Des maisons résidentielles, gravement endommagées lors de l’assaut du Hamas sur le sud d’Israël le 7 octobre, bordent une rue dans le quartier des Oliviers du kibboutz Beeri, le 1er janvier 2024. (Crédit : Canaan Lidor/Times of Israel)
Be’eri a vu le jour dans le nord du Neguev en octobre 1946, sur des terres ingrates où les Bédouins faisaient paître leurs troupeaux. L’opération Onze Points, menée à la veille de la partition par des membres du mouvement de jeunesse Hanoar Haoved (issu de la Histadrout), avait pour but d’inclure le Neguev dans les frontières de l’Etat juif. Dès leur création, ces kibboutz agricoles ont fait la preuve de leur détermination farouche en résistant à l’invasion de l’armée égyptienne malgré leur isolement et des moyens rudimentaires.
L’idéal des jeunes pionniers, qui se vouaient à la plantation des arbres pour assainir les terres, n’a pas changé. Humanistes, socialistes, sionistes et pacifistes, ils voulaient bâtir un monde nouveau. Venu du Maroc, Eli Karsenty est arrivé à Be’eri au milieu des années cinquante. Soixante-dix ans plus tard, les terroristes du Hamas ont massacré une partie de sa famille.
Un kibboutz de tradition travailliste
Be’eri, qu’il a fallu déplacer vers le sud-est au moment de l’Indépendance, est situé à huit kilomètres de la frontière. Les jeunes pionniers avaient à leur tête Levi Eshkol, le fondateur de Mekovot, la compagnie des eaux dont les pipelines allaient depuis peu jusque dans le désert. Le kibboutz tient son nom de Berl Katznelson, une autre figure du sionisme travailliste, et, comme Eshkol, un membre fondateur de la Histadrout. Les premiers kibboutzniks de Be’eri étaient des rescapés européens, ou leurs fils.
Quelques années plus tard, ils furent rejoints par des réfugiés yéménites et irakiens qui avaient traversé le désert à pied.
Be’eri Printers
En plus de l’agriculture et du tourisme, le kibboutz s’est doté très tôt d’une imprimerie ultra-moderne et réputée, Be’eri Printers, la première du pays. Fondée en 1950, elle s’est spécialisée dans la fabrication des documents plastifiés officiels, tels que les cartes de crédit et les permis de conduire pour les banques et divers services de l’Etat.
Près de la moitié des victimes travaillaient à l’imprimerie. Malgré des bâtiments endommagés, le président Herzog est venu en personne inaugurer sa réouverture dix jours plus tard : « Malgré le deuil, les larmes et les ténèbres, rien ne pourra nous briser, » a-t-il déclaré en soulignant que le kibboutz Be’eri était une source de fierté pour tous. Il est vrai que l’imprimerie en est la colonne vertébrale. En dépit des tirs de mortier, des roquettes et de la présence menaçante de tunnels, le kibboutz entretenait des relations amicales avec ses voisins gazaouis qui travaillaient à Be’eri Printing ou dans les champs. Les employées venaient avec leurs enfants qu’elles déposaient à la crèche du kibboutz. Un fonds spécial permettait d’apporter une aide financière aux Gazaouis en difficulté s’ils étaient possesseurs d’un permis de travail, et les kibboutzniks n’hésitaient pas à transporter les malades jusqu’à l’hôpital.
Tuer son voisin
Or ceux que le kibboutz considérait comme des voisins et des amis espionnaient pour le compte du Hamas : ils ont livré les codes, les plans du kibboutz, les postes de garde, les heures de relève, et le 7 octobre, ils se sont mués en monstres ivres de sang. Chaque famille compte un mort ou un otage parmi ses membres. Pourquoi ? Pour la promesse de 10 000 dollars et un appartement, faite par le Hamas, pour le butin aussi, ils ont fait une boucherie parmi leurs voisins.
Les tombes des résidents du kibboutz Beeri qui ont été assassinés par des terroristes du Hamas le 7 octobre, dans le kibboutz Revivim, dans le sud d’Israël, le 15 novembre 2023.
(Crédit : Chaim Goldberg/Flash90)
On ne connaît pas encore le chiffre définitif des victimes du 7 octobre. Les 130 morts de Be’eri, de tous âges, représentent plus de dix pour cent de la population du kibboutz. Parmi les dizaines d’otages, dont 4 ont été exécutés sur place, figuraient plusieurs enfants. Dans la salle à manger commune, on peut voir des photos des visiteurs dont celle, en décembre dernier, du comédien Jerry Seinfeld, venu apporter son soutien aux kibboutzniks. Les plus jeunes s’y rendaient à bicyclette et les autres en scooters électriques, cheminant à l’ombre des eucalyptus. La gestion de ce lieu est depuis longtemps confiée à une famille druze (probablement du Nord) qui a fait partie des victimes.
Certes, on trouve toujours une bonne raison pour tuer son voisin, surtout quand il est juif — on en a fait l’expérience à Paris. Dans le cas du pogrom de Jedwabne, en Pologne, qui avait été une zone d’occupation soviétique jusqu’en juin 1941, on accusait collectivement « les Juifs » d’avoir collaboré avec l’occupant. Dans son livre Les Voisins qu’il consacre à l’étude de cet événement du 10 juillet 1941 qui a fait 1600 morts, Jan T.Gross se demande comment il a pu rester si longtemps dans l’ignorance de la « complicité générale des Polonais », et souligne au passage « la dimension lucrative du génocide ».
