Information, désinformation, contre-information. Par Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati

Tous les contemporains conscients des enjeux de la guerre que l’Etat d’Israël mène contre le Hamas s’accordent à penser et à dire qu’Israël a depuis longtemps perdu la guerre de l’information. Une idée reçue a longtemps couru, selon laquelle le refus de communiquer serait le fruit d’une décision des premiers dirigeants de l’Etat d’Israël : ils auraient adopté ce parti pris parce que leur expérience historique de la communication était indissociable de ce que la propagande nazie avait fait subir au peuple juif. Et ils n’étaient pas disposés à associer l’œuvre de renaissance nationale à l’utilisation de la propagande…

Si cette considération est exacte, on voit mal avec près de 80 ans de recul en quoi il était pertinent de résister à une stratégie de communication constante pour éviter à l’Etat d’Israël, mais aussi au peuple juif en son entier, d’être précipité dans l’abîme d’isolement que tous deux connaissent depuis le 7 Octobre 2023.

Faute d’avoir assumé de communiquer, c’est-à-dire d’expliquer ce qu’il en était, et pourquoi il faisait la guerre, ou était susceptible d’entrer souvent en guerre, l’Etat d’Israël a laissé s’installer, puis prospérer, la vision perverse de l’histoire que représente ce que l’on appelle désormais ‘’le narratif palestinien’’.

Il est probable que dans l’histoire moderne du peuple juif, le moment le plus marquant d’une communication digne de ce nom fut celui des développements du sionisme politique, à partir de l’engagement de T. Herzl et des travaux des congrès sionistes successifs. Quelles qu’aient été les versions et les visions d’un Etat juif, à une époque où dominait encore l’Empire Ottoman, et ce jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les entreprises de communication furent de plusieurs sortes, convoquant plusieurs canaux d’expression : la presse juive, dans toute sa diversité, les textes fondateurs, les actes de congrès, les relais de synthèse, par le biais des associations, mais aussi le propos, le discours et l’effort diplomatique. Cette activité inlassable fondait pour la première fois depuis des siècles dans l’histoire du peuple juif une manière de s’adresser aux nations, qui rompait avec de longues périodes de soumission, d’espérance attentiste ou de vie exilique installée, voire protégée, par les quatre coudées de la Torah.

Et voilà qu’une fois l’Etat d’Israël factuellement constitué, d’abord sous le rapport d’une infrastructure pré-nationale, dont l’édification exigea plus d’un demi-siècle d’affirmation et de développement (entre 1882 et 1947), ensuite officiellement à partir de la proclamation de son indépendance en 1947, la fraction souveraine du peuple juif engagea un processus de renaturalisation qui exigeait par lui-même une bonne part d’esprit d’innovation. Dès lors, il semble que la diffusion centripète du programme d’émancipation nationale connut une forme de revirement, puisqu’à partir de la première guerre, il s’agit surtout de fortifier l’Etat nouvellement reconnu par les nations qui représentaient alors la ‘’communauté internationale’’. Pour autant, les premiers dirigeants israéliens ne rompirent pas tout à fait avec la nécessité de tenir un discours de persuasion. Mais au lieu que ce soit en direction des nations, ce fut -et c’est compréhensible- de manière massive en direction des secteurs de la diaspora qu’il convenait encore de sensibiliser au principe d’une souveraineté récemment reconquise. C’est là l’aspect invariablement missionnaire du sionisme, actif à l’endroit des communautés dispersées : appel aux dons, étayage d’un nouveau pôle d’identification imaginaire, construction d’une diplomatie à l’intention des communautés juives, travail inlassable d’intégration/absorption de nouveaux immigrants. Mais tandis que l’Etat d’Israël œuvrait à se fortifier sur ses bases, ses ennemis de toujours se mettaient eux aussi à l’ouvrage pour semer de par le monde les germes d’un antisémitisme renouvelé.

La possibilité d’une guerre psychologique constamment menée à l’endroit d’Israël gagne d’autant plus en efficacité, en amplitude et en conséquences que ses protagonistes (journalistes-militants, partis politiques, fractions idéologiquement organisées de la société civile, larges secteurs de l’enseignement secondaire et supérieure, etc.) peuvent impunément miser sur la conjonction de trois paramètres.

Le premier facteur concerne l’état de l’opinion commune en matière de culture générale sur l’histoire juive : sur ce plan, le niveau général consiste dans un bagage intellectuel saturé de préjugés et de lieux communs (le judaïsme est une religion, les Juifs se regroupent en cercles d’influence, etc.),

Le deuxième facteur concerne l’état de l’opinion publique quant aux représentations courantes du sionisme : en la matière, la compréhension de l’histoire juive nationale se situe dans un au-delà de l’histoire européenne, comme si l’idée même d’une renaissance nationale du peuple juif au 19è, puis au 20 è siècle, n’avait aucun lien avec l’histoire multiséculaire de l’antisémitisme européen.

