Daniel Sibony. Mise au point sur l’antisémitisme

Dans mes diverses analyses de l’antisémitisme, ou plutôt de ce que j’appelle la vindicte anti juive, j’ai montré que dès l’origine du peuple juif, l’entourage, même bienveillant, lui en a voulu d’avoir « quelque chose » qu’aujourd’hui on trouve mystérieux, qui fait que ça marche, qu’on réussit, qu’on a beau être désespéré, il y a toujours de l’espoir ; bref d’avoir quelque chose qu’autrefois on appelait plus simplement la bénédiction.

Et comme c’est écrit en toutes lettres dans la Torah, personne aujourd’hui n’y fait plus attention, sauf bien sûr les esprits attentifs. Quand, dans la Genèse, le roi des philistins dit à Isaac en substance : éloigne-toi, tu réussis mieux que nous, c’est de cela qu’il s’agit.

Après, ça se complique, mais ça reste compréhensible : quand les Évangiles calculent presque chaque mot pour qu’il reprenne une allusion de la Bible hébraïque, afin que le nouveau message, la Bonne nouvelle, tire avec elle la bénédiction d’Abraham pour l’arracher aux juifs et la donner aux adeptes du christianisme naissant, les Évangiles ne font pas autre chose que tenter de prendre l’objet mystérieux et bénéfique, dont ils supposent non sans raison que les juifs le détiennent, mais dont ils croient à tort que les juifs le possèdent comme un avoir, alors que c’est une certaine disposition dans le rapport à l’être, c’est-à-dire au divin.

Quand le Coran reprend de très longs passages de la Bible, et presque toutes les histoires importantes qui s’y trouvent, et qu’il les met au compte de l’islam, lorsqu’il islamise les grands Hébreux antiques, lorsqu’il dit que la version biblique du message est falsifiée (très clairement, parce qu’elle ne met pas en avant Ismaël mais Isaac), lorsqu’il met en scène le « sacrifice » d’Isaac en remplaçant celui-ci par Ismaël, il ne fait pas autre chose que tenter d’arracher l’objet précieux, la bénédiction, et de montrer qu’en prétendant l’avoir, les juifs sont des usurpateurs. Toujours, cette tentative d’extorsion de l’objet du désir, supposé détenu par l’autre, par le juif.

Mais c’est là que l’antisémitisme bute sur sa limite, comme on se tape le front contre un mur : c’est que lui-même ne croit pas cette extorsion possible ; lui-même, malgré tous ses efforts, doute de l’avoir réussie, la preuve en est précisément ce reste de haine qu’il garde en lui, cette vindicte qui le constitue ; même si dans sa sphère, il affiche le triomphe. L’antisémitisme, en tant qu’il dénonce une usurpation de l’objet, et qu’il rétablit la « justice » en s’attribuant l’objet, porte en lui-même le virus qui le cause, il est lui-même le doute radical sur sa démarche. 

Et il fallait qu’un jour ou l’autre un État antisémite essaye d’en avoir le cœur net et d’arracher l’objet aux juifs en leur arrachant la vie, un par un, en espérant les avoir tous. Or non seulement il a échoué, mais il a prouvé par sa haine inépuisable qu’il doutait de sa propre cause : si Hitler avait vraiment cru à la supériorité aryenne, et à l’infériorité des juifs, il n’aurait pas eu besoin de les exterminer. Et par un juste retour des choses, son entreprise d’anéantissement a servi de catalyseur à l’idée juive millénaire de retour à la terre ancestrale ; le nazisme a boosté le sionisme sans en être la cause, puisque le retour à Sion s’étale dans la Bible à tour de pages.

Le film de Spielberg, “Les Aventuriers de L’Arche perdue”, montre bien l’obsession nazie de mettre la main sur l’objet que détiennent les juifs, sur leur secret censé être logé dans l’arche perdue de Moïse : lorsqu’ils retrouvent l’Arche, l’objet n’y est pas, mais à la place c’est un souffle brûlant qui est en sort et qui les consume. 

Aujourd’hui on a aussi un programme d’effacement des juifs, sourcé dans le Coran et promu par l’Iran et ses proxys ; programme écrit en toutes lettres jusque dans les statuts du Hamas, qui précisent l’étape intermédiaire : arracher les juifs à leur terre (du fleuve à la mer…) avant de réaliser le but final qui est leur anéantissement ; car si les nazis voulaient que les juifs n’existent plus, le texte coranique, lui, veut qu’ils n’aient pas existé, ce qui est un défi au temps, un défi que j’ai appelé le « Complexe du second-premier», (introduit en 1992 dans mes Trois monothéismes), complexe dans lequel tous les antisémites sont empêtrés, à savoir : plutôt que de prendre l’apport du peuple juif et d’en faire quelque chose, se désoler ou s’indigner de ce que ce peuple ait accaparé l’objet ; et toujours, dénoncer cet accaparement. Accaparement qui, à certaines périodes, suscita des mesures obscènes : quand le gouvernement de Vichy spoliait les juifs de leurs biens, ou quand les différents petits souverains dans le monde arabo musulman leur confisquaient leurs avoirs, ils ne faisaient que « justice », ils réparaient la spoliation faite par les juifs, et ne faisaient que s’approcher de la confiscation ultime, de la réparation finale qui arracherait aux juifs leur objet « divin » et leur vie avec.

