Partons d’un apparent paradoxe. Depuis le grand massacre de Juifs commis à la frontière israélienne par les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, suivi par la légitime riposte militaire d’Israël à Gaza, on a assisté en France, comme dans d’autres pays, à une forte augmentation du nombre des actes antijuifs (insultes, menaces, agressions).
Ces actes sont passés, en France – où l’on trouve la plus importante communauté juive d’Europe –, de 436 en 2022 à 1676 en 2023. Alors qu’ils tournaient autour d’une quarantaine les mois précédents, ils sont élevés à 563 en octobre, 504 en novembre et 175 en décembre 2023. Au premier trimestre 2024, on en a recensé 366, ce qui indique une hausse de 300% par rapport aux trois premiers mois de 2023. Cette « flambée » ou cette « explosion » du nombre d’actes antijuifs s’est accompagnée d’une intense propagande « antisioniste » et pro-Hamas due principalement aux milieux islamistes et islamo-gauchistes.
Le phénomène a permis de révéler l’hostilité antijuive, principalement sous couvert d’ »antisionisme », présente dans les divers courants de l’extrême gauche, qu’ils prennent la figure d’associations (indigénistes, décoloniales, etc.), de groupuscules (NPA) ou de partis politiques (LFI au premier rang).
La question de l’antisémitisme, et plus particulièrement celle de l’antisémitisme de gauche, en surgissant brutalement dans le champ des débats politiques, est revenue à l’ordre du jour. D’où une double sidération : d’abord, de constater que la haine des Juifs était loin d’être une « chose du passé », ensuite et surtout, que cette haine idéologisée provenait principalement d’individus ou de milieux situés à l’extrême gauche, visant les Juifs-sionistes comme dominateurs et exploiteurs, racistes et colonialistes, voire « génocideurs » ou « massacreurs d’enfants ». La judéophobie de gauche avait été oubliée. Elle s’est rappelée à nous depuis le méga-pogrom jihadiste du 7 octobre 2023. Voilà qui nous oblige à nous réveiller, à nous replonger dans l’histoire de la haine des Juifs du début du XIXe siècle à nos jours, marquée par la formation, le développement et la diffusion d’une idéologie antijuive révolutionnaire et/ou socialiste, et, en conséquence, à rejeter le lieu commun « antiraciste » selon lequel l’antisémitisme serait le propre des droites extrêmes, de « l’extrême droite » ou des milieux « réactionnaires », premier article du catéchisme de la gauche qui se veut et se proclame « antiraciste » et « antifasciste ».
La prise de conscience doit s’accompagner d’une volonté de savoir, c’est-à-dire d’expliquer et de comprendre les événements, autant qu’il est possible. Cet appel au réveil intellectuel et à une relecture critique des enseignements de l’histoire sur la question avait été lancé en 1987 par le psychiatre et sociologue Joseph Gabel, dans un contexte où une partie de la gauche sombrait, une fois de plus, dans la haine des Juifs. Au début de son essai intitulé « Signification historique de l’antisémitisme de gauche « , repris dans ses « Réflexions sur l’avenir des Juifs », Gabel écrivait : « La persistance et la recrudescence récente d’un antisémitisme de gauche, la forme souvent agressive que revêt l’antisionisme des milieux avancés, appellent un réexamen critique du problème ». Régulièrement, le problème revient à l’ordre du jour et excite brièvement les passions, avant d’être recouvert d’un voile d’oubli. Gabel s’était également montré singulièrement lucide en formulant avec prudence cette quasi-prophétie : « On a déjà vu des actes antisémites caractérisés accompagnés de graffiti se voulant anti-racistes ; nous assisterons peut-être une fois à des pogroms anti-racistes ». Actualisons cette vision d’un sombre avenir en empruntant à la nouvelle langue de bois gauchiste : tuer des Juifs-sionistes est un acte de « résistance » légitime, puisque les « sionistes » sont des « racistes » et des criminels qui « tuent des enfants palestiniens ».
Suffit-il d’ouvrir les yeux pour voir sans œillères ? Oui et non. Car accepter d’être désillusionné par la « »simple » reconnaissance des faits n’est pas chose facile. Les humains, ce n’est un secret pour personne, tiennent fermement à leurs croyances, qu’elles soient religieuses ou politiques. Quoi qu’il en soit, un pogrom d’un nouveau type a eu lieu le 7 octobre 2023, esquisse d’un israélicide désiré par les islamistes palestiniens, et ses légitimateurs néo-gauchistes l’ont présenté comme une louable action antiraciste (« contre l’État d’apartheid ») et anticolonialiste (« contre l’occupation »).
Certains d’entre eux, des deux sexes (ou genres), ont été élus députés à l’issue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024. L’extrême gauche antijuive a ainsi réussi à forcer les portes de l’Assemblée nationale.