Ce matin-là, à Be’eri
Aujourd’hui, grâce au travail acharné des kibboutzniks, les villages du Negev sont environnés d’une nature riante, de champs de blé et de verdure. Eli Karsenty est arrivé à Be’eri il y a soixante-dix ans, il est donc un des plus anciens membres du kibboutz. La veille du massacre, il dînait en famille chez Shoshana, son ex-femme, qui vivait aussi au kibboutz. Le lendemain matin, ils étaient tous massacrés. Seul Eli a survécu miraculeusement au massacre du 7 octobre.
Ce matin-là, armés de grenades et de pistolets, les terroristes l’ont tiré de chez lui ainsi que son aide de vie, une Indienne d’une trentaine d’années qui, depuis la mort de sa femme il y a un an, dormait dans la chambre des enfants. Ils ont voulu les charger sur le pick-up avec d’autres otages, mais comme il n’y avait plus de place, ils les ont jetés à terre. « On ne sait pas pourquoi ils n’ont pas tiré dans le tas comme ils l’ont fait ailleurs, » me dit un de ses proches. Certains parlent d’un éclair d’humanité devant sa faiblesse, mais allez savoir.
Eli a appris ensuite qu’on avait retrouvé le corps de Shoshana, 85 ans, parmi les décombres. Elle enseignait le dessin aux enfants et tous ses tableaux ont brûlé dans l’incendie de sa maison. Son gendre Noah Hershkovitz a également été assassiné. Mais sa fille Maaina était introuvable, on croyait qu’elle faisait partie des otages. Longtemps il a attendu des nouvelles de Maaina. Le 20 octobre, l’armée lui a téléphoné pour lui dire qu’elle avait été identifiée parmi les morts.
Les rescapés
Très choqué, Eli a été transporté au bord de la mer Morte, dans un hôtel qui accueillait des survivants du massacre ne nécessitant pas d’hospitalisation. Il était trop faible pour aller à l’enterrement de sa fille le lendemain. Maaina et son mari assassinés laissent trois enfants et sept petits-enfants. Be’eri compte une centaine d’orphelins, dont une vingtaine ont perdu leurs deux parents.
Après quelques semaines de soins et de repos à la mer Morte, les rescapés ont été transportés à Tel Aviv. Eli s’en est réjoui car il se sentait isolé à la mer Morte même s’il était entouré. Cela le rapprochait de sa famille. Malgré la guerre qui continue à quelques kilomètres du kibboutz, on reconstruit à tour de bras. Il est prévu que les habitants de Be’eri pourront rentrer à la fin de l’année.
Des otages libérés et des survivants s’adressant aux journalistes devant les restes carbonisés de la maison de Raaya et Hila Rotem, à Beeri, le 1er janvier 2024. (Crédit : Canaan Lidor/Times of Israel)
Réfugiés de tous les pays, réunissez-vous
Eli a 93 ans. Il est né au Maroc. Sa mère, originaire d’Essaouira— l’ancienne Mogador — racontait que dans sa ville, les gens n’aimaient pas les Juifs. Mais en cas de problème, on courait se réfugier chez le caïd qui protégeait ses Juifs. Sa famille paternelle, qui semble avoir émigré du Portugal après l’Inquisition, venait d’Oran et avait la nationalité française. Les Juifs ont commencé à quitter le Maroc après l’indépendance (1956). Ils ont émigré pour la plupart au Canada, en France, ou en Israel.
Eli appartenait à un mouvement de jeunesse sioniste. Il avait 23 ans quand il a quitté Casablanca, sa ville natale. Comme le Maroc interdisait de se rendre en Israël, son groupe est passé par l’Espagne. Un an plus tard, il a rencontré Shoshana, une orpheline de 18 ans originaire d’Argentine, au kibboutz Ein Hashlosha, et le couple a eu deux enfants. Be’eri cherchait sans doute des bras vigoureux pour planter des arbres, cultiver le blé et faire les récoltes. En effet, les fondateurs des kibboutz frontaliers de Gaza ont vite été rejoints par des réfugiés des pays du Sud, des immigrants venus d’Irak ou de Yemen.
Les jeunes gens se sont installés dans ce kibboutz du Neguev qui forme à présent une « ceinture verte » avec les autres kibboutz. Malgré ce qu’on appelle couramment le « samedi noir », les habitants évoquent toujours la douceur de vivre dans cette oasis de verdure avec ses champs, sa forêt et ses somptueux couchers de soleil. Aujourd’hui, sa silhouette s’est alourdie et son front s’est dégarni. Ceinture noire, Eli enseignait le judo et assurait la sécurité du kibboutz. Il a participé aux guerres de 67 et de 73, a été fait prisonnier en Egypte et il a survécu à la torture. Profitant de sa retraite, il fabriquait des jouets en bois que la boutique du kibboutz vendait aux touristes.
« C’est Israël, notre vengeance, » a dit un grand rabbin d’Israël qui avait survécu à la Shoah, seul parmi les siens. Quand les cerfs-volants et les ballons incendiaires lancés depuis Gaza ont atteint la forêt de Be’eri, qui couvre plus de deux mille hectares, tout était calciné, conifères, arbres à feuilles caduques et fruitiers. Mais dès le mois de février, les kalaniyot, ou anémones rouges du désert, emblèmes du kibboutz, avaient ressurgi dans les forêts et les champs, plus vigoureuses que jamais.
Des soldats passent près d’anémones dans une forêt non loin de la frontière israélienne avec la bande de Gaza, le 21 janvier 2024 (Crédit : Liron Moldovan/Flash90)
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