Une évocation nostalgique, mais sans pathos, du monde juif polonais en France, désormais disparu, par l’écrivain Henri Raczymow.
Exceptionnellement, cette chronique présentera un caractère un peu intime ; voire complice. Dans le petit livre qu’il publie cet automne, Henri Raczymow évoque sa mère Anna par de courts chapitres formant une sorte de kaléidoscope. Ce sont, dans la France de l’immédiat après-guerre, tantôt des instants, comme des flashs photographiques, tantôt des scènes plus élaborées surgissant de l’enfance, puis de l’adolescence de l’écrivain, sans souci de chronologie, mais constituant un tableau cohérent d’un lieu et d’un temps.
Par petites touches, Raczymow ressuscite sans mélancolie, plutôt avec ironie et parfois cruauté, les relations qu’il eut avec sa mère, et sa mère avec lui. Une jeune femme juive polonaise, bien potelée et sans complexes. Parfois ridicule. Les autres personnages de la famille, le père Etienne, assez muet, et le frère Alain, occupent des seconds rôles. Nous sommes donc en présence de la mère juive polonaise – yiddishe mamè – avec son fils, aussi potelé qu’elle, en ses premières années. Famille juive de Pologne, heureuse comme Dieu en France jusqu’en 1940, livrée par la police du gouvernement de Vichy aux assassins nazis.
Souvenirs d’un monde disparu
Nous ne sommes plus qu’une poignée, dont la romancière Berthe Burko-Falcman à qui est dédié ce bref opus, à pouvoir nous dire en lisant ces évocations du yiddishland de Belleville : « Oui, oui, c’était exactement comme ça ». Il existe une « chaîne d’or » (di goldene keit, ainsi que l’écrivait le grand poète yiddish Avrom Sutzkever) d’écrivains de langue française liés à la civilisation disparue des Juifs d’Europe orientale et parlant le yiddish : Esther Orner, Georges Perec, Robert Bober, le merveilleux et injustement oublié Cyrille Fleishman, Jean-Claude Grumberg, Pierre Goldman et… ma modeste personne.
Ces pages restituent, pour ceux qui l’ont connu, le quartier yiddish de Belleville ; l’odeur de ses ruelles pentues, ses taudis, ses modestes restaurants, tel celui d’Albert – L’International, rue Louis Bonnet, où l’on mangeait du vrai gefilte fish, qui n’avait rien à voir avec les infâmes préparations qu’on peut aujourd’hui acheter en bocal ; ses ateliers de tailleurs, de chapeliers, presque tous impécunieux, mais acharnés à devenir prospères, et restés patriotes.
Certains avaient rejoint la lutte clandestine armée au sein de la MOI, nombre d’entre eux étaient encore communistes, niant l’existence du Pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline, et vendant à la criée L’Humanité le dimanche matin.
A cette époque, on écoutait la TSF. La chanson française occupe une place privilégiée dans nos mémoires et dans celle de Raczymow. Douce France, cher pays de mon enfance… et Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux…
La victoire de la vie sur la Shoah
Raczymow n’éprouve ni mélancolie, ni regrets. Il constate que ce monde disparu l’habite encore, par-delà ses relations compliquées avec sa mère disparue.
Ces mères, survivantes de la Catastrophe, ignoraient ce qu’on appelle le stress post-traumatique, mais elles le vivaient de plein fouet. Elles commettaient toutes les erreurs possibles, en toute innocence, vis-à-vis de leur progéniture, qui devait glorieusement signifier la victoire de la vie sur la Shoah. Gros bébés, soufflés à la Blédine Jacquemaire, à la Floraline et aux bananes écrasées dans le jus d’orange.
C’était comme ça, constate Raczymow. Rien à voir avec le lyrisme gémissant d’Albert Cohen dans Le livre de ma mère, ou avec l’inconsolable Romain Gary portant, en larmes, une brassée de lilas sur la tombe de Mina, sa mère, dans le cimetière de Nice, après avoir été tel qu’elle l’avait voulu : un héros, ayant fait ce qu’on appelait alors « une belle guerre ».
En écrivant, Raczymow « tâtonne comme dans l’obscurité ».
« De livre en livre, quelque chose m’attire irrésistiblement vers le passé : mon enfance, mes parents, mes grands-parents, et même le passé parisien de mes parents et celui de mes aïeux quelque part en Pologne avant la Catastrophe. »
© Myriam Anissimov
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