Les derniers secrets de Joseph Kessel 5/7: L’amour, l’alcool et les nuits parisiennes: dans le quotidien tragique de Joseph Kessel

Joseph Kessel. Jean Marquis / BHVP / Roger-Viollet / (c) Jean Marquis / BHVP / Roger-Viollet

LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL 5/7 – Hubert Bouccara habite chez l’écrivain. Il constate que le personnage public flamboyant cache un mari tourmenté par l’état de sa femme, Michèle, gravement alcoolique.

“La saga kesseliene dans le Figaro 5ème épisode… Jef, le chat Mustapha et moi…” Hubert Bouccara

En 1968, l’écrivain âgé de 70 ans et dont la vie est déjà légendaire, fait connaissance d’un lycéen, Hubert Bouccara, qui est passionné par son œuvre. Va s’en suivre une amitié inattendue entre Kessel et son cadet. Ensemble ils voyageront, par exemple au Pérou, ils séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall. Jusqu’à la mort de Jef, le 23 juillet 1979, ils passeront de longues heures à discuter, permettant à Hubert de recueillir les derniers secrets de son ami.


“Il est trop tard pour que tu rentres à Stains, tu dors à la maison

Jef a été catégorique. La soirée chez Thoumieux, la brasserie de la rue Saint-Dominique, s’est prolongée, bien au-delà du dernier train qui part à 00 h 45. Cette nuit-là, Hubert Bouccara reste rue Quentin-Bauchart chez Joseph et Michèle Kessel.

Longtemps celui-ci n’a pas eu de domicile fixe. Absent durant de longues semaines quand il était en reportage, il est allé de chambre d’hôtel en logement provisoire. Fils, mari, amant, il a habité rue de Rivoli, rue de Prony, rue Daubigny, boulevard Brune, enfin s’est fixé au 18 de la rue Quentin-Bauchart, dans un duplex, perché au troisième étage. Jef venait de se marier avec Michelle O’Brien.

Accord trouvé

L’appartement est grand, il comporte deux chambres d’amis. L’une est pour les visiteurs de passage, l’autre pour le chat du couple, Mustafa II, qui a succédé à Mustafa 1er. Il est réputé pour son mauvais caractère. Peut-être est-ce parce que la légende raconte qu’il a été sacré roi des chats de Paris par les amis du couple et eu les honneurs de France Soir ? Ce qui est sûr c’est qu’il a le coup de griffe facile. Hubert en fait plusieurs fois les frais avant de comprendre : il ne faut pas empiéter sur son territoire.

Accord territorial trouvé avec Mustafa, Hubert vit de plus en plus souvent chez les Kessel. C’est facile, il téléphone et il arrive pour la nuit, un lit est toujours disponible, préparé par la précieuse Pépita Gonzalez, qui tient la maison. Jef s’enquiert :

«Est-ce que tout va bien pour toi ? Tu es bien installé ? Il ne te manque rien ?

– Non, qu’est-ce qui pourrait me manquer ?

– Les clés de la maison ? »

Désormais Hubert n’hésite plus, il ne craint plus les soirées qui s’éternisent au Novy, chez Vitiouch ou chez Denise, jusqu’au bout de la nuit. Étudiant à Paris dans une école d’électronique, il passe de plus en plus de temps chez les Kessel, partageant leur vie quotidienne.

Jef commence la journée en lisant la presse. Lui qui a collaboré à tant de journaux, du Matin à France Soir, il est tous les matins au kiosque, achète L’AuroreFrance SoirLe Figaro et se constitue une revue de presse, il feuillette, lit, découpe. Mustapha sur les genoux. À Louis Nucéra qui s’annonce au téléphone, il ordonne : « N’oublie pas de me rapporter le New York Herald. » Il y dévore les features, ces récits en marge de l’actualité, qui sont autant de mines d’or pour le romancier.

“Dieu nous accompagne”

Jef passe à sa table de travail. Un petit meuble tout simple devant lequel il a disposé ses objets fétiches. Photos, lettres, cartes postales forment l’autel personnel de cet agnostique patenté. On reconnaît un portrait de son père dessiné par son frère Lazare. Une photo de sa mère. À gauche, une bibliothèque encombrée de bibelots et de livres, des éditions ordinaires ou jolies reliures. Le nomade impénitent est un homme de rites. Avant de partir en voyage, il embrasse les photos des siens en répétant :

« Dobri tchass

– Zbogom

– Que l’heure nous soit favorable. Et que Dieu nous accompagne. » C’est une vieille coutume russe, que l’on trouve dans La Guerre et la Paix. Et partout où il séjourne, partout où il écrit, il pose devant lui les portraits de ses anges tutélaires, Sandi, Lola et Raïssa.

Jef écrit tout le temps, à la main. Des notes, des ébauches de textes. Un article, un reportage, une nouvelle, il rédige toujours sur un papier couleur ivoire, format A4 invariablement coupé en deux. Et toujours la même écriture, minuscule, qui court d’un bord à un autre de la feuille, sans marge et sans alinéa. Et jamais au verso. De rares ratures. Au mot près, il sait combien de signes contient sa page. Habitude de vieux routier. Depuis longtemps, Kessel, journaliste et écrivain, est parfaitement maître de son art.

À côté de lui, en silence, Hubert est installé dans un grand fauteuil. La bibliothèque s’offre à lui généreusement. Il profite de ce séjour pour parfaire son éducation littéraire. L’hôte a des goûts précis, tranchés, non négociables : au premier rang, les auteurs russes. Tolstoï dont il a connu un neveu à Paris avant la guerre, Dostoïevski, Pouchkine.

« Encore… soupire Hubert, après que Kessel lui a ordonné de lire Lermontov. Il n’y a donc aucune autre littérature ?

