Florence Bergeaud-Blackler sur l’islamisme : “Un programme de déstabilisation de nos sociétés est à l’œuvre depuis quarante ans”

Florence Bergeaud-Blackler pointe la menace représentée par les Frères musulmans
JEAN LUC BERTINI

ENTRETIEN – L’islamisme reste “un tabou” en France pour la docteur en anthropologie, qui pointe du doigt la responsabilité d’une partie des médias.

LE FIGARO. – Comment définiriez-vous les imams comme celui des Bleuets à Marseille ?
Florence BERGEAUD-BLACKLER. – Je parlerais de fréro-salafisme. Ces imams ou ces prédicateurs de la deuxième et aujourd’hui de la troisième génération ont été formés à l’origine par les Frères musulmans, qui eux venaient du « bled » faire leurs études ou des affaires en France. Puis la vague salafiste piétiste saoudienne est arrivée, via l’Algérie, et a contesté l’« hypocrisie » des Frères (eux-mêmes tunisiens et marocains pour la plupart), jugés trop calculateurs, trop engagés politiquement au détriment de la piété.

Les fréro-salafistes comme l’imam des Bleuets sont des figures politisées avec un engagement et un projet sociétal donc frériste, mais dont l’éthique passe par une rigoureuse pratique salafisteFlorence Bergeaud-Blackler

Les fréro-salafistes comme l’imam des Bleuets sont des figures politisées avec un engagement et un projet sociétal donc frériste, mais dont l’éthique passe par une rigoureuse pratique salafiste. Cela ne contredit pas les Frères canal historique et cela permet à ces derniers de toucher les banlieues populaires, où la piété ostentatoire est très valorisée, alors que le politique fait l’objet de méfiance.

Quelles sont les relations entre Frères musulmans et fréro-salafistes ?

La première génération arrivée en France, les Frères musulmans historiques de l’UOIF, était constituée d’individus nés dans les années 1950-1960, comme Amar Lasfar, Fouad Alaoui ou Tareq Oubrou. Il y avait les Bordelais, les Lillois, les Lyonnais, etc. Dans les années 1970-1980, ils ont formé des prédicateurs dans tout l’Hexagone, méthodiquement : les hommes, les femmes, les jeunes. La génération née en France s’est vue privée de participation aux décisions, éternellement renvoyée à son statut de « jeunes » qui ne maîtrisent ni l’islam ni l’arabe. Certains de ces derniers se sont plongés dans l’univers arabo-islamique sous l’influence de wahhabites, du malikisme ou de courants issus du continent indien, comme la jamaat al-tabligh, et sont devenus plus zélés que leurs mentors, allant jusqu’à reprocher aux Frères d’être une secte corrompue avec l’État français, jugeant sévèrement sa mollesse pourtant tactique vis-à-vis des affaires des foulards ou de l’entrée de l’UOIF au Conseil français du culte musulman.

Les wahhabites purs lancent des mises en garde contre les Frères. La génération fréro-salafiste se contente d’être méfiante vis-à-vis des Frères canal historique, mais elle utilise leurs moyens de diffusion, comme les rencontres des musulmans, nationales ou régionales, porte ses idées aux banlieusards, en concurrence avec une autre tendance également satellite du frérisme : l’indigénisme du PIR, d’Houria Bouteldja, nettement moins piétiste, qui s’adresse aux plus diplômés et à la gauche mécréante.

Le fréro-salafisme comme celui de l’imam des Bleuets contribue à attirer les jeunes dans un salafisme discipliné sans jouer le jeu des wahhabites, qui les dépolitiseraient trop. Cette islamisation mobilise sur ces thèmes politiques, sociétaux… La lutte contre l’islamophobie, dispositif frériste génial qui vise à discréditer toute critique de l’islamisme et aussi, j’insiste, à rééduquer et à sensibiliser à l’islam les non-musulmans, est le cœur du réacteur. Les femmes sont prises en charge par des réseaux contrôlés par les Sœurs musulmanes, qui s’adressent aux femmes enfermées chez elle, qui ont la force démographique, mais aussi les intellectuelles qui sortent voilées, travaillent, pour participer à la transformation sociétale devant mener à la société islamique universelle.

Face à ces phénomènes, la politique de l’État est-elle efficace ?

Dans la chasse aux discours provocateurs explicites dans les mosquées, le ministère de l’Intérieur démissionnaire, Gérald Darmanin, a pris des mesures d’expulsion retentissantes. Il s’est attaqué non plus seulement aux appels djihadistes, mais au discours islamiste sur la norme en contravention avec les valeurs de la République, et cela va dans le bon sens. Le 7 octobre et la vague antisémite ont également contribué à une réponse plus ferme de l’État.

