LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL 4/7 – L’été 1974, Kessel emmène Hubert Bouccara passer des vacances chez Marc Chagall en Provence. Le jeune homme découvre l’amitié entre les deux hommes et pénètre dans l’univers du peintre.
En 1968, l’écrivain âgé de 70 ans et dont la vie est déjà légendaire, fait connaissance d’un lycéen, Hubert Bouccara, qui est passionné par son œuvre. Va s’en suivre une amitié inattendue entre Kessel et son cadet. Ensemble ils voyageront, par exemple au Pérou, ils séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall. Jusqu’à la mort de Jef, le 23 juillet 1979, ils passeront de longues heures à discuter, permettant à Hubert de recueillir les derniers secrets de son ami.
Jef est en train d’écrire à sa table dans son appartement parisien. Il relève la tête et interpelle Hubert Bouccara qui lit à côté de lui. Le jeune homme séjourne chez lui.
« Dis-moi, gamin, tu connais Chagall ?
– Je sais que c’est un peintre contemporain…
– Tu connais quoi de lui ?
– Comme tout le monde, le plafond de l’Opéra.
– C’est tout ?
– À Jérusalem, j’ai vu ses vitraux de la synagogue du centre Hadassah. Pourquoi tu me demandes ça ?
Parce qu’une exposition s’ouvre au Sénat, consacrée au peintre et que Jef est invité au vernissage. Il ira avec Hubert.
– C’est ton copain, Chagall ? demande celui-ci.
– Non, ce n’est pas mon copain. Je le connais c’est tout.
– Quand même, vous êtes russes tous les deux et tous les deux Juifs. Ça fait des points communs. »
Hubert a bien vu. Les parents de Kessel ne lui ont pas donné d’instruction religieuse et il n’a passé que quelques années sur le sol de ses pères : de 1905 à 1908. Mais il parle russe, il a même traduit en français Le Messie sans peuple de Salomon Poliakov. Et il lui arrive de dédicacer ses livres dans cette langue à ses compatriotes. Le pays de son enfance exerce sur lui un indéniable attrait. Ses amis s’appellent Anatole Litvak, Romain Gary, Pierre Lazareff.
Des notoriétés parallèles
Au Sénat, ce jour-là, c’est la foule des grands événements parisiens, autant attirée par les toiles exposées que par les buffets. Des officiels sont annoncés, des élégantes se pressent, la presse est à l’affût. Jef l’a prévenu :
« Pour un vernissage il faut s’habiller. On va aller t’acheter un costume.
– Eh, ce n’est quand même pas ma bar-mitsva. »
Sitôt que Marc Chagall aperçoit la haute silhouette de Jef, il fend la foule vers lui et tous les deux s’embrassent et se saluent en russe.
Depuis quand se connaissent-ils ? Depuis les Années folles à Montparnasse. Ils ont le même âge et la même histoire, ou peu s’en faut. Chagall est né à Liozna en Biélorussie. Exilé à Paris, il a habité la Ruche, cette pépinière d’artistes qui deviendront célèbres : Soutine, Zatkine, Modigliani, Fujita. Dans les années 1920, tous deux ont hanté les nuits de Montmartre et de Montparnasse, avec leur génie et leurs excès. Leurs notoriétés, l’un en littérature, l’autre dans la peinture ont été pour ainsi dire parallèles. Elles ne pouvaient pas ne pas se croiser un jour.
En 1926, Simon Kra, éditeur spécialisé dans les livres d’art les a associés, l’un et l’autre à un projet prestigieux : il a commandé à des écrivains dans le vent un texte sur l’un des sept péchés capitaux. Giraudoux a parlé de l’orgueil, Morand de l’avarice, Mac Orlan de la luxure, Max Jacob de la gourmandise, Lacretelle de la colère, André Salmon de l’envie. Et Joseph Kessel, dont la force de travail commençait, à être légendaire a traité de la paresse. De son côté, Chagall a réalisé quinze eaux-fortes originales. L’ouvrage est sorti à trois cents exemplaires numérotés, sur papier vélin. Le bibliophile averti qu’est devenu Hubert Bouccara sait que ce livre possède aujourd’hui une grande valeur : il est coté 10 .000 euros.
Laissant Jef aux apostrophes en russe, Hubert déambule dans l’exposition, découvrant l’art onirique, poétique et coloré de Chagall. La marque du surréalisme est frappante. Celle du judaïsme aussi. Elle lui rend Chagall aussitôt familier.
Pour le jeune Hubert, l’espèce des peintres appartient aux manuels d’histoire de l’art : Vinci, Renoir, Picasso dont Jef voudrait aller voir la toile Guernica à Madrid dès qu’elle rentrera en Espagne. Et voilà que pour la première fois de sa vie, grâce à Kessel, il en rencontre un, en chair et en os.
« Tu connais d’autres peintres ?, demande Hubert.
-J’en ai connu. »
Spontanéité et taquinerie
À Montparnasse, Kessel a fréquenté Pascin et Serge Poliakov, qui fut un guitariste impécunieux avant d’être un artiste renommé. Et Moïse Kisling. Il a aimé ces hommes, leur tempérament bohème et prodigue sans guère s’intéresser à leurs œuvres. Il se raconte même qu’il a été jusqu’à refuser leurs toiles, devenues inestimables. Leur amitié joyeuse lui suffisait amplement.
Les mois ont passé depuis le vernissage de l’expo Chagall, quand Kessel annonce à Hubert :
« Cet été, on part en vacances ensemble.
