Les derniers secrets de Joseph Kessel 3/7. Brassens, Blondin, Lino Ventura… Avec Joseph Kessel, “ce n’étaient pas des anges”

Les chanteur français Enrico Macias (G) et Georges Brassens (2ème G), l’écrivain Joseph Kessel (2ème G, 1er plan) et François Patrice soufflent les bougies d’anniversaire de l’animatrice d’une radio périphérique Virginie (C) à Paris le 31 décembre 1971. – / AFP

LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL (3/7) – Dans la bande de Jef, Hubert Bouccara fait la connaissance de Brassens, Gabin, Audiard, Léo Ferré. Bons mets et bons mots garantis.

  • En 1968, l’écrivain âgé de 70 ans et dont la vie est déjà légendaire, fait connaissance d’un lycéen, Hubert Bouccara, qui est passionné par son œuvre. Va s’en suivre une amitié inattendue entre Kessel et son cadet. Ensemble ils voyageront, par exemple au Pérou, ils séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall . Jusqu’à la mort de Jef, le 23 juillet 1979, ils passeront de longues heures à discuter, permettant à Hubert de recueillir les derniers secrets de son ami.

Kessel aime à raconter une histoire fabuleuse, une de plus : c’était lors d’un voyage en Assam organisé par l’OMS en 1967. Jef et son accompagnateur, un métis indien dénommé Reed, s’étaient trouvés bloqués sur une piste de jungle par un gros arbre couché, sans moyen de le déplacer, ni de le débiter. La nuit tombait, il fallait avancer, la situation devenait embarrassante. Soudain Jef et Reed ont vu sortir de la forêt deux hommes équipés de haches qui entreprirent de libérer la route. « Partout il y a des amis », avait simplement commenté le guide (1). Jef n’avait pas besoin de cet incident pour en être persuadé.

À Hubert qui est un enfant de l’après-guerre, il demande :

« Tu as des copains de ton âge ?

– Oui pourquoi ?

– C’est important. Moi, la camaraderie, je l’ai découverte pendant la Première Guerre mondiale. »

À l’escadrille S.39 cette solidarité était forte, nécessaire même pour les aider à supporter la tension, le danger, la perspective de la mort. Depuis, ses amis ont toujours formé une longue chaîne que souvent seule la mort a interrompue. Thélis Vachon, Malraux, Lazareff, Gaston Gallimard. Certaines ont été brisées, la faute à la guerre et à la politique, celle qui l’unissait à Horace de Carbuccia, à Béraud, à Suarez, tous les trois embarqués dans le courant violent de la fin des années 1930 : antiparlementarisme, antisémitisme.

Dans les années 1970, sa garde rapprochée est constituée de garçons de trente ans de moins que lui : Courrière, Nucéra, Moretti, Asséo. Plus jeune encore, Hubert, le lycéen qui lui écrivit une si jolie lettre d’admiration s’est joint à eux. Lui rajeunit Jef, il le ragaillardit en le faisant rire par son caractère primesautier et son insolence.

Régulièrement, Jef l’appelle : « Tu nous rejoins ? Ce soir, on va dîner chez Denise. » Ou « Chez Vitiouch ». Ou « Chez Louis ».

Louis, c’est Louis Nucéra. Journaliste, attaché de presse chez Philips, c’est un homme charmant, affable ; il a dans la voix le velours de l’accent niçois. Son métier et son caractère lui permettent de faire la jonction entre différents mondes : chanson, littérature, cinéma. Chez lui, on rencontre Brassens, Fallet, Ventura, Barbara, Blondin, Reggiani, Boudard. Nul n’a eu de mal à s’entendre avec Jef. Lui, l’ami du réalisateur Anatole Litvak et de l’acteur Charles Boyer, l’ancien amant de Germaine Sablon a toujours apprécié grandement ce mélange des univers.