– Ce sont les plus grands ! »

Immergé dans la bibliothèque de Jef, Hubert en profite pour parachever la lecture de ses œuvres complètes : quatre-vingts volumes. Que n’a-t-il pas encore lu ? Les Enfants de la chance. Profitant d’avoir l’auteur sous la main, il lui fait ses commentaires.

« C’est pas du roman, ça…

– Pourquoi tu dis ça ?

– La scène initiale, le vol de l’avion en rase-mottes, c’est ce qu’a fait Marcel Reine, n’est-ce pas ?

– Comment tu connais Reine, toi ?

– Tu en parles dans Vent de sable. Et tu as repris l’épisode dans Tous n’étaient pas des anges.

– Tu veux que je te dise une chose ? T’es pas bête, gamin. »

Il a laissé dans l’histoire de Paris le nom d’un homme qui mange les verres après les avoir busFrançoise Giroud

Tenir le choc

L’atmosphère tranquille de l’appartement cache pourtant une réalité, pathétique celle-là : la santé de Michèle. Kessel a connu sa troisième épouse à Londres à une soirée chez Hettier de Boislambert. Il l’a épousée en 1949. Elle était sa « black Irish », charme incendiaire, tempérament de feu. Amoureuse, possessive, elle voulait suivre Jef partout, en voyage, et aussi lors de ses bordées dans les bars et les cabarets de Paris. Ainsi au Novy, dans le quartier de la Muette, où l’écrivain a sa table. Jef est chez lui, il chante, il danse, il boit jusqu’à l’aube. Sa forte corpulence lui permet de tenir le choc des vodkas avalées au rythme des violons tziganes. L’alcool fait partie de son personnage public. Dans un livre sur les figures de la vie parisienne, Françoise Giroud raconte : « Il a laissé dans l’histoire de Paris le nom d’un homme qui mange les verres après les avoir bus. Et un jour qu’à Montmartre, il repose le pied d’une coupe dûment avalée, un monsieur lui dit sur un ton de reproche : “Voyons monsieur… Vous laissez le meilleur !”C’était Erich Maria Remarque. » Ça, c’est pour la légende. Le quotidien est plus dramatique.

Michèle boit aussi mais sa constitution, moins robuste que celle de son compagnon, abdique vite. L’alcool provoque chez elle de terribles crises. Quand elle est ivre, elle ne supporte personne et d’abord pas Jef, l’agonissant, lui reprochant son succès, sa notoriété, ses amis. Les insultes, les quolibets antisémites pleuvent. Qu’il s’entretienne avec une autre femme, Michèle surgit comme un ouragan et fait un esclandre. La belle Irlandaise que l’alcool dévore est en train de devenir une épave. Kessel est effondré. Certains de leurs amis s’éloignent, Malraux, Romain Gary, refusant d’être les témoins du spectacle navrant que donne le couple. Jef s’en veut. La vie qu’il a fait mener à « Mike », de voyages en dîners arrosés a rendu, croit-il, sa femme dépendante. Ses amis essaient de le raisonner, les médecins le disent : Michèle O’Brien possède un patrimoine génétique où l’alcool occupe probablement une grande place.

Souvent quand Hubert Bouccara surgit chez les Kessel, ce sont des cris qui l’accueillent. Les époux en sont venus aux mains, les mots fusent. Profitant de l’arrivée de son ami, Jef quitte le domicile pour entreprendre en sa compagnie une de ces longues marches qui lui lavent l’esprit. L’équation est insoluble : Michèle est invivable. Jef ne peut pas vivre sans elle.

« Tu aurais dû rester avec Katia, ose Hubert.

– Tu ne peux pas comprendre lui rétorque sèchement Jef. »

Ses propres fêlures

Aux États-Unis, il a écumé les nuits de Broadway, fréquenté un prince de la fête, Lenny Lyons, et dans une villa de Hollywood a relevé le défi d’un faraud nommé Humphrey Bogart. Il s’agissait de boire le plus possible de shots de cognac. Jef a gagné (1). Mais l’alcool joyeux est devenu un poison pour son couple. Il en a eu la révélation lors d’un séjour à New York. Il a découvert une association originale : un groupe de parole réunit des malades de l’alcoolisme qui témoignent publiquement de leur addiction, de leur misère et de leur envie d’en sortir. Cette initiative s’appelle les Alcoholics Anonymous. Le journaliste en lui s’est éveillé. En compagnie de Michèle, il a effectué le plus insolite et le plus sensible des reportages. Lui qui a connu la guerre civile irlandaise, traversé les Pyrénées à pied pour gagner la France libre, arpenté l’Afghanistan, il s’est retrouvé dans une salle blafarde de l’association, écoutant Bob, Ted, Warner, ou Bruce, confesser avec humilité leur déchéance. Il en sera sonné en réalisant que c’est sur ses propres fêlures et celles de sa chère Michèle, qu’il enquêtait. Celle-ci aura beau avoir assisté aux séances des AA avec lui, rien n’y fera. Pas même les innombrables cures de désintoxication (quinze !) qu’elle effectuera en France ne parviendront à la tirer d’affaire. L’alcool est un démon.

Un soir chez les Nucéra, les écrivains Alphonse Boudard et René Fallet qui ont trop bu s’échauffent, mi-rigolards mi-sérieux, se lançant des noms d’oiseaux. Des coups volent. Tout le monde rit autour de la table, et Hubert n’est pas le dernier. Jef le rabroue :

« Ne ris pas.

– C’est pas méchant !.

– C’est surtout pas drôle. »

(1) Yves Courrière, “Joseph Kessel, ou Sur la piste du Lion”, Plon.

© Etienne de Montety

Source: Le Figaro

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