“Je rentre d’Auschwitz-Birkenau et je n’ai toujours pas compris…” Yana Grinshpun a lu “Le Juif et le Nazi. Métaphysique de l’antisémitisme”, de Philippe Sola

Le Juif et le Nazi Métaphysique de l’antisémitisme. Philippe Sola. 2024. L’Harmattan

“Je rentre d’Auschwitz-Birkenau et je n’ai toujours pas compris pourquoi Hitler et les nazis ont tué quasiment tous les Juifs d’Europe”. Cette première phrase de l’essai, écrit par Philippe Sola, saisit par la sincérité du philosophe dont le métier consiste à accéder si ce n’est au sens, du moins, à un sens ou à des sens. Un philosophe qui ne comprend pas et qui le dit d’emblée mérite d’être suivi dans le voyage de réflexion commune à laquelle les lecteurs sont conviés. 

Des bibliothèques entières sont remplies d’ouvrages sur l’extermination des Juifs. Des romans, des traités savants, des livres d’histoire, des essais politiques, des poèmes, des témoignages se sont accumulés depuis la Shoah. Des mots ont été cherchés pour dire l’indicible, des poèmes, des chansons, des mémoires, des cours d’histoire, des BD, des dessins animés et des films ont été faits. Et pourtant, on n’arrive pas à saisir ce qui s’est passé. On n’arrive pas à le faire d’autant plus que “la solution finale” islamiste a été mise en œuvre encore une fois le 7 octobre 2023 et, soyons “optimistes”, peut-être pas la dernière.

Il y a “Un impossible à dire. Un épuisement de l’écriture”, dit Philippe Sola, auteur de cet ouvrage audacieux, parce qu’essayant de se saisir de l’énigme de ce qui chez les Juifs rend les autres malades de haine exterminatrice. Les nazis, en l’occurrence. Malgré l’impossibilité de dire, il propose une explication très dérangeante de cette haine absolue. Non pas comme haine des origines, non pas comme résultat des conditions religieuses, sociales ou historiques de la judéophobie ; mais comme l’amour-haine de l’être.

C’est pour cette raison que Sola emploie le mot savant, le mot des philosophes, le mot devenu presque péjoratif dans la langue courante de ceux qui ne veulent pas trop se fatiguer pour comprendre, en reléguant l’insaisissable vers le “métaphysique”, ce trop abstrait, trop compliqué, trop ésotérique. “Je ne comprends pas, c’est trop métaphysique pour moi”, “oh non, c’est de la métaphysique”, -combien de fois a-t-on entendu ces phrases en essayant d’expliquer les idées qui dépassent la concrétude tactile des objets. Peut-être parce que les profs de philo ne commencent pas leurs réflexions par ce “je ne comprends toujours pas”.  La vraie métaphysique, dans le sens aristotélicien du terme, renvoie à la “science de l’être”.  A ce que nous sommes tous, à notre essence humaine. Philippe Sola dit qu’elle est commune à tous, les nazis pensent que non. L’universaliste Sola, fils des philosophes des Lumières, part d’une croyance “métaphysique” des nazis : certains êtres auraient plus d’être que d’autres. C’est ce qu’il découvre en essayant de se mettre à la place de l’autre. Cet Autre qui n’accepte pas l’universalité de l’être. Daniel Sibony a formulé un aphorisme important : “l’origine de la haine c’est la haine des origines”. Philippe Sola, lui, ne s’occupe pas des origines, mais d’une vision de l’essence humaine par les nazis qu’ils n’arrivent pas à “saisir” et qu’ils cherchent à trouver chez le “Juif”. La haine du Juif serait une haine de leur propre impossibilité de détenir l’essence de l’être :

“Les Nazis pensaient que les Juifs détenaient l’être, qu’ils en étaient propriétaires, comme on détient le possible. […] Le Nazi pense que le Juif détient le secret de l’être, qu’il manipule l’être à sa guise, qu’il y évolue avec liberté comme un nageur en eau libre” (p. 39) ou encore “Je postule que le Juif a quelque chose que le nazi (que tout antisémite) n’a pas. […] Je postule que ce que le Juif a est l’être “(p.47).

Le dieu juif s’appelle “ETRE”. JHWH vient de la racine hébraïque היה “Je suis celui qui est”, dit Dieu à Moïse (Exode 3 :14). Inventer Dieu qui s’appelle “être” n’est pas une mince affaire, c’est aller droit à l’essentiel, c’est avoir peut-être inconsciemment la grande prétention de toucher au mystère de l’être. Philippe Sola fait l’hypothèse suivante : les nazis, venant d’une grande nation de philosophes (Heidegger a même repris la notion d’être chez les Juifs), étaient obsédés par le mystère de cet être, et aussi par cet excès de l’être qu’ils pensaient entrevoir chez les Juifs, lesquels n’ont jamais essayé ni d’imposer leur invention de Dieu être, ni d’en faire la promotion auprès des autres peuples. 

