Il peut être utile, et même illuminant, de ne pas oublier que l’existence d’Israël se soutient d’abord de sa tradition de sagesse universelle, aussi bien que de l’horizon de concorde qu’appelle cette tradition. Les commencements du projet Yeshurun nous engagent à discerner dans ses propositions non pas les possibilités d’une socialité parallèle – en quelque sorte située à l’écart du ‘’système’’- mais à nous intéresser à une socialité simultanée qui est véritablement là, à portée de prise de conscience, en train d’éclore sous nos yeux en s’affranchissant de la plupart des routines longtemps acceptées.
L’initiative de Yeshurun[1] revient à son principal protagoniste et inspirateur, Joseph ben Chalom, pour lequel l’alyah effectuée au début des années 2000, à l’âge de 33 ans, coïncide en effet bel et bien avec la résolution d’en incarner la signification et la portée à la hauteur des grands idéaux de la Bible hébraïque. Véritable ascension spirituelle – ni dualiste, ni décorrélée de la réalité historique, dans ce qu’elle peut exhiber de plus contraire- le projet Yeshurun concrétise au jour le jour la dynamique de l’alyah assumée dans sa dimension d’appel collectif. Yeshurun affirme sa vision comme une continuité de vue par rapport au sionisme originel, notamment marqué, dans le sens fort de ce terme, par l’élan du retour à la terre : pour les nations, Léon Tolstoï Gandhi, pour Israël, entre autres, Abraham David Gordon, Martin Buber. Mais ces références classiques sont encore par trop allusives, et surtout restrictives, car entre les aspirations grandioses de ces pionniers d’une entrée critique dans la modernité, et le projet Yeshurun, l’écart majeur réside malgré tout dans la différence des époques.
A première vue, le témoin hâtif sera tenté de se rapporter à deux précédents directement liés à l’histoire d’Israël : l’un antique, celui des communautés d’ermitage, avec les légendaires Esséniens postés sur le pourtour de la Mer Morte, l’autre contemporain, avec le mouvement de kibbutzim et des mochavim qui ont connu leur essor jusqu’au tournant libéral d’Israël, au début des années 80 du XXè siècle. Mais il faudrait en dire davantage. Et pour commencer, mieux préciser comment se comprend ce principe du retour à la terre ? La réponse excède la seule volonté d’enracinement, puisqu’il s’agit de la réappropriation pratique de la terre d’Israël par tous les benei ysrael, sans distinction de provenances ni de conditions, afin de donner vie à l’idée fondatrice du Retour à Sion. C’est d’abord cet horizon, caractéristique, non seulement de la tradition rabbinique (liturgique, talmudique, kabbalistique, philosophique), mais aussi de la tradition philosophique du judaïsme qui accompagne l’essor de la Haskalah[2] que Yeshurun a l’audace de prétendre actualiser. Donner libre cours à la réalisation d’une promesse : réalisation d’une possibilité de promesse dans la Promesse.
Il s’agit là de permettre, à partir d’un groupement de nouveaux pionniers, de promouvoir avec l’intelligence du cœur, un mode de vie capable de transformer le système, en le transplantant sur les racines spirituelles, en prenant peu à peu ses distances avec les habitudes de l’hypermodernité[3]. De ce que j’en sais et de ce que j’en perçois et comprends depuis ses premières expressions, l’association Yeshurun consiste dans une alternative réelle, sans sortir du siècle, dont les artisans guidés par l’esprit de kedushah/sainteté cherchent à unifier les différents aspects de la vie. Pour autant, ce n’est pas une dissidence, ni une mouvance protestataire. Ou s’il s’en rapproche par certains traits, c’est sur un point de rupture essentiel : l’expérience juive ne s’y réduit pas à sa dimension de « religion », ce qui eut été la meilleure manière de passer à côté du principal miracle historique de notre temps que représente la renaissance nationale d’Israël. C’est pourquoi le vécu du corpus juif valorise la présence au monde articulée en Hébreu, laissant loin de l’imaginaire diasporique les différenciations de l’exil (orthodoxes, traditionnalistes, réformés, laïcs/religieux, droite/gauche) qui prolongent, à tout prendre, les foyers de cécité.
