Les derniers secrets de Joseph Kessel. « Jef est mort »: les dernières heures du « Lion » Joseph Kessel 7/7

Maurice Druon inhume Joseph Kessel en 1979. KEYSTONE FRANCE /

LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL (7/7) – 23 juillet 1979: il est vingt heures, Hubert et ses amis jouent aux cartes. À côté d’eux Joseph Kessel regarde le journal télévisé de Roger Gicquel.

En 1968, l’écrivain âgé de 70 ans et dont la vie est déjà légendaire, fait connaissance d’un lycéen, Hubert Bouccara, qui est passionné par son œuvre. Va s’en suivre une amitié inattendue entre Kessel et son cadet. Ensemble ils voyageront, par exemple au Pérou, ils séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall. Jusqu’à la mort de Jef, le 23 juillet 1979, ils passeront de longues heures à discuter, permettant à Hubert de recueillir les derniers secrets de son ami.


Après une telle vie, et tant d’excès, c’est même incroyable qu’il ait vécu jusqu’à cet âge, songe Hubert Bouccara.

De la mort de Jef, survenue le 23 juillet 1979, il a un souvenir précis. Les amis sont venus, comme tous les week-ends. Jef ne supporte pas la solitude. Et la vie quotidienne aux côtés de Michèle, alcoolique, est de moins en moins facile. Alors les derniers fidèles l’entourent et le rejoignent dans la maison qu’il possède. Elle porte un joli nom, « le Four à chaux de Marie Godard », 3, rue du Ruisseau. Jef est fatigué.

Depuis quelques mois, le temps se venge sur l’homme qui l’a si souvent défié : voyages, livres, excès en tous genres, Kessel a si souvent repoussé les limites de la fatigue. Il a désormais 81 ans. Il ne voyage plus, il n’écrit plus : plus la force, plus envie. Ces dernières semaines, il se contente d’aider son ami Georges Walter à écrire un roman : il reste un lecteur intraitable.

La soirée d’été est douce, les amis sont dans le jardin, ils jouent aux cartes, boivent, badinent. Jef a préféré rester à l’intérieur pour regarder la télévision. C’est l’heure du journal, moderne rituel qu’il a adopté.

L’un des joueurs rentre dans la maison – est-ce Yves Courrière, est-ce Walter ? – et ressort précipitamment :

« - Les copains, il faut arrêter de rire.
– Pourquoi ? Il y a la guerre ?
– Non, Jef est mort. »

Tous se précipitent : le vieil homme est affalé dans son fauteuil aux accoudoirs à tête de lion. La télévision est allumée : un reportage sur un lac souterrain filmé par une équipe de spéléologues. À sa main, une cigarette fume encore. « Rupture d’anévrisme », diagnostique le médecin appelé aussitôt.

La mort vient de remporter la partie.

Dernier souffle devant les infos du soir

Hubert se rappelle : Jef avait envié celle, douce et instantanée, du Général : l’ancien président de la République s’était éteint dans le cadre paisible de sa demeure champenoise un soir de novembre 1970 en faisant une réussite. « J’aimerais bien mourir comme lui », avait-il confié. À l’instar du grand homme, dont la vie avait embrassé bien des tourments de son temps, l’aventurier Kessel a rendu son dernier souffle en regardant tranquillement les infos du soir : tout un symbole pour celui que ses reportages aux quatre coins du monde avaient rendu célèbres. Recru de fatigue, il observait désormais ses confrères, de l’autre côté de l’écran.

Le Lion est mort ; Jef est mort, Joseph Kessel est mort. Voilà ce qu’on entend partout depuis ce matin, depuis qu’on sait qu’hier soir Joseph Kessel a quitté la vie brusquement, sans avertir personne, tandis qu’il regardait la télévision dans sa propriété du Val-d’Oise, à Avernes.