Mais on devrait à présent s’attaquer aux racines de ce mal, donc nommer et mieux connaître le problème. Un programme très structuré et systématique de déstabilisation de nos sociétés européennes que j’appelle frérisme est à l’œuvre depuis quarante ans. La gauche considère cette hypothèse comme complotiste, la droite le prend au sérieux, mais s’abstient de tout engagement pour des raisons électoralistes et pour ne pas être assimilée à l’extrême droite, laquelle a fait de ce combat une caricature.

Comment expliquer que l’islamisme continue à progresser, notamment auprès des plus jeunes ?

Il y a d’abord une responsabilité d’une partie des médias. L’islamisme reste un tabou. Au point que, quand on parle d’antisémitisme, on continue à chercher les causes de sa montée, consécutive au 7 octobre, à l’extrême droite alors qu’il suffit de lire, d’écouter les vidéos, d’aller dans une librairie islamique, que chaque habitant d’une grande ville peut trouver non loin de chez lui, pour constater que ce qui est enseigné aux musulmans est compatible avec la charte du Hamas.

Comment va-t-on pouvoir parler de ces problèmes, dans notre ère de post-vérité, dans un moment où même les universités et de grandes institutions scientifiques boycottent, voire excluent, ceux qui voudraient simplement comprendre et faire comprendre ? Je vis dans un environnement universitaire influencé par l’extrême gauche et le wokisme béat, qui affirme depuis trente ou quarante ans que, si vous évoquez les Frères musulmans en Europe, c’est simplement parce que vous voulez détourner le regard des gens des problèmes socio-économiques, et qu’au fond vous êtes raciste et islamophobe, ce qui justifie qu’on vous fasse taire…

Pourquoi cette «volonté de ne pas voir» ?

Peut-être parce qu’on n’a pas intérêt à voir ce à quoi on a contribué parfois activement pendant trente ans… Si la gauche, dont je viens, faisait son examen de conscience, ce serait tellement douloureux qu’elle ne s’en remettrait pas. Elle reste soudée à des partis alliés à l’islamisme, comme LFI, parce qu’elle sait que sa responsabilité est considérable et que l’extrême gauche pourra sortir quelques boules puantes le moment venu.

Des élus de droite ne sont pas hors de tout soupçon, mais cela reste au niveau des appareils politiques. À gauche, c’est tout le tissu social – les associations antiracistes, les associations d’aide aux droits au logement, les LGBTQI, les associations prétendument écologistes, etc. – qui s’est allié à l’islamisme et à son cousin indigéniste, par opportunisme.

Certains collègues proches de la retraite me confient : « C’est vrai, vous avez raison, mais on ne peut pas le dire. » Dire la vérité, ce serait reconnaître que l’on s’est trompé et c’est douloureux, car tout est écrit, tout reste. D’éminents sociologues parfois brillants ont raconté des bêtises sur l’islamisme sans jamais rien en connaître pour sauver ce qu’ils pensaient être une laïcité inclusive.

Que peut-on faire ?

L’information et la formation aux citoyens. Contre une guerre de basse intensité, il faut donner aux citoyens les moyens intellectuels et juridiques de se défendre de l’endoctrinement et des agressions, sur leur lieu d’habitation, à l’école, dans les entreprises. Ne risque-t-on pas une chasse aux sorcières, me rétorque-t-on souvent ? C’est une question légitime. On doit être scrupuleux et juste, mais on ne peut pas rester dans le déni et ne rien faire. Un ami me rappelait récemment cette phrase de Jean-Pierre Dupuy, qui disait, à peu près : le déni c’est quand on ne veut pas croire ce que l’on sait.

Apprendre aux gens la vision du monde des islamistes, leurs visées politiques, sociétales. Ils ont d’ailleurs le droit d’avoir cette vision du monde, de vouloir l’imposer et convertir. Vous ne les empêcherez ni par la violence ni par la prison d’imposer leurs valeurs, mais seulement par votre détermination à défendre les vôtres. 

Or, ce qui est terrible, c’est que vous pouvez entendre des gens qui vous disent : les Frères musulmans, pourquoi pas ? Des gens sont prêts à abandonner la laïcité, à se convertir. À gauche, notamment, car la gauche partage avec le frérisme le multiculturalisme, le globalisme, un projet « révolutionnaire », on croit encore à une alliance provisoire avec les islamistes. Cette vieille lune n’est toujours pas passée. Les islamistes pensent exactement la même chose, mais ils ont l’histoire avec eux. L’islamisme finit toujours par dévorer la gauche.

Cela expliquerait-il pour vous la compréhension ou le soutien d’élus de gauche envers l’islamisme ?

Une partie des élus LFI est dans une optique de sédition, elle cherche la décomposition de la République laïque et son désarmement intellectuel (son obsession du déconstructionnisme comme moyen et fin dans les universités) et physique (ses attaques incessantes contre la police, par exemple). Ce sont des utopistes qui ne semblent pas avoir d’autre rêve que la tabula rasa, la destruction des racines pour tout construire. C’est absurde, n’ont-ils jamais été dans un jardin ?

