Bipeurs libanais, cheval de Troie hongrois… Comment Israël a piégé deux fois le Hezbollah

À Baalbek, un des talkies-walkies piégés ayant explosé, mercredi. L’entreprise qui les fabrique assure ne plus produire l’appareil « depuis une décennie » et que les modèles en circulation sont « des contrefaçons ». © SULEIMAN AMHAZ / Anadolu via AFP

RÉCIT – Plusieurs années de préparation ont permis l’opération qui a semé le chaos au sein du Hezbollah libanais mardi et mercredi.

C’est une histoire de fausses pistes. Elle se joue au Liban, en Israël, en Hongrie, en Bulgarie… Et sans doute ailleurs encore. Les services de renseignements en ont l’habitude : créer des couvertures, installer des agents dormants, se donner l’apparence de la normalité pour tromper la vigilance. Parfois, les agents s’adonnent à de vrais faux métiers, fondent de vraies fausses entreprises qui prospèrent pendant des mois ou des années. Elles nouent des contrats, réels ou pas, dans un objectif bien précis.

Les responsables des services de renseignements le disent aussi à mots couverts : à l’heure des réseaux sociaux et des moteurs de recherche, il devient de plus en plus difficile de maintenir le secret. « Il existe des moyens », assure une source proche des services. Cette fois, l’ampleur et la sophistication du montage sont sans précédent.

La société BAC Consulting Kft, installée en Hongrie, est l’exemple d’une opération réussie. C’est elle qui a fourni, au nom d’une entreprise taïwanaise, Gold Apollo, qui a accordé la licence, les bipeurs piégés ayant semé le chaos au sein de la milice chiite du Hezbollah mardi. Une attaque similaire a été menée mercredi avec des talkies-walkies piégés. Jeudi, leur origine n’avait pas encore été identifiée. Les enquêteurs taïwanais ont perquisitionné quatre lieux jeudi dans le cadre d’une enquête du parquet sur l’origine des bipeurs. L’entreprise japonaise Icom, qui fabrique les talkies-walkies, a assuré aux agences de presse ne plus en produire « depuis une décennie », et que les modèles en circulation étaient « des contrefaçons ».

BAC Consulting Kft est domicilié au numéro 32 de la rue Szonyi, dans la périphérie de Budapest, un petit bâtiment d’un étage à la façade de couleur ocre. Le nom de l’entreprise ne figure pas sur la boîte aux lettres, où l’on ne voit que ceux de quelques résidents et de plusieurs autres sociétés. De l’autre côté de la rue, il y a un petit entrepôt, mais il appartient à une autre entreprise. Une habitante du même immeuble a indiqué au média hongrois Telex qu’elle relève elle-même l’unique courrier mensuel adressé à l’entreprise. C’est là, à sa connaissance, son unique preuve d’existence.

Prête-nom

La société existe pourtant bel et bien et a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires équivalent à 530.000 euros pour un bénéfice de 33.000 euros, en agissant comme société de conseil. Mais sa PDG, Cristiana Barsony-Arcidiacono, s’est défendue de toute implication dans cette affaire, expliquant à NBC être un simple « intermédiaire ».

À en croire son profil professionnel publié sur LinkedIn, cette Italo-Hongroise a étudié à la London School of Economics à Londres puis a fait un post-doctorat en climatologie au CNRS en 2010-2011. Elle serait consultante depuis trois ans auprès de la Commission européenne. Interrogée par Le Figaro, une de ses connaissances tombe des nues et ne saurait dire si elle n’a fait que servir de prête-nom et avec quelles motivations.

Même si rien n’a été revendiqué officiellement, tout porte à croire que BAC Consulting Kft est une société écran utilisée par les services israéliens pour piéger le Hezbollah. Les experts du renseignement se méfient toutefois des informations distillées ici ou là, sous couvert d’anonymat. Selon « la règle du tiers », un service ne dévoile pas les informations fournies par un autre.

Des années de préparation

L’opération a demandé une longue et méticuleuse préparation. Les services israéliens ont l’expérience de ces opérations d’envergure, planifiées sur plusieurs années. C’est ainsi qu’ils avaient introduit un virus informatique, Stuxnet, pour ralentir le programme nucléaire iranien. Israël est aussi en mesure de mobiliser des ressources technologiques colossales pour réaliser l’impossible.

Bien avant que Nasrallah décide d’étendre l’usage des bipeurs, Israël a mis en place un plan pour établir une société écran qui apparaîtrait comme un fabricant de bipeurs. New York Times

Pour se défendre, Tsahal flirte parfois avec les lignes rouges et l’éthique. Était-il légitime de transformer des bipeurs a priori inoffensifs en arme ? Les adversaires d’Israël dénoncent un dévoiement. Les opérations spéciales et les assassinats ciblés font partie de l’arsenal de la guerre de l’ombre entre Israël et ses ennemis. L’entreprise BAC a été fondée bien avant la guerre qui enflamme la région, depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre. Dans une longue enquête nourrie, le New York Times est revenu jeudi sur la genèse d’une attaque sans précédent par son ampleur et sa sophistication.