L’appartement de Nucéra est perché 55, rue Caulaincourt, à Montmartre, à deux pas des cabarets que Jef a toujours hantés. Chez Louis et Suzanne, c’est plus civilisé que les antres tziganes, plus calme qu’à La Tour de Montlhéry (Chez Denise) ; et cela sied davantage à un écrivain septuagénaire, membre de l’Académie française, mondialement connu. Louis et sa femme aiment recevoir.

Ce qui fascine Hubert Bouccara, c’est le coup de fourchette de ses aînés. Comment peut-on manger autant ? Et l’alcool. Il coule à flots : Kessel, Brassens, Blondin, Reggiani, Boudard, Fallet lèvent le coude avec entrain. Et, qui s’en étonnera, tout le monde fume abondamment. Avant une soirée, Jeff passe chez le buraliste acheter une cartouche de gitanes : il s’agit de tenir toute la nuit.

Lino Ventura a une façon de dévorer, proprement impressionnante. Il se tient là, attablé, une vaste serviette autour du cou, silencieux comme pour une cérémonie. Hubert ne le quitte pas des yeux, fasciné. Jean Gabin, qui est de la partie ce soir-là, lui glisse, mi-taquin, mi-sérieux : « Tu sais, le Lino quand il mange il ne faut pas que tu le regardes, parce qu’il va croire que tu veux lui piquer sa bouffe et il va t’en coller une. » Ventura s’arrête de manger, lève les yeux au ciel, comme dans un film : « Écoute pas le vieux. »

Ce qui les réunit tous, constate-t-il, c’est le plaisir qu’ils ont à être ensemble, à échanger dans le brouhaha. On cause, on s’interrompt, on se charrie, on hausse le ton. Peut-être ce besoin est-il né de l’Occupation, de ces années où tout le monde subissait les privations de nourriture et d’amitié. Pour Jef, ces soirées ont quelque chose de vital : « Il y a pour moi dans le vin et l’alcool un principe fraternel, une chaude et puissante vertu, une communion qui exigent la société de camarades ou d’amis. » C’est écrit dans les années trente ; quarante ans plus tard, il n’a pas changé de philosophie.

Un jour Jef annonce à Hubert : « Tu sais qui sera au dîner chez Louis demain ? Audiard ! »

Michel Audiard est le dialoguiste à succès du moment, tout le monde a vu Les Tontons flingueurs, Le Pacha, un idiot à Paris. Kessel sait que son annonce fera de l’effet. Mais il sait aussi qu’Audiard fut journaliste dans la presse collaborationniste, réservant aux écrivains et aux scénaristes des commentaires hargneux et même antisémites. Il ne l’a pas épargné.

L’amitié venant, le scénariste fera amende honorable auprès de Jef. Un soir la guerre s’invite dans la conversation. La collaboration, la Résistance, l’ambiguïté. Audiard s’explique, s’excuse, plaide : « Comment pouvions-nous savoir que nous étions du mauvais côté ? » La réponse de Jef ne tarde pas, cinglante : « On est du mauvais côté, quand on trahit son pays. » Il n’en dit pas plus, ne porte pas le coup de grâce. Le dîner se poursuit, sur un terrain plus paisible.

Hubert lui reprochera sa magnanimité.

«Toi, Jef Kessel, tu excuses ce salaud ?

– Il est temps de passer à autre chose. »

Le week-end, la bande se transporte hors de Paris. Direction Avernes dans le Vexin où Jef possède une maison depuis 1961. Ou Crespières, Yvelines, pour passer la journée chez l’ami Georges. Le chanteur possède un grand moulin posé au bord d’une route et recouverte de vigne vierge. Jef et Hubert s’y rendent souvent dans la voiture d’Yves Courrière. Moustaki vient à moto, avec Reggiani derrière lui. Ils y retrouvent Ventura, Barbara ou Gabin. Tout le monde se connaît depuis vingt ans ou depuis une heure. On se tutoie. Ou non. Cette génération vouvoie avec naturel, sans que cela entrave l’amitié.

