Hans Günter Flieg, le poète du béton et de l’acier (1923-2024). Par Luis S. Krausz

“Hans Gunter Flieg, 100 anos”. Photo Morinari Kawagushi/Acervo IMS

La photographie moderne gagne le Brésil par la venue des immigrants juifs allemands dans les années 1930. Le dernier représentant de cette génération est décédé à São Paulo, en septembre, à l’age de 101 ans.

Luis S. Krausz

Hans Günter Flieg, l’un des pionniers de la photographie moderne au Brésil, est décédé à São Paulo au début du mois à l’âge de 101 ans. Flieg était l’un de ces réfugiés juifs de l’Allemagne nazie, arrivés au Brésil poussés par les contingences politiques, qui, avec d’autres photographes de la même origine – Peter Scheyer, Gertrud Altschul, Hildegard Rosenthal, Alice Brill, Werner Haberkorn, pour n’en citer que quelques-uns – a révolutionné la culture photographique du pays, en introduisant une nouvelle esthétique, influencée par la Nouvelle Objectivité allemande et le style Bauhaus, rendue possible en grande partie grâce à l’agilité des appareils photo 35 mm qui venaient d’être inventés. 

Flieg est arrivé au Brésil à l’âge de 16 ans, à la fin de l’année 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale a déjà commencé. Fils d’une famille de la bourgeoisie industrielle de Chemnitz, il découvre sa vocation photographique à l’âge de 15 ans d’une manière quelque peu inattendue.

Après la Nuit de Cristal, en novembre 1938, ses parents, qui n’avaient pas encore décidé d’émigrer, malgré le siège de plus en plus serré que le gouvernement nazi imposait aux Juifs allemands, ont compris qu’il n’y avait plus d’espoir de poursuivre leur vie dans le pays où ils étaient nés et auquel ils pensaient appartenir. En effet, la famille de Flieg, comme tant d’autres familles juives allemandes, voyait dans l’appartenance à la culture allemande l’un des fondements de son identité. À propos de son grand-père Hagü, anecdote connue de ses amis et de sa famille, Flieg rapportait que chaque année, en été, il retournait à la station balnéaire de Karlsbad pour une saison de repos, et qu’il emportait invariablement avec lui son exemplaire du Faust de Goethe, l’étudiant avec la même rigueur et la même ferveur que les Juifs de l’époque précédant l’émancipation juive consacraient à l’étude des textes sacrés du judaïsme. 

Au centre de la culture familiale de Hagü se trouvait le concept goethéen de Bildung, une éducation humaniste globale qui, à l’instar de la paideia des Grecs anciens, recherchait le bien et le beau à travers des valeurs universelles et pérennes. À Chemnitz, son père Karl avait été un grand ami des arts et l’un des sponsors du musée d’art local. La maison familiale était même décorée de fresques réalisées par l’un des artistes les plus renommés de la ville à l’époque – dont je ne me souviens plus du nom. Ce même artiste, quelques années plus tard, n’hésita pas à détourner le regard lorsqu’il rencontra ses anciens mécènes dans la rue, après l’entrée en vigueur des infâmes lois raciales nazies, qui obligeaient les Juifs à porter des étoiles jaunes cousues sur leurs vêtements. Et il murmura entre ses dents : « Les temps ont changé ! ». 

Si la photographie de Flieg s’est toujours distinguée par ses qualités intrinsèques, c’est sans doute grâce à l’éducation qu’il a reçue, non pas dans des établissements d’enseignement supérieur, auxquels il n’a pas eu accès en raison des circonstances liées à l’émigration, mais chez lui, grâce à une intelligence et une lucidité hors du commun, à la culture de la lecture et à l’intérêt pour les arts visuels. C’est de là que vient son sens esthétique très aigu et évident. 

