L’année de festivités textuelles autour des 15 ans d’ArtsHebdoMédias et du postulat d’Hervé Fischer, « Les arts sont toujours premiers », se poursuit aujourd’hui avec la participation d’Alain Nahum, réalisateur, photographe et peintre. L’auteur partage avec nous son jardin aux sentiers qui bifurquent, pour évoquer Borges. Un espace dans lequel l’histoire de tous les arts sert de terreau à la liberté de penser et de créer.
C’est avec les images et l’art que je me suis mis à voyager. L’art est premier comme l’innocence. Il échappe au temps mais ne naît que par lui. Nous en fait découvrir la discontinuité comme l’imprévisibilité. Il commence avec l’élan des artistes de la préhistoire et les incroyables peintures et autres vestiges qu’ils nous ont légués ; qui nous transmettent leurs gestes, et nous laissent l’énigme de leurs pensées, de leurs croyances.
L’art bouge sans cesse, entraîne une transformation continuelle des formes et des œuvres. Il marche par rebonds, son langage s’élargit, se développe, se réinvente ou se révolutionne par ruptures, par bouleversements thématiques et formels.Sa force novatrice dépend des audaces, des fulgurances, du talent de chaque artiste. Chacun projette son monde. Une trajectoire artistique est toujours singulière, elle n’est jamais la répétition de celle d’une ou d’un autre. Chaque œuvre est première par sa résonnance personnelle au-delà des influences qui la traversent.
L’art existe par le regard qu’il façonne chez nous et les autres
On peut dire que la fonction de l’art est d’ouvrir le regard, de le faire évoluer. Le regard est déterminant, il rend compte de la pulsation de son époque. Léonard de Vinci disait à ses élèves qu’en observant un mur on pouvait y voir des batailles, il leur proposait d’aller chercher au plus profond d’eux-mêmes leurs sensations et faire appel à leur imaginaire. Cette expérience je l’ai faite par hasard lors d’une promenade en traversant une rue de Paris, le regard aimanté par d’insolites dessins apparus sur un passage piétonnier. Sur quelques centimètres de plastique usé par le va-et-vient des voitures et les pas des piétons, des signes inconnus, des fragments de corps, de visages avaient surgi, un écho surprenant à l’art pariétal et aux murs de Vinci. Une trouvaille qui m’a amené à repenser ma manière de photographier. Délaissant l’instant décisif théorisé par Cartier Bresson, il s’est agi pour moi d’envisager un nouveau chemin, d’allier la matérialité des images à une narration, à un déroulé fictionnel en travaillant par série. Cela se raccordait à ma pratique de montage de film et à mon intérêt pour l’archéologie des formes et des traces d’humanité. Voir et questionner ce qui s’y cache et s’y révèle. La photographie, c’est le visible devenu surface.
Le premier regard posé sur les choses nous met devant le mystère de la chose regardée, donne forme à la pensée. Il nous ouvre à la découverte, à l’inaperçu. Je pense à Bonnard, qui a cherché toute sa vie dans sa peinture et ses photographies à restituer son regard, celui qu’il a posé pour la première fois sur un lieu, une personne, un paysage. L’éclat de ses couleurs, de sa lumière, la particularité de ses cadrages nous le transmettent en toute intimité. Comme tous les arts la peinture et la photographie sont des leviers pour l’inconscient et l’imaginaire. Elles réactivent les visions et les corps-fantômes qui nous accompagnent. Pour voir, le seul moyen est de plonger en soi-même.
L’art ne fait pas de progrès
Si progrès il y a, il se trouve seulement dans la qualité de nouveaux matériaux mis sur le marché au service de l’art, comme les nouveaux outils pour le dessin, les accélérateurs de séchage pour la peinture à l’huile, les caméras plus compacts et plus performantes, les appareils photos aux multiples fonctions. Cela ne fera pas de meilleurs tableaux, de meilleurs films ou photographies, donc pas de progrès. Seules les manières particulières de voir, de ressentir, de figurer, de raconter, de penser, enrichissent les œuvres nouvelles à venir. L’art est imprévisible, bien qu’historique il est intemporel, c’est là son paradoxe. Il s’ouvre sur les pulsations souterraines et intimes de chacune de nos vies. Et fait émerger des choses enfouies que chacun de nous découvre.
