Futur du Retour, ou le deuxième âge du sionisme. Par Philippe Sola

Le Chemin de Jérusalem, une théologie politique. Shmuel Trigano. Les Provinciales

L’immense philosophe du judaïsme, de la “judaïcité”, de la judéité confrontée à l’expérience du réel, Shmuel Trigano, héritier d’une tradition partant de la Torah, puis du Talmud, jusqu’à ses développements plus actuels, comme Lévinas, Manitou ou Benny Levy, vient de signer un monument de la pensée post-7 octobre. Qui ouvre des voies, tel un alpiniste éclaireur sur la face nord du mont Moriah. Le Chemin de Jérusalem, une théologie politique, aux éditions Les Provinciales. Un livre resserré. 123 pages d’une ascension extraordinaire, depuis les plaines arides du désert du réel post-moderne (“Ce qui a été c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera : il n’y a rien de nouveau sous le soleil !”, dit l’Ecclésiaste), jusqu’au sommet saint. Un livre porteur de nouvelles espérances, à la fois pour le peuple juif et pour le monde. Un défi de taille : sortir de la stérilité de l’habitation sur le territoire de l’Etat d’Israël du petit peuple juif, où la Présence s’est effacée au profit d’une “normalité” enviée, enjoint désormais le sionisme à retrouver la dimension qu’il n’aurait jamais dû perdre, la transcendance. Le Retour a un futur, et Shmuel Trigano le voit, le décrit, avec un regard d’aigle volant à des hauteurs anticipatrices. Oui, le Juif doit désormais assumer son rôle dans l’histoire, assumer d’être le porteur du vide créateur, pour un retour de l’exil, pour un retour de tous les exils. Les Nations ne sont pas en reste : toute nation, tout peuple de la terre, a un génie propre, et donc un retour propre, et tous peuvent s’assembler comme les pièces d’un puzzle, pour inscrire dans le fini de la réalité une esquisse de l’infini. Tout sauf Babel. Tout sauf une mondialisation qui gomme les différences. Une unité, mais une anti-totalité.

Messianique, me direz-vous ? Comme les “dangereux messianistes d’extrême-droite” ? 1) On peut croire que l’histoire a un sens, qu’elle contient en soi les germes de temps eschatologiques où les gens, tous les habitants de la terre, seraient heureux, sans être dangereux et d’extrême-droite, 2) Il faudrait qu’on s’entende enfin sur ce que signifie le danger totalitaire du messianisme juif : en un mot, les Juifs ne réclament pas de conquérir la terre, mais seulement de vivre sur un petit bout de 28 000 km carrés, et, surtout, considèrent que tous les habitants passagers du monde, passés, présents ou à venir, ont un rôle à jouer dans l’avènement de ces temps de paix et de félicité. “Le jour de ta naissance est le jour où Dieu a considéré que le monde ne pouvait plus continuer sans toi”, dit le Rabbi Nahman de Breslev. Alors oui, messianique. Clairement. Offrant à chacun un espoir, par la place qu’il pourrait occuper, pour le bien commun. Pas une place dictée, assignée. L’inverse. Le retour de la liberté. Le retour de la grande aspiration humaine à un mieux-être, à un mieux-vivre, à la fraternité humaine. Par une place qu’on se dégage, à l’intérieur de soi, un retrait qu’on opère, pour faire place à l’autre homme. A l’instar du divin qui s’est retiré pour faire place à l’homme, qui est l’exil fondateur (d’où ma fascination pour l’exil et le désert, là où Dieu se révèle, pour qui comprend que la présence est absente, que la présence est cachée dans l’exil). L’inverse de l’assurance de l’homme de foi qu’on imagine. Plutôt un homme humble, qui doute, qui sait qu’il n’a pas le dernier mot de la vérité, mais qui sait que ses doutes sont construits sur le modèle divin de la liberté octroyée. Être humble, comme l’État d’Israël est petit, condition d’accueil de la Présence. Qu’a transmis Dieu à l’homme si ce n’est le meilleur de lui-même, à savoir une part de lui-même ? Si Dieu n’existait pas, le monde n’existerait peut-être pas, ou serait totalement régi par les lois de la nécessité. Devant l’homme s’ouvre le gouffre béant de l’ignorance de sa provenance et de sa destination. A la lecture de Shmuel Trigano, on est invité à percevoir que cet état de fait angoissant est précisément la marque de l’origine divine. Dieu n’est plus uniquement le Bien. Il est la liberté. Dieu est indéfinissable (le judaïsme ne connaît pas la prononciation de son Nom), mais pas indéfinissable au point de s’enfermer dans les limites de l’indéfinissabilité. Il est donc définissable. L’homme est alors né. Cet être créature, l’homme, est définissable, circonscrit dans les limites d’un corps, d’une pensée, de conditions héritées, et définissable au point de pouvoir, aussi, recouvrir la définition de l’indéfinissabilité. Créateur donc. C’est cela qu’il faut reconquérir. Une liberté créatrice. Qui met d’ailleurs en question le judaïsme rabbinique, avec ses codes, ses rituels, ses excès, sa raideur, très exiliques et babyloniens. Shmuel Trigano nous invite à nous fracasser le crâne jusqu’à ouvrir une faille qui laisse passer la lumière, une lumière drue, enivrante de liberté. Le retour de la Présence dans le monde, pour tous.