Mais on l’a vu, cet arrachement est impossible, et c’est pourquoi il y aura toujours de l’antisémitisme. Car l’objet en question n’est pas un avoir, c’est un certain rapport à l’être, l’être tel que je le définis depuis longtemps comme l’infini des possibles[1], grâce à quoi : quel que soit l’impossible dans lequel vous êtes coincé, il y a toujours une possible sortie, car l’infini n’a jamais dit son dernier mot vous concernant.

Reste la question du pourquoi : pourquoi ça leur prend, à des gens aussi variés, de se fixer sur ce petit peuple pour lui arracher son objet ?

La réponse est très simple : tout le monde est en manque de l’objet de désir ; si l’on peut se dire que tel groupe le possède, comme on est mu par l’envie, et que ça n’aide pas à réfléchir, on se fixe sur cette possession, sans se questionner sur la nature de cet objet ; et on tourne autour de ce groupe, de ce petit peuple, en s’indignant de ce qu’il l’ait confisqué, en lui, jetant des pierres, des insultes, ou des roquettes, avec cette bonne petite logique de la jalousie, selon laquelle, si nous n’avons pas l’objet alors qu’il l’a, c’est clairement qu’il « nous » l’a pris.

Une conséquence de cette analyse est que pour l’antisémite, le juif est en dette, puisqu’il a pris tout le morceau ; il est en passif puisqu’il a pris tout l’actif (divin ou symbolique). Et comme il ne peut pas rendre ce qu’il doit, pas plus qu’on ne peut le lui arracher, on peut le spolier sans qu’il ait à protester, on peut l’agresser sans qu’il ait à répondre. Application direct de ce point de vue : Le Hamas et le Hezbollah peuvent lui envoyer des missiles et des roquettes, il ne doit pas répliquer ; d’ailleurs, on prend toutes les mesures qu’il faut pour que s’il réplique, il soit pointé comme criminel. S’il réplique, il tue beaucoup d’innocents, et l’on s’est entouré de civils à assez nombreux, (ou plutôt en est allé loger roquettes et missile dans leur locaux) pour que si l’État juif riposte, ce soit un criminel, un auteur de massacres voire de génocide. Le point de vue juif est bien sûr à l’opposé, c’est de dire : vous nous avez agressés pendant des siècles, des millénaires, sans qu’on puisse répliquer, aujourd’hui qu’on le peut, il est impossible qu’on ne réplique pas, quelle que soit la mise en scène que vous fabriquez en vous entourant de civils. 

Bien sûr, des tiers vertueux pourraient venir s’interposer et dire à l’État juif : on vous comprend, votre peuple a reçu assez de coups sans répliquer, mais faites un effort, dérogez à ce principe, juste une fois, à titre exceptionnel, pour empêcher une catastrophe imminente. Et l’État juif ne peut que répondre : c’est impossible, car si on faisait l’effort que vous demandez, si on s’abstenait de répondre à cause des civils pris en otage, les agresseurs pousseraient plus loin, et ils nous envahiraient, tout simplement. Le Hezbollah ferait son 7 octobre à lui, d’ailleurs c’est ce qu’il préparait ; ses tirs  de drones et de missiles n’auraient été qu’une simple préparation avant l’invasion, avant notre disparition.

© Daniel Sibony

Dernier livre paru : L’entre-deux sexuel, Odile Jacob, 2024

Ouvrages à paraître début octobre 2024 :

Les non-dits d’un conflit, le Proche-Orient, après le 7 octobre

Cinéma ou réalité ? Entre perception et mémoire.

Pour mes analyses, sur le rapport à être et la vindicte antijuive, voir :

La juive, essai sur une transmission d’inconscient (1983) ; Les trois monothéismes (1992) ; L’énigme antisémite (2004) ; De l’identité à l’existence (2012) ; Islam, phobie, culpabilité (2013) ; Coran et Bible (2017).


Notes

[1] Voir par exemple mon livre Violence, Seuil, 1998.


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2 Comments

  1. “L’histoire du peuple juif s’étend sur plus de 3 000 ans, de -1200 à nos jours.”
    C’est la plus extraordinaire, la plus passionnante des histoires humaines … Celle qui a le plus marqué l’humanité de son sceau.

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