À Paraître: « Fragments du temps perdu », de Bertrand Martin. Extrait: « Chez Benisti »

À venir, un Roman sur les 4 années qui précèdent l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. « Un temps rapporté à travers les déambulations d’un jeune homme dans cette époque fabuleuse », nous dit l’auteur

Bertrand Martin

Benisti, c’était the restaurant tunisien de référence à Belleville, une vraie institution. La cuisine y était copieuse, généreuse, délicieuse. On pouvait emporter les plats et les casses-dalle, mais pour les vrais, il fallait se rendre dans la salle à l’arrière. Là, des chaises en plastique blanc, toujours un peu collantes, attendaient les clients, comme prêtes à vous enlacer avec leurs accoudoirs huileux. Les tables en plastique n’étaient pas en reste, jonchées de miettes, témoins d’une foule de clients avant vous.

Le service à table ? Inexistant. Il fallait passer par Mireille, la légendaire. Une femme imposante, aussi aimable qu’un dogue affamé. Son guichet, c’était le passage obligé pour décrocher un ticket, précieux sésame à remettre aux cuistots, affairés derrière le comptoir à composer ces merveilles tunisiennes. Mireille, c’était une forteresse. Mon jeu préféré ? Essayer de la faire marrer avec mes vannes pourries, mission quasi impossible. Mais quand j’y arrivais, c’était ma petite victoire du jour. Elle me faisait toujours penser à la femme de Berruyer, avec son air impassible. Sur son comptoir, trônait une vieille photo en noir et blanc : Mireille, lovée dans les bras d’un Gainsbourg hilare, client lui aussi, que j’ai même croisé un soir.

Cet endroit, je le connaissais depuis toujours. Mon père m’y emmenait déjà quand j’avais à peine cinq ou six ans, dans les années 60. C’était notre petit rituel. À l’époque, je voyais cet endroit à travers ses yeux, avec l’excitation de l’enfant devant tant de promesses culinaires.

Plus tard, c’est devenu mon refuge à moi, dans le même quartier où je bossais. Le sandwich tunisien de Benisti restait le seul capable de combler l’appétit d’un jeune homme de 21 ans. Ah, ce sandwich… Il se faisait dans un pain italien à la mie bien serrée, un petit ballon de rugby, ou une grosse olive si tu veux. Le gars, avec vitesse et dextérité, coupait le pain en deux, enlevait la mie, et là, c’était le festival : de l’huile, de l’harissa, une sauce à base de carottes et de courgettes cuites, du concombre, de la tomate et du fenouil frais, tous coupés en petits dés. Puis venait le thon à l’huile, des olives, des câpres,du citron beldi, un piment, sans oublier le morceau de patate cuite ! Et pour couronner le tout, de grandes cuillerées d’huile d’olive venaient lier cette merveille. Un pur délice, un casse-croûte qui pesait lourd, mais qui, curieusement était extrêmement digeste! Une volupté gastronomique intense aujourd’hui introuvable.

Ce n’était plus simplement un restaurant, c’était presque un repère, un coin où je retrouvais l’écho de ces journées avec mon père, mêlé à ma propre vie d’adulte.

Et puis, le prix… modique, imbattable. Il correspondait parfaitement à mon quotidien.

Chaque bouchée, chaque passage là-bas, c’était un peu comme retrouver une part de ce passé. Avec le recul, je me rends compte à quel point ce lieu représentait une sorte d’ancre, une constance dans la simplicité de la vie de quartier, une chaleur discrète, mais essentielle. Je le revois aujourd’hui avec une nostalgie douce, teintée du parfum de la harissa et des souvenirs d’une époque révolue, mais inoubliable. Aujourd’hui c’est un peu mon fricassée de Proust.

© Bertrand Martin

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