Le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah réfléchissait depuis des années à privilégier l’utilisation de bipeurs pour les communications au sein de la milice. Les services israéliens, tels que l’unité 8200 spécialisée dans les opérations cyber, avaient démontré leur capacité à pirater des téléphones portables. Plus anciens, moins techniques, les bipeurs paraissaient plus robustes. « C’est une stratégie de contournement classique », commente une source militaire française.

« Les services de renseignements israéliens ont vu une opportunité », racontent les journalistes américains. « Bien avant que Nasrallah décide d’étendre l’usage des bipeurs, Israël a mis en place un plan pour établir une société écran qui apparaîtrait comme un fabricant de bipeurs », ajoutent les journalistes américains. Deux autres sociétés écrans ont été créées, outre BAC, pour brouiller les pistes et empêcher de remonter la piste vers Israël.  Les bipeurs ont commencé à être livrés au Liban dès l’été 2022 en petites quantités, assure le New York Times. Ils auraient été expédiés par Norta Global Ltd, l’une de ces sociétés écrans, basée à Sofia en Bulgarie. Selon le journaliste d’investigation de Telex, Andras Dezso, elle ressemble en tous points à la société hongroise : son propriétaire norvégien l’a enregistrée en avril 2022 auprès d’un fournisseur de sièges sociaux.

Zones d’ombre

Les zones d’ombre qui entourent les détails de l’opération qui a abouti aux explosions de mardi et mercredi demeurent encore nombreuses. Plusieurs équipes ont été mobilisées, tout comme un appui en matière de guerre électronique. Elle témoigne d’un « haut niveau de pénétration » de la hiérarchie du Hezbollah, observe le spécialiste du Moyen-Orient David Khalfa, chercheur à la Fondation Jean Jaurès.  « Il fallait savoir comment et quand a été passée la commande des bipeurs », poursuit l’expert, qui a publié en octobre Israël Palestine, année zéro pour tirer les enseignements géostratégiques du monde post-7 octobre. 

Depuis l’attaque terroriste du Hamas, vécue comme une humiliation par les services de sécurité, « les agences de renseignement, le Mossad, le Shin Beth et l’Aman ont renforcé leur coopération », assure David Khalfa en citant le renseignement extérieur, le renseignement intérieur et le renseignement militaire. Impossible de savoir si d’autres partenaires étrangers ont été impliqués. Le renseignement acquis au sein du Hezbollah avait aussi permis l’élimination cet été de Fouad Chokr, chef militaire du Hezbollah, « tué en plein cœur de Beyrouth dans l’un des quartiers les plus sécurisés », souligne David Khalfa. Le lendemain, le chef du Hamas Ismaël Haniyeh était tué à Téhéran par une bombe placée dans le bâtiment où il se trouvait. 

Piéger plusieurs milliers de bipeurs est encore plus complexe. Pour les spécialistes des opérations spéciales, l’un des principaux mystères est de savoir quand les services israéliens ont placé les charges explosives dans les appareils : dès la conception, durant le transfert… Il a fallu quoi qu’il en soit déjouer la vigilance des miliciens. Et avoir de la chance. Les batteries des bipeurs destinés au Hezbollah ont été piégées avec du PETN. Il a fallu s’assurer de la stabilité de l’explosif et mesurer avec précision la quantité à placer pour obtenir l’effet recherché.

Le centre de gravité de la guerre se déplace

Le déclenchement de l’opération, mardi après-midi, a pu « susciter des tensions entre services », assure un fin connaisseur d’Israël : entre ceux qui voulaient encore profiter du réseau caché et ceux qui étaient décidés à passer à l’action pour « porter un coup au système de communication » du Hezbollah. L’attaque a aussi infligé des pertes non négligeables au mouvement. Il a suffi d’envoyer un signal. Dans le choix du moment, la dimension politique a été sans doute déterminante tout comme l’hypothèse, avancée par beaucoup d’observateurs, que le sabotage allait être découvert. En passant à l’acte, Israël a quoi qu’il en soit « grillé » une cartouche, avec le risque d’affaiblir les sources dont ses services disposaient au sein de la milice.

L’opération doit aussi être replacée dans un contexte plus large pour en comprendre les objectifs. « Est-ce que l’opération avait un objectif tactique ? Pour l’instant, on n’a rien vu », remarque une source militaire française. Elle servait probablement plusieurs finalités, de la collecte de renseignement à la frappe d’ultime recours contre des cibles d’intérêt. Elle s’inscrit dans une montée des tensions entre Israël, l’Iran et ses « proxies ». Israël attend peut-être maintenant une escalade de son adversaire pour riposter militairement dans le sud du Liban ?

Il s’agirait d’un nouveau piège tendu au Hezbollah… « Le centre de gravité (de la guerre) se déplace vers le nord » d’Israël, à la frontière libanaise, a déclaré mercredi le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant. « Des ressources et des forces sont allouées » à ce front, a-t-il ajouté alors que des renforts militaires sont arrivés dans cette région. « Nous sommes au début d’une nouvelle phase de la guerre qui exige de notre part courage, détermination et persévérance », a-t-il insisté. Spectaculaire, l’opération « bipeur » en sera peut-être le déclencheur.  

Par Nicolas Barotte et Albert Kornél

https://www.lefigaro.fr/international/bipeurs-libanais-cheval-de-troie-hongrois-comment-israel-a-piege-deux-fois-le-hezbollah-20240919

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