Le dernier facteur reflète l’état de l’opinion mondiale quant à la compréhension de ce que signifie et ce qu’implique l’existence de l’Etat d’Israël : les contenus de cette opinion mondialisée récapitulent à eux seuls les sédimentations des précédents stades, en y ajoutant le travail idéologique quotidien de l’information, sans que la moindre mise en perspective historique entre en jeu.

Cela indique au moins une chose : après la Seconde Guerre mondiale, les nations européennes, qui avaient été le théâtre complice de la Shoah, n’ont procédé à aucun aggiornamento conséquent de leurs structures éducatives, ni cherché à modifier en profondeur l’idée que la majorité se faisait des Juifs. Ils avaient été victimes certes, mais n’avaient pas tardé à se lancer dans une entreprise guerrière au Proche Orient… Et ce n’est pas l’activité, certes notable, de quelques grandes fondations (Mémoriaux en tous genres, animés par la devise du « plus jamais ça », ou la philosophie naïve selon laquelle les voyages commémoratifs à Auschwitz avaient per se la vertu d’immuniser les esprits contre le pire.

Ces initiatives culturelles, aussi nécessaires que louables, n’étaient pas de taille à faire pièce à la machine de désinformation incessante qui depuis les années 20 du 20ème siècle n’a eu de cesse d’inoculer ubi et orbi l’antipathie reptilienne d’Israël.

Le principal ressort de cette stratégie a invariablement consisté à instruire la péjoration des mots « sionisme » et « sioniste », ce qui confère aux cycles stratégiques de cette désinformation la puissance d’une seconde nature cognitive : un  faisceau de stéréotypes négatifs et fédérateurs.

Le fait dominant de cette désinformation cyclique, entre culture du préjugé complotiste et mensonges tactiques, c’est son cœur palpitant : le palestinisme et ses relais, qui ont fait souche, les uns et les autres,  avec le refoulement de la culpabilité de l’Europe.

*

La nécessité d’un contre-discours n’est plus une option, mais une urgence vitale : depuis plusieurs décennies, celui-ci est majoritairement assumé par des Juifs engagés, israéliens ou non, désireux d’apporter leur pierre à l’édifice de la reconstruction nationale. Mais la plupart du temps, faute du moindre soutien de la part de l’Etat d’Israël, y compris par le biais de ses ambassades, l’articulation comme la propagation du contre discours demeure de l’ordre de l’initiative bénévole, discrète et discrétionnaire. 

Certes en temps de guerre, Tsahal assure bien une diffusion de l’information, mais celle-ci est loin d’être calculée aux fins d’atteindre le plus grand nombre. Cette information est certes disponible, mais elle n’est pas relayée. Mais surtout, comme elle émane de Tsahal, elle est d’emblée mise en minorité, sinon discréditée. Ce qui est le moindre des effets en retour de la désinformation.

Bureaux de FakeReporter, Tel Aviv. 26 décembre 2023. Photo Amit Elkayam

A côté de cette communication  d’Etat, circonstancielle et limitée, il existe bien de nombreuses initiatives privées : sites, blogs, collectifs d’analystes, associations de juristes, initiatives d’intellectuels isolés, ou décidant de se regrouper pour affronter ensemble une hostilité généralisée, celle de leurs contemporains d’abord, celle des medias publics aussi.

Le rapport de force est de toute façon disproportionné : les nouveaux antisémites disposent depuis un siècle de budgets d’Etats, de financements privés absolument colossaux, d’organisations très ramifiées, et lourdement financées, capables d’injecter dans les medias main stream un discours anti-israélien et antijuif qui finit par inspirer la tonalité même de l’ information nationale, partout dans le monde (la sphère occidentale et orientale a minima).

La Hasbarah[1] ne peut plus être le fait de quelques envoyés (shlihim), ni de militants isolés, ni d’intellectuels de bonne volonté. Elle doit être envisagée, pensée, conceptualisées et mise en œuvre selon une amplitude de vue qui n’a pour équivalent qu’une économie militaire. Puisque l’information, la désinformation  sont mises au service d’une guerre psychologique inlassable, il est vital pour l’image d’Israël, mais aussi pour la sauvegarde et l’intégrité des Juifs dans le monde, que le peuple juif se dote d’une armée de défense communicationnelle capable, tout comme Tsahal ou le Mossad, de mener des opérations loin en territoire hostile, ou de répliquer conséquemment à chaque campagne d’agression. Mais la contre-information ne peut non plus se donner sur le mode réactif de la contre-attaque, elle doit aussi être pensée comme une politique de prévention.

© Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyse existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé.


[1] Terme hébreu désignant littéralement l’explication, c’est-à-dire la contre-propagande.


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