Par la création de l’État d’Israël, les pionniers espéraient entrer sur la scène internationale en effaçant le souvenir du Juif religieux du shtetl exterminé à Birkenau, en incarnant une normalité, le retour, enfin, de l’exil. Il faut se rendre à l’évidence. L’État d’Israël, en 80 ans d’existence, est devenu le Juif des Nations. Le paria international. Une continuité, à l’échelle d’un État désormais. L’universalisme désiré par les pionniers est devenu une prison : la non-reconnaissance de la facticité juive, une aliénation au bulldozer niveleur de la post-modernité. Shmuel Trigano constate : “L’année 2023 a montré, à l’interne (la “protestation” contre la coalition de droite) comme à l’externe (le “Shabbat” noir du 7 octobre), que cette normalité est en crise et a perdu son efficacité”.  En opposant un Israël normal à un Israël éternel, le pays s’est brisé entre les “Israéliens” et les “Juifs”. Le spectacle de cette division a hâté l’opportunisme stratégique du Hamas. D’où la sidération du 7 octobre car l’Israël “normal” n’a pas compris qu’il n’était pas “normal” pour ses ennemis. Le 7 octobre, le projet de normalisation a échoué, autant dans le rapport aux ennemis que dans le rapport aux amis. Trigano conclut qu’il s’agit désormais pour Israël de prendre en charge l’anormalité qu’il représente parmi les nations pour l’installer dans le plan de l’humanité, ce que n’a pas fait le sionisme. La prendre en charge au lieu de la subir ou de l’intérioriser, comme nous avons toujours fait. “Nous cesserons de la justifier d’exister pour l’inscrire comme une force dans le monde des nations”. 

A l’échelle collective ou individuellement, nous sommes sans doute nombreux à avoir connu la sensation d’une absence, la nostalgie d’une présence. Il nous manquait quelque chose. L’État d’Israël semblait nous l’offrir. Pourtant, le sentiment d’exil continue. Shmuel Trigano nous rappelle ce cadeau de la pensée juive : le Retour est, sur le modèle d’Abraham, non le retour à la place d’avant (Ur, Babel), mais l’entrée dans un nouveau lieu, une terre, la position de l’ipséité dans un lieu initialement étranger. Le Retour est la découverte de la permanence de l’identité, du Moi, dans un lieu étranger, dans une position étrangère. On peut avoir une terre mais on ne peut qu’être juif, qu’être homme. On ne peut pas avoir l’homme. C’est dans l’être du sujet que se trouve le possible Retour. La Présence demeure toujours au-dedans, dans un lieu plus grand que lui-même, au-delà du fini. Ainsi “habiter” vraiment, c’est ne pas être enraciné, ne pas se fondre à la terre, en être toujours un peu distant. Cet écart signe l’intégration de la Présence. Pour les hébraïsants, voir YHVH dans Elohim, c’est voir l’Israël éternel dans Eretz Israël. Shmuel Trigano conceptualise ce qui doit désormais paraître évident : l’exil commence avec le Juif mais il finit aussi avec lui. Il est celui qui fait entrer dans l’exil et celui qui crée l’élaboration de le dépasser, le Retour. On peut toujours espérer par-delà l’échec.