L’extrême-droitisation de la judéophobie par les gauches
Dans les milieux intellectuels de gauche, le mot d’ordre n’a cessé d’être répété et respecté, au moins depuis 1945 : la gauche, censée être totalement étrangère à l’antisémitisme, doit combattre inconditionnellement cette « peste de l’âme » dont « l’extrême droite » seule serait porteuse. Les intellectuels de gauche, des modérés aux radicaux, quand ils reconnaissent l’existence de formes d’antisémitisme à gauche, refusent de croire qu’il existe un antisémitisme de gauche. Ils soutiennent ce que j’appelle la thèse de la parenthèse, qui implique de réduire à des phénomènes contingents, occasionnels, contextuels et provisoires les manifestations de la haine des Juifs lorsqu’elles sont observables à gauche. On serait alors en présence d’une forme simplement « contextuelle » d’antisémitisme, distincte d’une forme fondatrice et « ontologique » d’antisémitisme, qui, propre à « l’extrême droite », serait seule véritablement inquiétante et condamnable. Cette contextualisation revient à une relativisation. C’est cette vision qui, transformée en évidence idéologique, a permis à la gauche de monopoliser la « lutte contre l’antisémitisme », en l’intégrant à la « lutte contre tous les racismes ».
Quand ils sont attribuables à des individus ou à des groupes perçus comme des extrémistes de droite, les « actes antisémites » (catégorie d’amalgame où se mêlent insultes, menaces et agressions physiques) sont identifiés et dénoncés comme des traits distinctifs fondamentaux de « l’extrême droite » – catégorie d’amalgame comprenant en vrac le traditionalisme contre-révolutionnaire, la « droite révolutionnaire », la « révolution conservatrice », le nationalisme xénophobe et le fascisme (nazisme compris).
C’est là présupposer que l’antisémitisme est par définition ou par nature de droite, et non pas simplement à droite.
« L’extrême droite » (la « droite dure », la « droite extrême » ou « radicale ») serait donc intrinsèquement antisémite, et l’antisémitisme ontologiquement « d’extrême droite » ou « de droite extrême ».
Ceux qui adhèrent à cette conception de la haine des Juifs désignent le plus souvent l’antijudaïsme chrétien comme le berceau de cette haine ciblée, la « haine la plus longue », comme la qualifiait l’historien Robert S. Wistrich. Ils en concluent que cette dernière est un produit exclusif de l’Occident chrétien, tel qu’il serait représenté le plus parfaitement par ses milieux conservateurs ou réactionnaires, auxquels on peut en effet imputer de nombreuses manifestations de la haine des Juifs. La question est de savoir si toutes les formes historiques de la haine des Juifs, depuis la fin du XVIIIe siècle, sont le produit de divers recyclages de l’antijudaïsme chrétien par des forces politiques antimodernes, si cet antijudaïsme matriciel peut être identifié comme le moteur culturel de « l’antisémitisme » des Modernes, qui serait ainsi fixé à droite et à l’extrême droite (réactionnaire, nationaliste, raciste et fasciste).
Les premiers penseurs contre-révolutionnaires, tel Louis de Bonald, craignent que les Juifs émancipés, et donc admis dans la société chrétienne, ne finissent par la corrompre et l’asservir. Il écrit en 1806 : « Et qu’on ne s’y trompe pas, la domination des Juifs serait dure comme celle de tout peuple longtemps asservi, et qui se trouve au milieu de ses anciens maîtres ». Cette crainte a pu conduire certains auteurs contre-révolutionnaires, dans leur combat contre la philosophie des Lumières et les droits universels de l’homme, à remettre en cause l’émancipation des Juifs ou à imaginer des mesures susceptibles d’en limiter les effets négatifs. D’où la thèse, privilégiée par les auteurs de gauche, selon laquelle l’antisémitisme moderne dériverait de la pensée contre-révolutionnaire tributaire de l’antijudaïsme catholique, de Louis de Bonald (« Sur les Juifs », 1806) et l’abbé Louis A. Chiarini (« Théorie du judaïsme », 1830) à Édouard Drumont (« La France juive », 1886), Charles Maurras (théoricien de l’ »antisémitisme d’État ») et Mgr Ernest Jouin (« Le Péril judéo-maçonnique », t. I, 1920, grand diffuseur en France des Protocoles des Sages de Sion), en passant par Roger Gougenot des Mousseaux (« Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens », 1869) et le chanoine Emmanuel Chabauty (« Les Juifs, nos maîtres! », 1882). Mais, comme l’a souligné Paul Bénichou dans son article mémorable publié en 1978 dans le premier numéro de la revue « Commentaire » (« Sur quelques sources françaises de l’antisémitisme moderne »), l’antisémitisme « ne tient pas une place centrale, à beaucoup près, dans la doctrine des premières générations de la contre-révolution française ». Et le grand historien de la littérature de proposer cette piste : « L’antisémitisme a survécu et s’est régénéré sur un autre mode : en dénonçant l’invasion juive comme déjà accomplie et triomphante, et en faisant de cette dénonciation l’obsession centrale, l’idée maîtresse d’un système de pensée politique nouvelle ».