Comment la situation peut-elle évoluer ?

Les islamistes sont convaincus que, s’ils parviennent à séduire un nombre croissant de musulmans, ils pourront imposer leurs valeurs, leur mode de vie, leur organisation sociale. Cela commence par l’arraisonnement des femmes, attirées d’abord pas un hidjab coloré et une fierté musulmane, puis par leur rééducation corporelle et mentale. On sait que la dynamique islamiste va toujours dans le sens de plus d’enfermement, la fin du féminin dans l’espace public étant représentée par l’Afghanistan. Car, ce que j’ai appris avec le marché halal, c’est que, à la fin, c’est toujours le plus halal qui gagne. J’ai assisté à des réunions où des femmes modernes, en jupe, éduquées, finissaient par juger que, s’il fallait couper la main d’un voleur, selon la charia, au fond ce n’était peut-être pas si bête… Je le raconte dans mon livre.

Vous êtes sous protection policière depuis un an et demi pour avoir été menacée de mort après la publication de votre ouvrage sur les Frères musulmans. Quelle est votre situation aujourd’hui ?

Je bénéficie toujours d’une protection. Je ne fais plus attention aux menaces sur les réseaux sociaux et ailleurs, car c’est un peu déprimant. Je suis toujours ostracisée même si, paradoxalement, j’ai le soutien discret de beaucoup de collègues. Ma carrière est bloquée, des « alertes » sont lancées contre moi en interne. Être en désaccord, c’est normal, mais il n’y a pas de débat, et c’est ce dont je souffre le plus. 

Mon livre est sorti au Danemark en juin et il a suscité un débat public. Il va sortir en Allemagne, où il y a un fort intérêt. En Suède, où mon livre sera également publié, la presse commence à s’intéresser à ces accusations d’islamophobie qui visent des chercheurs pour les réduire au silence. En France, j’ai été nommée chevalier de la Légion d’honneur et j’en suis très reconnaissante. Mais, d’un autre côté, je suis obligée de donner des conférences dans des universités et des centres de recherche à l’étranger…

Entretien mené par Jean Chichizola

Florence Bergeaud-Blackler  est docteur en anthropologie et chargée de recherche au CNRS. En 2023, elle a publié “Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête” (Odile Jacob).

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/floren

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2 Comments

  1. Allons plus loin….
    Qui peut imaginer que les “oreilles” de l’Égypte, des USA, d’Israel n’aient pas durant plus de 20 ans résonnées des bruits du trafic en tous genres, que la construction souterraine de 800 kms de tunnels a inévitablement occasionnee ?
    Qui peut imaginer que les frères musulmans qui ont assassiné Sadate le pacifiste, aient pu renoncer à établir une base d’assaut, pour détruire Israël a ses frontieres frontieres. Sissi n’était pas au courant ???
    Qui peut imaginer que depuis des décennies, le clan Obama/Biden qui guide la politique Geostrategique des USA, aurait devié de sa politique à long terme, qui lui dicte de s’allier s’il le faut avec le Diable (l’Iran) pour contenir le terrorisme Sunnite (Al quaida, Daech) et agir sur les rapports dangereux de ce pays avec la Chine ?
    Qui peut imaginer que les USA laisserait ISRAEL agir librement avec les armes qu’Israel lui achète ?
    Enfin, qui peut douter qu’Israel (Bibi) ne soit pas conscient que les USA d’Obama/Biden, l’UE, les Nations Unies, la Russie et j’en passe, n’aient en vérité aucun scrupule à sacrifier, à terme, l’existence d’Israel sur l’autel d’un nouveau partage du monde, au profit de leurs intérêts avec 57 pays Arabo musulmans et leurs 1.5 milliards d’habitants imbibés d’une haine Coranique irreductible envers Israel ?
    Les US, l’UE, la Russie, la Chine, l’Asie étaient tout à fait au courant de ce qui se tramait dans les sous sol de Gaza.
    Ce n’était pas de leur intérêt geostrategique supérieur d’intervenir.
    Israel en dehors du fait d’être ligoté pas ses “Alliés”, n’a pas les moyens de se battre contre le reste du monde.
    Tout au plus, peut il en contenir l’axe du mal dont les frontières sont plus étendues que celles qu’ont veut bien croire ou voir.

  2. La déstabilisation, c’était avant. Dorénavant il s’agit de collaboration officielle. Même si les jeux olympiques (dont certains pays sont d’ailleurs arbitrairement exclus, ce qui leur ôte toute valeur) peuvent berner les veaux, toute l’Europe de l’ouest est aux mains de l’extrême-droite pro-Hamas. Et elle le restera, vu le faible nombre de citoyens lucides ayant pris conscience de cette réalité.

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