Lorsque ses parents ont décidé d’émigrer – ce qui, à l’époque, signifiait abandonner tous leurs biens et quitter l’Allemagne avec à peine plus que les vêtements qu’ils portaient sur le dos – il est devenu évident que, dans le nouveau pays, il devrait travailler et ne pourrait pas se consacrer à des études supérieures. Il fallut donc rapidement trouver une profession à ce jeune homme de 15 ans. La première idée de ses parents était qu’il suive une formation de pâtissier en Allemagne afin de pouvoir travailler dans le nouveau pays, en attendant que la famille obtienne les documents nécessaires pour voyager – ce qui, en 1938, lorsque le monde fermait ses portes aux émigrants juifs, n’était pas facile du tout.

Cependant, Flieg était déjà un photographe amateur et sa rencontre avec Grete Karplus, une photographe berlinoise bien connue et amie de Walter Benjamin, le décida à devenir son apprenti, plutôt qu’apprenti pâtissier. 

Près d’un an après, ses parents n’avaient toujours pas réussi à obtenir les documents nécessaires pour émigrer. Des mois d’angoisse et d’anxiété qui aboutirent à la déportation du jeune homme de 16 ans dans un camp de travail forcé, où il fut affecté à la récolte des pommes de terre. Néanmoins, à la dernière minute, pour ainsi dire, la famille réussit à se rendre au Brésil et à libérer Flieg, qui arriva à Santos en 1939 avec ses parents et son jeune frère Stefan. La guerre avait déjà commencé et les portes se fermaient.

Dans les bagages de la famille se trouvait un Leica 35 mm, à objectifs interchangeables, acquis en Allemagne grâce à une concession spéciale des autorités, qui libéraient de la confiscation obligatoire les objets destinés à la survie des émigrants dans leur pays de destination. 

Flieg n’a jamais considéré son travail comme celui d’un artiste, mais plutôt avec l’austérité qui sied à un professionnel compétent. C’est en tant que photographe publicitaire et d’architecture qu’il décrit sa brillante carrière. Cependant, la qualité intrinsèque des images qu’il produisait a commencé à attirer l’attention des critiques de la photographie et, dès les années 1980, il était connu comme le poète du béton et de l’acier. Peu à peu, le monde découvrait que derrière ces photographies prétendument objectives se cachait un répertoire esthétique élaboré et même l’expression d’une pensée philosophique. 

Fábrica de calçados Clark. © Instituto Moreira Salles/IMS
Viação Cometa. © Instituto Moreira Salles/IMS

Après une exposition au Musée juif de Berlin en 2006, consacrée au thème de l’émigration juive d’Allemagne sous le nazisme, son travail a commencé à attirer l’attention des critiques et des conservateurs allemands. Cinq ans plus tard, une grande rétrospective de son travail était organisée au Martin Gropius Bau, l’un des lieux d’art les plus prestigieux de Berlin. De là, l’exposition s’est rendue à Chemnitz, sa ville natale. 

Flieg, qui n’avait jamais quitté le Brésil depuis son arrivée en 1939, a été invité à se rendre en Allemagne pour inaugurer cette exposition et, après bien des hésitations, a décidé d’accepter cette invitation. Revoir l’Allemagne soixante-dix ans après l’avoir quittée a été, plus que tout, un choc énorme, mais auquel il s’était longuement préparé.

Sa collection de milliers de négatifs appartient aujourd’hui à l’Institut Moreira Salles, à São Paulo, qui a organisé l’année dernière une grande exposition pour commémorer le centenaire de Flieg. Son héritage artistique, aujourd’hui internationalement reconnu, a eu une influence décisive sur l’orientation de l’art photographique au Brésil.

En outre, la mort de Flieg marque également la disparition de la génération à laquelle il appartenait, la dernière à s’être formée dans le contexte d’une ellipse culturelle curieuse et extraordinairement féconde, dont les points focaux étaient, d’une part, l’héritage de Moïse et, d’autre part, celui de la tradition humaniste allemande du 19e siècle.  

© Luis S. Krausz


Luis S. Krausz est professeur de littérature juive à l’université de São Paulo. 

Écrivain, il est également l’auteur de nombreux romans qui ont remporté au Brésil des Prix littéraires prestigieux.

Ci-dessous: Interview pour Tribune Juive de Luis S. Krausz, par Daniella Pinkstein

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Photographie de Hans Gunter Flieg

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