“En éliminant les Juifs physiquement, en éliminant les étants, peut-on enfin accéder à l’être et à l’acquérir. En faisant le vide, en réalisant la soustraction fondamentale, les nazis ont conçu le projet de découvrir l’être, de le posséder, comme on possède le pouvoir. […] Cette hypothèse de désir d’appropriation de l’être par les nazis est l’impensé du nazisme et de son histoire” (p. 43).

L’être est certainement un pouvoir. C’est le pouvoir sur quelque chose qui relève de l’origine de la vie. Le pire c’est que les Juifs n’ont aucune velléité de s’en enorgueillir, car ils sont à la fois “dedans” et “dehors”, ils portent en eux quelque chose “de perturbateur”. Il n’y a qu’à voir comment le monde entier s’occupe d’eux, de leur présence (qui est trop), de leur absence (pas assez), de leur “je ne-sais-quoi” qui fait parler d’eux tout le temps, sans qu’ils le fassent eux-mêmes. Cette manière d’être d’ici mais aussi d’ailleurs, de s’assimiler à la culture dominante mais de lui rester en même temps et malgré tout, étrangers, était insupportable aux nazis. L’histoire a déjà donné des exemples de cette “insupportabilité”,  de ce soupçon de garder en soi “le noyau indestructible” – les lois de limpieza de sangre ont été inventées à cause d’un doute sur la sincérité de “nouveaux chrétiens”. Le même doute, au fond, qui a saisi les nazis. Et ils ont voulu voir, voir ce qui dépasse chez ces Juifs, ce qu’est cet élément “émanant d’une essence différente”, insaisissable même quand l’assimilation semble être parfaite, quand la langue allemande parlée par ces Juifs est si pure, quand ils se disent allemands.

On voit bien qu’en voulant tuer du Juif, en tant que catégorie globale, métaphysique, les nazis ont pensé à se débarrasser des Juifs en chair en os. Ils ont exterminé des millions d’êtres humains, mais ils n’ont réussi ni à se saisir du secret de l’étant, ni à atteindre son essence, ni à pénétrer le mystère de l’origine tant haïe. On a souvent expliqué la manière d’utiliser les corps des Juifs tués par les nazis : leur peau, leurs cheveux, leurs dents comme le résultat du “pragmatisme” des nazis, de l’intolérance à la déperdition, du désir de la “propreté”, de la conservation, qu’en sais-je encore. Mais pour Philippe Sola, l’objectif métaphysique est toujours le même : voir ce qu’ils ont à l’intérieur de leur être, percer le secret de “l’être” à travers leur chair, leurs cheveux, leurs bouches, sous leur peau même. C’est le secret de la relation avec l’être, inépuisable ressource de la vie, de la vitalité et de l’étrangeté que les nazis ne pouvaient pas supporter.

Sola se penche également sur l’élection des Juifs que les nazis ne supportaient pas non plus, parce qu’ils ont pris le mot “élection” à la lettre, dans sa concrétude, en ignorant totalement ce que cette élection signifie (justement, l’alliance avec l’être) pervertie par les soins des idéologues.

L’entrée du camp d’extermination d’Auschwitz, où Philippe Sola s’est rendu avant d’écrire son essai. © Charlotte Graham/Shutterstock/SIPA

Ce que fait Philippe Sola dans cet essai profond et en même temps accessible est d’une audace philosophique rare, il se met à la place du nazi tout en restant dans la peau du Juif. Et il conclut en vrai philosophe à l’impossibilité de cette entreprise : “Il y a d’autres raisons que les raisons”. Une invitation à continuer à vivre, à chercher à comprendre l’incompréhensible et à dire ce qui est “un impossible à dire”.

© Yana Grinshpun

“Le livre qui se met à la place du nazi tout en restant dans la peau du Juif”

Dans “Le Juif et le Nazi : métaphysique de l’antisémitisme” (L’Harmattan), Philippe Sola explore les raisons de la haine absolue contre les juifs.

Source: Le Point

https://www.lepoint.fr/postillon/le-livre-qui-se-met-a-la-place-du-nazi-tout-en-restant-dans-la-peau-du-juif-09-08-2024-2567546_3961.php

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-Discussions sur la propagation des idéologies dangereuses – ISSN 2781-0496-

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2 Comments

  1. A la lecture du commentaire , il apparait que le “philosophe” n’a aucune notion de de ce qu’est véritablement la métaphysique; ce qui en soi n’a rien de surprenant, la connaissance de l’universel ou métaphysique n’ayant aucun point de rencontre avec les points de vue individuels de la philosophie moderne.

  2. “L’origine de la haine c’est la haine des origines” : cette “haine des origines”, cette volonté de détruire la filiation se retrouve chez les nouveaux antisémites wokistes, BLM, décoloniaux, melenchonistes etc Qui sont des nazis ayant remplacé la croix gammée par un drapeau du Hamas. Chez les nouveaux nazis, haine des Juifs va toujours de pair avec haine des Blancs et des Occidentaux.
    Donc chez un Melenchon ou une Annie Ernaux (et un bon tiers des électeurs en France) la haine des Juifs est également une haine de soi. Il y a chez eux la volonté (inconsciente ou non) de détruire leurs propres origines, leurs propres ancêtres et également leur propre descendance, leurs propres enfants.

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