Roger Gicquel, présentateur du JT

Le lendemain, la presse unanime lui rend hommage. L’AuroreLes Nouvelles littéraires, qui donnent la parole à Troyat. Celui-ci loue « son don de naïveté » nécessaire pour découvrir le monde, rencontrer des gens et en tirer reportages et portraits. À la fin de sa vie, Jef le reconnaissait : il avait été sous le charme de beaucoup de monde, des héros, des génies, mais aussi des escrocs (Stavisky) et même des criminels : ainsi, Goering. Les raisons de cet attrait : c’était un aviateur, confessait-il, et un bon vivant. Et la curiosité était le moteur de sa vie, avant la raison, avant la prudence. Toute sa vie, il n’avait cessé de s’interroger sur cette fascination

France Soir évidemment l’a mis en une, sur un grenier (titre en haut de page). Sur six colonnes. Et Le Figaro le salue par un éditorial de Jean d’Ormesson, suivi d’une longue nécrologie de Pierre Bois, et un salut fraternel de James de Coquet, président du prix Albert-Londres.

Roulette russe

Le soir, le journal télévisé de TF1 lui rend hommage, Roger Gicquel consacre un long sujet à celui qui est mort pour ainsi dire en le regardant : « Le Lion est mort ; Jef est mort, Joseph Kessel est mort. Voilà ce qu’on entend partout depuis ce matin, depuis qu’on sait qu’hier soir Joseph Kessel a quitté la vie brusquement, sans avertir personne, tandis qu’il regardait la télévision dans sa propriété du Val-d’Oise, à Avernes. »

La mort le guettait depuis longtemps, elle avait même fait irruption dans sa vie très tôt ; un jour d’août 1920, pour être précis. Kessel avait 20 ans et des poussières quand il apprit de la bouche du commissaire du 5e arrondissement que son jeune frère, Lazare, qu’il n’appelait que Lola, de quinze mois plus jeune que lui, venait de se suicider d’une balle en plein cœur. Elle était revenue le provoquer en emportant Sandi, sa jeune épouse, malade de la tuberculose (juin 1928). Ces deux êtres tôt disparus ne cessaient depuis de le hanter, il se reprochait de n’avoir su les entourer, les protéger, les sauver.

Lui-même, entre un accident de la route, une main mutilée pendant une beuverie, l’alcool, l’opium, et deux guerres effectuées dans l’aviation, avait joué maintes fois à la roulette russe avec la vie.

« La troupe des ombres »

Dans les années 1970, la grande faucheuse a largement éclairci les rangs de ses amis. Au décès de Pierre Lazareff, qui dans ses dernières volontés lui avait commandé sa nécrologie, il écrivait : « Je m’étais bien juré pourtant de ne plus jamais écrire sur la mort d’un ami. J’ai trop eu, vraiment trop, à le faire. Un jour est venu où j’ai été comme cerné, enveloppé par la troupe des ombres. Et j’ai senti que je ne pourrais plus être pour ceux que j’aime profondément cette sorte de fossoyeur. Mais aujourd’hui il n’est plus question de sentiment. J’ai obéi à un ordre du métier que Pierre Lazareff et moi avons servi avec la même passion, le même amour, la même fureur. » (France Soir, 22 avril 1972.)

« La troupe des ombres » se compose comme suit : Katia Gangardt, sa deuxième épouse (1972), Marcel Pagnol, son complice de l’Académie qui ne rechignait pas à l’accompagner dans sa tournée des grands ducs (avril 1974), et quelques mois plus tard le vieux Monfreid, à qui il devait son grand reportage sur l’esclavage entre l’Arabie et l’Afrique et qu’il avait retrouvé en France, à peine assagi (décembre 1974).

Et encore Gaston Gallimard, le premier à avoir distingué en lui le romancier derrière le journaliste et qui lui avait écrit la lettre que tout écrivain en herbe rêve de lire : « Je serais disposé à devenir votre éditeur. » (Décembre 1975.) Suivi de Sonia, son vieil amour « backstreet » (1975). Tous partis et, avec leur départ, tant de souvenirs envolés.