Cela je l’ai éprouvé autant dans mon expérience de réalisateur, que dans mon travail d’artiste. Sait-on jamais vraiment comment une idée nous vient, par quoi elle est réellement nourrie ? On se couche avec une idée le soir et on se réveille le lendemain avec une idée qui a bougé, muri, ou complétement changé. L’important, c’est de ne pas se censurer, de laisser le fond remonter à la surface. C’est décisif pour donner force et forme à son travail. Il faut ne pas avoir peur de se sonder en profondeur, de révéler son bouillonnement intérieur, sinon on prend le risque de produire des œuvres sans consistance, sans singularité. L’art est une exploration de l’inconnu, un défi, un chemin de liberté.
Une interactivité entre les arts existe
Être réalisateur a été déterminant dans ma manière d’appréhender les arts, cela m’a conduit à relier différentes pratiques – vidéo, photo, dessin, peinture – et faire des ponts entre elles. La réalisation d’un film nécessite un dialogue entre l’art du dessin et du story-board, qui définissent les déplacements et la chorégraphie des acteurs, et l’art de la lumière. Sans lumière, pas d’ombre. Sans ombre, paysages, êtres et choses seraient sans volume, sans relief, sans contraste, tristement présents.
La lumière comme chacun le sait est indispensable à la vision, à la pensée, sans elle on tombe dans une nuit profonde et infinie, pas d’éclat, de peinture, de photographie, de cinéma. Nestor Almendros, le chef opérateur du film L’Enfant Sauvage de François Truffaut s’est uniquement servi de la lumière naturelle pour éclairer le film, les acteurs et l’intérieur des décors, à l’aide de réflecteurs et de grands miroirs. C’était une première. Et un retour à la lumière de Vermeer. Les grand maîtres de la peinture ont toujours influencés les chefs opérateurs. Le cinéma est une alchimie entre les arts, qui se réinvente et se renouvelle de manière permanente. Ce qui est intéressant aujourd’hui dans l’interactivité entre les arts, c’est qu’un cinéaste peut influencer un peintre, un livre peut influencer un musicien… Il existe un rapport d’influence horizontale et plus uniquement une inspiration verticale.
Changer de média est pour moi une respiration qui renouvelle ma façon d’appréhender le réel, de chercher. L’expérience créatrice ouvre des chemins qui mènent toujours à d’autres chemins inattendus, à des bifurcations. On franchit des frontières invisibles, sans aucune boussole, ni coordonnées. « Nous vivons de questions faites à notre imagination », comme l’écrit Victor Hugo et nous le montrent ses lavis et dessins. Les objets, les choses, les êtres sont comme nous les interprétons. Nos idées, comme la matière, sont en expansion.
L’art est une secousse du réel
L’art nous cueille en chemin, nous éduque, éclaire l’instant présent. Il est à la frontière du visible et de l’invisible. Il est vertigineux, on ne sait presque rien de la vitesse à laquelle se télescope en nous images et pensées. Chaque œuvre élargit notre spatialisation, elle est à la fois une avancée et un retournement pour soi. Pratiquer l’art nourrit, désarçonne, allège, donne naissance à des rêveries, à du bien-être. Par chacun de nos gestes créatifs, l’art s’augmente plus qu’il ne s’additionne. Il est une secousse du réel avec ses énigmes, ses points de ruptures, ses premières fois.
L’art est premier, il échappe au temps, ouvre notre horizon et donne sens à la vie en l’augmentant.
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— cattan (@sarahcattan_) October 17, 2024
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