Ni utopie régressive, ni uchronie écologique, Yeshurun développe un espace/temps d’auto-formation à l’indépendance vitale aussi bien qu’existentielle. L’action de Yeshurun a d’abord donné ses premiers fruits au mochav Mata, puis de manière locale à Givat Hanania. Cette action a déjà posé les fondations d’une nouvelle jouvence. Les quelques dizaines de familles qui s’y sont agrégées, sans se détourner du principe du progrès, entendent le concilier avec la philosophie du perfectionnement de soi. D’autant que dans un pays en guerre, agressé depuis sa création, on ne peut faire l’économie de la fraternité, ni celle de la curiosité des autres. Ces quelques éléments de repères, nous obligent à considérer le nom même de cette discrète renaissance.
La philologie rend compte du vocable Yeshurun comme d’une désignation poétique d’Israël. Cette poétisation n’est cependant pas hors sol, puisqu’elle signifie l’unité, ainsi que la solidarité du peuple d’Israël[4] et de la Terre d’Israël[5], elles-mêmes déduites des métamorphoses de Jacob en Israël[6]. Un autre éclairage tend à discerner dans le signe Yeshurun le terme yashar (juste, droit), que l’on retrouve encore dans l’expression plurielle : Sefer yesharim[7]. Le nom de Yeshurun s’allie donc, dans les circonstances actuelles, à celui de la localité d’Ein Kerem, qui est partie intégrante du district de Jérusalem. Le Talmud de Babylone nous enseigne que c’est d’Ein Kerem que proviennent les pierres ayant servi à l’édification de l’autel du Temple de Jérusalem[8]. Le christianisme primitif y reconnaît aussi certains de ses ancrages[9].
Dans la société de Yeshurun, qui innerve le maillage de cette localité historique, le mode de vie s’ organise à partir de l’apprentissage de l’autonomie suffisante, en matière d’habitation, de culture et d’alimentation, de vestimentation, mais aussi d’équilibre humain, fondé sur une éthique du soin qui privilégie la connaissance des ressources médicinales de la nature. La vertu intrinsèquement thérapeutique de l’ensemble doit aussi être rappelée, car elle est présente à chaque niveau, car il s’agit de réapprendre un vivre autrement, sans que les finalités économiques soient les seuls buts à poursuivre, ni à satisfaire. Parmi les bénéficiaires de cette ‘’expérience’’, quelques dizaines parmi les jeunes soldats et les réservistes à peine revenus de la dangereuse dureté des combats.
Ceux qui se reconnaissent là, dans cette nouvelle recherche du bien commun et du juste milieu, convergent vers ce pôle, duquel croît de jour en jour une révolution non-violente dont les artisans ne se satisfont plus de l’esprit du temps.
Georges-Elia Sarfati est philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé. Docteur en études hébraïques et juives de l’université de Strasbourg.
Notes
[1] Yeshurun.co.il
[2] La Haskalah désigne le mouvement des Lumières hébraïques ; ici nous faisons allusion à la Haskalah de sensibilité sioniste, non assimilationniste, qui a précisément favorisé l’essor d’une philosophie politique juive et post-rabbinique
[3] La critique de celle-ci n’est plus à faire, une fois parvenu à la conscience de ses écueils : violence accrue d’une économie désenclavée des autres secteurs du monde vécu, crise du travail, accroissement des inégalités, dévastation écologique, déspiritualisation et désymbolisation massives liées à la crise de la culture, émergence des communautarismes, des nouveaux conformismes et des fanatismes consécutives à ces forces de décivilisation, etc.
[4] Deutéronome 32,15 ; 33,26.
[5] Deutéronome 33, 5.
[6] Deutéronome 32, 29.
[7] cf. Le Livre des Justes, dans le Livre de Josué 10,13.
[8] Traité middot , Mishna 3 :4.
[9] Lieu de naissance de Jean le Baptiste, et lieu de la Visitation.
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