– Où ?
– C’est une surprise. Fais ta valise pour la semaine. »
Les surprises font partie de leur relation : à la spontanéité d’Hubert répond la taquinerie de Jef, et l’envie commune de mettre de l’inattendu dans leur quotidien. Dès qu’il le peut, Jef cherche une idée pour le distraire, l’épater ou faire son éducation.
La surprise s’appelle évidemment Marc Chagall. L’artiste les a invités à passer quelques jours chez lui en Provence.
Le monde des Russes de Paris est petit
Dix heures de route en voiture, on a le temps de faire connaissance. Georges Walter et Raymond Moretti sont du voyage avec Jef et Hubert. Walter est journaliste, il a présenté le journal télévisé de l’ORTF. Romancier il a reçu le prix Interallié et s’apprête à connaître un succès mondial en tenant la plume pour la Chinoise Chow Ching Lie Le Palanquin des larmes. C’est un ami récent de Jef. Non le moins fervent. Moretti est peintre, artiste de la démesure. Jef a fait sa connaissance dix ans plus tôt par Louis Nucéra, et il a aussitôt aimé son ambition et son exigence. Les œuvres de Moretti s’appellent Cris du monde ou L’Âge du Verseau. Ce travail en cours dans son atelier de la Victorine à Nice, Kessel et ses amis l’ont baptisé d’un nom qui dit tout : « le Monstre ».
En fin de journée, la voiture s’arrête devant une belle villa située à la sortie de Saint-Paul-de-Vence. Hubert lit : La Colline. Ils sont accueillis par Marc Chagall et sa femme, Valentine dite Vava. Veuf subitement d’une femme qu’il adorait, Bella, il s’est remarié avec sa gouvernante, Valentina Brodsky, de 25 ans plus jeune que lui. Les spécialistes savent l’importance qu’elle a eue dans sa vie et sur son inspiration, notamment pour ses œuvres religieuses. Chagall et Vava habitent Saint-Paul depuis 1966. La Provence lui doit plusieurs chefs-d’œuvre, notamment la décoration de la petite chapelle Sainte-Roseline et la mosaïque du baptistère de la cathédrale de Vence.
Sitôt que les voyageurs ont posé leurs bagages, ils se retrouvent autour d’un verre avec le maître de maison. La lumière décline, la chaleur s’apaise. Autour d’une vodka, Chagall et Kessel reprennent une conversation interrompue, mêlant le russe et le français. Ils ont des sujets et des gens en commun. Le gendre de Chagall, Michel Rapaport, est grand reporter à France Soir où il signe sous le nom de Michel Gordey. Il a publié un livre qui a beaucoup fait parler : Visa pour Moscou publié dans la collection « L’Air du temps », chez Gallimard, dirigée par Lazareff. Décidément, Hubert Bouccara a raison, le monde des Russes de Paris est petit.
Fascination pour le peintre
Vava est pleine de prévenance, elle s’affaire auprès des invités. Et avise, au milieu des hommes, Hubert, que sa taille et sa corpulence font paraître plus jeune que son âge.
« Laisse-les, lui dit-elle, et viens. Je vais te préparer un goûter. »
Le jeune homme a maintenant 22 ans ; à l’orangeade de Vava, il préférerait les boissons fortes que se servent les autres. Comment le dire à l’adorable hôtesse ?
Au fond du jardin, Chagall a aménagé une ancienne grange qu’il a transformée en atelier, notamment par l’installation d’une verrière dans le toit qui laisse passer la lumière. C’est là qu’il travaille.
Tu sais, tu peux me parler pendant que je peins. Ça ne me dérange pasMarc Chagall
Chaque matin, Hubert le rejoint dans son atelier. Il a aussitôt été sensible à la gentillesse et à la sollicitude du maître de maison. Très vite, ils se tutoient comme de vieux amis. Durant de longues heures, le garçon reste à son côté et le regarde peindre, fasciné par le spectacle de l’artiste devant son œuvre. Ses toiles en cours de réalisation s’appellent La Chute d’Icare ou Le Soleil de Paris. « Tu sais, tu peux me parler pendant que je peins. Ça ne me dérange pas. »
Dix jours enchanteurs
Les matinées se passent, formées de longues conversations sur la peinture, la composition des toiles, la technique de la couleur.
Un matin, Jef survient, et surprend la discussion entre les deux hommes : il sait qu’Hubert peut être bavard, insatiable même.
« Tu étais où, je te cherchais ?
– Comme tous les matins, je suis ici.
– Ne dérange pas Chagall. Il faut que tu le laisses travailler…
Le peintre le coupe, courtois mais ferme.
lire aussi le 1er épisode
– Jef, le petit et moi, nous avons des choses à nous dire. »
Ce seront dix jours enchanteurs, faits de longs repas, de discussions et de verres partagés. Le séjour s’achève par une scène qu’Hubert n’oubliera jamais. Le matin du départ, les amis s’apprêtent à prendre congé ; Chagall sort de son atelier, il tient à la main un objet emballé dans du papier marron, qu’il lui tend : « Un petit cadeau »… C’est une lithographie. Couleurs vives orange et rose, silhouettes déstructurées, elle est signée du maître qui a peint son nom en gros. Au dos, il a écrit : « Pour mon jeune ami Hubert, ami de Jef Kessel en souvenir de ton séjour ici. Saint-Paul-de-Vence 1974. »
Etienne de Montety
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