Le chantage aux otages: ses formes et ses enjeux. Par Georges-Elia Sarfati

Le rapt sanglant de 251 Israéliens, par les assassins du Hamas, le jour du 7 Octobre 2023, est devenu au fil de la guerre l’un des points de focalisation majeurs de l’opinion. Aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Au plan national, c’est-à-dire en Israël même, la question des otages et de leur sort a peu à peu  été instrumentalisé à des fins politiciennes, pour tirer de cet état de fait une panoplie d’accusations envers le gouvernement démocratiquement élu de l’Etat juif. Au plan international, ce qui demeure une question de politique intérieure a également déterminé l’un des angles de l’information les plus saillants lorsqu’il est question de rendre compte de “la guerre de Gaza”.

Mais l’histoire de cette guerre ne se confond pas avec l’histoire des otages, qui en constitue un aspect important mais non pas essentiel pour l’avenir d’Israël. Avec le temps, renouant avec ses méthodes antidémocratiques, une fraction minoritaire de l’échiquier politique israélien a de nouveau réussi à se fédérer pour user de ce qu’il y a de plus atroce dans cette détention arbitraire, pour faire enfler un vent de délégitimation et de délégalisation du régime. Comme souvent en pareil cas, le moralisme le plus trivial tend à se substituer à la nécessaire réflexion sur les finalités politiques de la guerre. Et cette moralisation civique mais abusive du conflit a fini par imposer sa doxa à courte vue. Cette doxa se soutient de deux slogans, érigés en mantras inexpugnables par des groupes de pression : “BringThemHomeNow” étant le plus communément répandu. Cette rengaine reprise ad nauseam aussi bien par une partie des élites (médias, universités, appareil judiciaire) que par des foules contaminées par cette idéologie du pathos, a fini par descendre dans la rue. D’aucuns y ont ajouté un vernis de justification talmudique, en arguant que “Qui sauve une vie, sauve l’univers entiers” (Sanhédrin 4, 5).

La protestation moraliste trouve encore une autre de ses justifications dans l’impératif biblique du “pikuah nesfesh”[1]. Comme on le sait, l’exégèse rabbinique a déduit cet impératif d’un verset du Lévitique (18, 5) : “Vous respecterez mes prescriptions et mes règles. L’homme qui les mettra en pratique vivra par elles. Je suis l’Eternel”. Le Talmud en infère encore la valorisation de la vie, en explicitant qu’ici l’expression “vivra par elle” indique que l’homme ne “mourra pas par elle”. Pratiquement, une situation de danger survenue un jour de Shabbat autorise donc une personne à enfreindre ce précepte majeur[2] pour sauver une vie. On a vu s’engouffrer sur cette voie aussi démagogique que dangereuse les habituels prétendus vecteurs d’opinion (le journal Ha’aretz[3]), ainsi que le grand syndicat historique (la Histradrut), qui n’a pas hésité à appeler à la grève générale, en “solidarité avec les otages”, comme si c’était le Premier Ministre qui était responsable de leur sort, sous le prétexte qu’il refusait de négocier leur libération à n’importe quel prix !

Mais seul le court-circuit logique, ou le renoncement à la raison peuvent conférer à cette doxa abusive un semblant de cohérence. L’idéologie défaitiste est parvenue à imposer ses lieux communs, mais à l’issue d’un processus de déplacement aberrant de la véritable signification des enseignements de la tradition hébraïque.

Examinons rapidement la sphère de pertinence et d’applications de ces deux maximes. Tout d’abord, le devoir de “pikuah nefesh” prend toute sa valeur, et sa valeur exclusive, dans le cadre de l’exercice de la médecine, mais pas seulement, notamment pour secourir une personne dont la vie est en danger le jour du Shabbat. Quant à l’adage talmudique, devenu le lieu commun éthique par excellence, il n’a jamais été pensé comme un principe politique, ni comme une règle d’action gouvernementale, puisqu’il conditionne avant tout la conduite éthique individuelle. Ni la Bible hébraïque, ni ses exégètes, ni le corpus talmudique n’ont nulle part préconisé, ni enseigné qu’il fallait étendre le devoir moral envers autrui à l’abdication de toute rectitude devant le chantage de terroristes génocidaires.