En janvier 1974, Jef s’est rendu aux obsèques du cinéaste Anatole Litvak, célébrées dans le grand crématorium du Père-Lachaise. Litvak, Tola, l’ami fidèle qui lui avait ouvert les portes du cinéma, en portant à l’écran son premier roman, puis en l’associant à la réalisation de Mayerling, d’Un acte d’amour ou de La Nuit des généraux.

Des obsèques en toute intimité

La journée était lugubre, la froideur des lieux n’arrangeait rien. Jef était au premier rang à côté de la veuve de Tola, Sophie, et de la jeune Marie-France de Saint-Félix, une amie du couple. À défaut d’une liturgie religieuse, des musiques des films du défunt furent diffusées. La Symphonie n° 3 de Brahms… en souvenir de l’adaptation du roman de Sagan. Marie-France sentit une main qui prenait la sienne et la serrait à la broyer. C’était Jef, submergé par le chagrin. Des larmes coulaient, lentement, suivant le sillon profond des rides de son visage.

Les larmes sont là aussi aux obsèques de Jef, qui se déroulent au cimetière du Montparnasse le mercredi 25 juillet : division 28, une tombe ceinte de buis. Il fait très beau, ce jour-là. Peu de monde, seulement le cercle des amis. Courrière, Nucéra, Moretti, Walter portent le cercueil. Kessel a demandé l’intimité. Les honneurs militaires que la République pourrait réserver à un grand officier de la Légion d’honneur, ou la foule qui accompagnera Sartre quelques mois après lui, ce n’est pas son style.

Un drapeau tricolore a tout de même été déployé, en souvenir de l’engagement du défunt dans la France libre. Devant le cercueil, où repose l’écrivain, enveloppé dans un drap blanc frappé de l’étoile de David, un homme récite le kaddish : « Magnifié et sanctifié soit le Grand Nom dans le monde qu’il a créé selon sa volonté. Puisse-t-il établir son royaume de votre vivant et de vos jours et des jours de toute la Maison d’Israël, promptement et dans un temps proche… »

Au premier rang de l’assistance, Michèle Kessel soutenue par son frère, son neveu Maurice Druon. L’Académie est représentée par Maurice Genevoix le secrétaire perpétuel. Par Henri Troyat, et Maurice Rheims. Romain Gary est là aussi, en veste de treillis ; il pleure comme un enfant à qui l’associent ses origines communes, l’aviation et Nice, et Londres, et la littérature. On aperçoit Maurice Schumann, l’ancien porte-parole de la France libre. André Asséo l’entend souffler à Gary : « Il y a une place pour toi à l’Académie. » Réponse de celui-ci : « On ne remplace pas un homme comme Jef. »

BIbliophile reconnu

Hubert Bouccara avait fait la connaissance de Joseph Kessel par la lecture du roman L’Équipage, qui l’avait transporté. Pendant onze ans, il a vécu dans le sillage de l’écrivain, de ses livres et de ses amis nommés Gary, Brassens, Malraux.

Dix ans après la mort de Jef, il choisira de quitter le poste qu’il occupait dans un hôpital de l’Assistance publique pour s’établir comme bouquiniste quai Voltaire. Il deviendra un bibliophile reconnu, spécialiste notamment des œuvres de Kessel.

En 2004, il a ouvert, rue Campagne-Première, une librairie de livres anciens qu’il a naturellement baptisée La Rose de Java, titre mythique de Jef. À vol d’oiseau, son magasin est à 500 mètres de la tombe de Kessel. 
Régulièrement, des visiteurs en franchissent le seuil. Ils viennent de province, des États-Unis, de Jérusalem, même.

Ils cherchent un titre précis ou veulent seulement rencontrer le maître des lieux, Hubert Bouccara, personnage désormais légendaire parmi les kesseliens. Ils sont immédiatement sensibles à sa gouaille sympathique et savante, et, plus profondément, à l’esprit de fidélité qui flotte dans cette boutique, où est si ardemment entretenu le souvenir de Joseph Kessel.

©  Etienne de Montety

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/livres/les-derniers-se

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