Leur culture, vaste et hétéroclite, impressionne Hubert. Brassens peut réciter des pages entières des œuvres qu’il aime : romans de Blondin, Hardellet, Jacques Perret. Quand un ami publie un livre, il en achète une pile et l’offre aux autres. Il sera à l’ordre du jour d’une prochaine discussion. Gare à celui qui tarde à le lire.

Les goûts de Brassens fascinent et parfois déconcertent Hubert : ainsi ce Claude Tillier, auteur de Mon oncle Benjamin, à propos de qui le chanteur dit : « Pour être de mes amis, il faut l’avoir lu. » On comprend pourquoi : c’est un roman baigné d’un esprit anarchiste dirigé contre la maréchaussée, le maire, le clergé. Brassens voue aussi un culte à Célinequ’il partage avec Audiard ; celui-ci a longtemps rêvé d’adapter le Voyage. Le chanteur est catégorique : « Si on veut faire ses humanités, il faut lire Céline. » Audiard renchérit : « Ceux qui n’aiment pas Céline sont des connards. »

Jef n’est pas d’accord : il n’a jamais voulu le lire cet écrivain tumultueux : son délire antisémite, non merci. Et son style ? Il n’aime pas cette langue qu’il juge débraillée.

Dans la bande, Brassens et Kessel font figure de patriarches. Plus âgés et surtout plus calmes. À la voix mélodieuse de Kessel, conteur au long cours, répond celle de Brassens. Est-ce d’une de leurs conversations que naît un jour la formule : « Ce n’était pas des anges » ? On la trouve dans « Les copains d’abord » et elle donne son titre à un recueil de Kessel : Tous n’étaient pas des anges.

Brassens se met volontiers au piano et chante. Il compose et, ensuite seulement il retranscrit pour la guitare. Comme Jef, le chanteur note sans cesse sur un carnet, écrit des bouts-rimés, des idées. Hubert ne le quitte pas des yeux :

« Tous ces trucs que tu écris, c’est quoi ?

– C’est une idée.

– Et ça, c’est un poème ?

– Non c’est déjà un quatrain : quatre vers. S’il y a huit pieds, c’est en octosyllabes, douze en alexandrin.

– Et à quoi ça te sert, tout ça ?

– Là, à rien, mais un jour peut-être ça servira. »

Hubert écoute ses aînés qui semblent avoir tout vécu, tout vu, tout lu. Un jour il se risque à demander à Léo Ferré qui en fait profession : « C’est quoi l’anarchie ? » le chanteur répond, disert, explique, heureux de montrer sa culture en la matière, surtout à un cadet. Il parle, multiplie les références intellectuelles, ça dure, excédant largement l’intérêt d’Hubert pour le sujet.

À l’autre bout de la pièce, Jef rit sous cape, il connaît le travers exhaustif de Ferré. Quand, celui-ci a fini, Jef prend son cadet à part, goguenard :

«Alors, t’as compris ce qu’il t’a dit ?

– Rien. »

Écouter Brassens, Ventura et Gabin qui causent, se faire instruire par Ferré, parfois Hubert songe : « Est-il normal que je sois avec tous ces gens ? Peut-être que c’est un rêve et que je vais me réveiller. »

(1) Yves Courrière, Joseph Kessel, ou Sur la piste du Lion , Plon.

© Etienne de Montety

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/livres/brassens-blon

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1 Comment

  1. Bonjour, je voudrais vous dire le plaisir que j’ai eu à lire cet article où aux côtés de “Jef” et Hubert, j’ai retrouvé des artistes que j’ai beaucoup aimés, témoins et acteurs de ce qui fut, pour beaucoup de “seniors jeunes et moins jeunes”, une grande, grande époque. Brassens, Ventura, Louis Nucéra, Raymond Moretti, Barbara, René Fallet, Michel Audiard (dont je prisais les dialogues mais dont j’ignorais le triste passé que vous évoquez…), Reggiani, Gabin, et l’immense Léo Ferré. Merci de cette page d’histoire lue sans nostalgie aucune, la sagesse invitant à vivre avec son siècle, mais comme le récit d’un ami qui m’aurait donné des nouvelles de vieux amis.

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