Le Juif, porteur du vide divin, infini des possibles, a voulu se rassurer en le saturant avec une idole. C’est le moment du Veau d’or. Trigano critique en ce sens la place que revêt l’État d’Israël pour certains de ses habitants : “Après quatre siècles d’esclavage, les Hébreux ne pouvaient pas s’imaginer la liberté absolue qui leur était promise. Liberté absolue car il s’agissait de rejoindre la place que Dieu confère à l’homme (“Il y a une place avec moi”) pour s’y lever face à Dieu, en tant qu’homme “à l’image de Dieu”. Les Hébreux du Sinaï se sont ainsi inventés un moyen terme, une “protection” (le Veau d’or, l’État  “normalisateur”) pour s’approcher de ce lieu. L’État-nation, porteur du reflet narcissique et identitaire de la collectivité au sortir de l’exil, fut ainsi une étape nécessaire sur la route d’Eretz Israël”.  L’État n’est pour lui qu’un moyen-terme, non l’aboutissement du Retour. L’erreur du Veau d’or était peut-être une étape nécessaire. Le véritable Retour s’obtient sur un fond de surprise : c’est ce qui n’est pas espéré, pas source de promesse, qui se révèle parfois prometteur, et même mieux, la réalisation de la promesse. C’est un immense message d’amour et d’espoir pour tous les hommes qui ne se sentent pas légitimes, qui n’avaient pas – initialement – trouvé leur place. Il y a place, en soi, pour un autre que soi qui dégage des horizons bouchés. Le tikkun n’est pas tant la réparation que l’actualisation des possibles. “C’est l’intention du sionisme qu’il faut réinvestir avant tout, en redécouvrant la finalité ultime qu’il porte en lui, malgré lui. », écrit Shmuel Trigano. Poursuivant sa réflexion sur l’État, il met à jour ce pléonasme, « État juif et démocratique” – slogan parfois utilisé à des fins de normalisation post-moderne – en rappelant que la nature du judaïsme est fondée sur l’alliance et le consentement. Le sionisme politique a ainsi, paradoxalement, démantelé le peuple juif.

Évoquant la dimension universelle de la Shoah revendiquée par les Nations, Trigano affirme que, selon ces dernières, “c’est l’Homme dans le Juif qui aurait été exterminé dans la Shoah (signification “universelle”), plutôt que le Juif dans l’Homme (signification “particulière”). Or c’est comme peuple que les individus juifs ont été exterminés”.  Sortir de la post-modernité requiert du courage, celui de déplaire en se séparant d’autres hommes, en expliquant qu’on peut encore fonder une fraternité humaine même en étant différents. “La séparation met hors-norme, en plus du normatif. C’est ce que signifie la sainteté hébraïque. C’est pourquoi, l’acte même de la séparation – plus que la “nature” de ce qui est séparé – fait la sainteté : le séparé est sorti de la sérialité, de l’inter-changeable, de la banalisation”.  Le monde a davantage besoin de rahamim, de tendresse, de bienveillance, de soin, de sacré, que de volonté de puissance, pour s’accomplir pleinement. C’est le rôle d’Israël de le rappeler.

Pour parvenir au bout du chemin de Jérusalem, Shmuel Trigano en appelle à une révolution culturelle, sortant le judaïsme de son statut de religion, s’illustrant dans l’enseignement, les œuvres de la culture, cet univers qu’a écarté l’Israël normal, écartant de ce fait trente siècles de civilisation. Le sionisme politique doit désormais intégrer la divinité –  un retrait en chacun de nous, un vide fertile, une place d’accueil pour l’autre et l’avenir, la liberté absolue – afin que l’Étoile de la Rédemption chère à Franz Rosenzweig brille de mille feux, alimentée par le cœur ardent du judaïsme, émettant la lumière par les flammes de ses rayons différents, les Nations. Retrouver la liberté en soi est la plus grande fidélité à la Parole du Sinaï.

© Philippe Sola, écrivain[1]


[1]Le Juif et le nazi, métaphysique de l’antisémitisme, L’Harmattan, 2024

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