Le précédent de la libération négociée du soldat Guilat Shalit, relâché le 11 Octobre 2011, après cinq années de captivité dans la Bande de Gaza, en échange de 477 détenus “palestiniens”[4], dont 280 condamnés à perpétuité pour crimes de sang, a sans doute pesé dans le choix stratégique actuel d’Israël de ne plus entrer dans un cycle de pseudo-négociations, par essence suicidaires, aussi bien pour l’intégrité que pour la sécurité nationale, à moyen et long terme. Faut-il rappeler que les assassins du 7 Octobre se sont notamment recrutés parmi les terroristes libérés en échange de Shalit ?  La pratique d’une éthique sans politique, au profit de la promotion du pathos, de la sensiblerie, qui font ici le lit du séparatisme et de la renonciation au principe de réalité, n’est pas de nature à garantir l’intégrité d’Israël, quoi qu’en disent certains représentants autoproclamés du sens de l’humanité. A l’heure qu’il est, il est probable que le refus d’Israël d’accepter de rechuter dans une compréhension dévoyée de sa propre tradition d’assistance constitue peut-être, bien plus que les dévastations de la riposte militaire, la plus grande déconvenue du Hamas et de ses bailleurs de fonds.

La libération des otages ne saurait constituer un but de guerre principal ; la priorité est de gagner la guerre, sans fournir aux ennemis inconciliables d’Israël les moyens d’une prochaine attaque, ni justifier le crescendo de leur idéologie viscéralement antisémite. Ne craignons pas de nous montrer maximalistes : le véritable but de la guerre de Gaza est en effet de conduire cette guerre en vertu du droit de la guerre, en portant un coup dissuasif à ceux qui veulent la destruction d’Israël, en rejetant tout statu quo, en annexant des territoires, en détruisant l’ennemi, en le refoulant, en le subjuguant. C’est la seule manière de conduire une guerre contre des fanatiques.

Nous savons en outre que dans la conjoncture stratégique, celle qui interdit au Premier Ministre de négocier quoi que ce soit, le contrôle par Israël du corridor Philadelphi est d’importance vitale. Considérons de près cet enjeu, lisons et relayons ce point de vue posté par les réseaux sociaux par un réserviste en guerre sur le terrain : “Le corridor Philadelphie est plus important que les otages. Il est plus important pour moi et tout mon bataillon, qui se bat à Gaza depuis début de la guerre. Tous les 100 m environ, un tunnel traverse la clôture, des ouvertures pour faire passer des quantités massives de produits de contrebande. Par conséquent, quitter Philadelphie pour un jour signifie une condamnation à mort pour des milliers d’Israéliens supplémentaires… Notre sang n’est pas moins rouge que celui des otages, même si nous sommes prêts à sacrifier nos vies pour vaincre l’ennemi. Respirez profondément et repensez à votre rhétorique. Vous êtes maintenant du côté de notre pire ennemi.”[5]

Ne pas considérer ce témoignage avec le dernier esprit de conséquence, c’est se bercer d’illusions, et se réveiller de son rêve avec l’horizon assombri des lendemains qui déchantent. Qui veut mener cette guerre au nom de l’éthique du judaïsme – ce qui ne semble pas être le cas- ne doit pas oublier que le judaïsme est une école de réalisme.

© Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé.


Notes

[1] Expression qui signifie « sauver une vie ». L’enseignement traditionnel soutient que sauver une vie en danger prime l’observance du Shabat (pikuah nefesh doeh shabat).

[2] L’interdiction du travail le jour du Shabbat est l’une des clefs de voûte du judaïsme, la peine de mort étant encourue en cas de transgression (cf. par exemple Nbs 15,32 ; mais surtout préalablement : Ex. 20, 8, le quatrième des Dix commandements).

[3] Bien que référence des « élites », et surtout modèle de la presse israélienne à l’étranger, cet organe de presse n’est pas même lu par 2% de la population d’Israël.

[4] Auxquels s’ajoutèrent 550 autres détenus, le 18 décembre 2011.

[5] Témoignage cité par Liel  Leibovitz, dans son article du 3 Septembre 2024 : https://www.tablemag.com/sections/israel-middle-east/articles/israel-brink-civil-war.


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