victor Rouart est journaliste et auteur de “Comment pourrais-je pardonner ?” Editions de l’Observatoire, 2021
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