C’est dans les milieux « progressistes » ou « avancés » que la hantise des effets destructeurs de la haute finance a conduit à une nouvelle construction idéologique dans laquelle « le Juif » est désigné comme la menace principale ou l’ennemi absolu.
Si le mot « antisémitisme » (Antisemitismus) a été introduit, sinon forgé, par le « démocrate de gauche » et libre penseur militant Wilhelm Marr en mars 1879 dans son libelle d’une cinquantaine de pages paru à Berne en allemand, « La Victoire du judaïsme sur le germanisme », considérée d’un point de vue non confessionnel, c’est précisément pour désigner positivement l’hostilité « moderne » à l’égard des Juifs comme entité collective (peuple, nation, race, ethnie), en la distinguant de la traditionnelle hostilité chrétienne à l’égard du judaïsme. L’ennemi désigné, « le Juif » ou « le Sémite », était censé être incarné par une nation concurrente (« un État dans l’État »), ethniquement définie, et non plus par une religion rivale. Les « raisons » de haïr et de craindre les Juifs cessaient de relever du religieux pour ressortir à l’économique, au social, au politique, au culturel et au racial ou à l’ethno-racial.
La vision « sinistrocentrique » de la judéophobie, selon laquelle « l’antisémitisme » est ontologiquement « de droite », est le résultat d’une construction polémique de « l’antisémitisme » esquissée au moment de l’affaire Dreyfus, avant de se transformer en évidence idéologique ou en idée reçue après le procès de Nuremberg. Elle est donc une composante des deux principaux « anti-ismes » de gauche qui se sont mis en place au XXe siècle : l’antiracisme et l’antifascisme, impliquant une diabolisation des droites, censées être saisies par un mouvement de « droitisation » sans limites, dont « l’extrême droite » serait l’inévitable résultat. Le raisonnement biaisé est simple : être de droite, c’est la traduction politique de l’ethnocentrisme, disons de la peur et/ou de la haine de l’autre, dont « l’antisémitisme » est un rejeton ; alors qu’être de gauche, c’est opter pour l’universalisme et l’ouverture à l’autre, donc rejeter cette haine particulière de l’autre qu’est la haine des Juifs. La gauche serait donc un bouclier contre « l’antisémitisme ». Or, cette vision « de gauche » de ce qu’on appelle « l’antisémitisme », vision dominante dans le monde occidental, se heurte à la vérité historique, comme je me propose de le montrer dans le bref développement qui suit.
L’amalgame fondateur : le « judéo-capitaliste«
L’association du Juif et du capitaliste, constitutive de la figure de l’ennemi principal des révolutionnaires (socialistes, anarchistes, communistes), est au cœur de la première forme historique prise par la judéophobie moderne. Cet amalgame entre les Juifs et les capitalistes, disons les « spéculateurs », les « banquiers internationaux » ou la « finance internationale », est l’acte fondateur de la haine des Juifs telle qu’elle se reconfigure dans le champ politique aux lendemains de la Révolution française, au moment où surgissent les premiers théoriciens du socialisme, oscillant, au cours du XIXe siècle, entre le pôle libertaire (ou anarchiste) et le pôle communiste. Ce sont eux qui confèrent une touche révolutionnaire aux stéréotypes « Juif = argent » et « Juif = capitalisme financier », qui caractérisent l’ennemi commun de tous ceux qui prétendent vouloir mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme pour réaliser, en principe, l’émancipation du genre humain.
Or, nombre de ces contempteurs du capitalisme dénoncent avec violence l’émancipation des Juifs. L’ennemi déclaré de l’émancipation des Juifs qu’est Charles Fourier, penseur utopiste qui n’a cessé d’inspirer les mouvances socialistes, libertaires et communistes au cours du XIXe siècle, n’hésite pas à affirmer que « l’établissement d’un vagabond ou d’un Juif suffit pour désorganiser en entier le corps de marchands d’une grande ville et entraîner les plus honnêtes gens dans le crime, car toute banqueroute est plus ou moins criminelle ». D’une façon générale, les Juifs sont stigmatisés par l’auteur du Nouveau monde amoureux et le théoricien de « l’attraction passionnée » comme incarnant une puissance de désorganisation du corps social. Fourier adapte le stéréotype médiéval du « Juif usurier » à l’époque du capitalisme triomphant et des « progrès de l’esprit mercantile », qui est en même temps celle de l’émancipation des Juifs. Commis de magasin qui déclarait à trente-cinq ans, sans modestie, venir « dissiper les ténèbres politiques et morales » pour bâtir « la théorie de l’Harmonie universelle », Fourier, le rêveur de « cités radieuses », voit dans l’entrée en citoyenneté des Juifs la pire des calamités de la société industrielle naissante. Le faiseur d’utopies est sur ce point particulièrement virulent :
« À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des juifs au droit de cité. Il ne suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie, il faut appeler au secours les nations d’usuriers. […] Notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de juifs, tous parasites, marchands, usuriers ».
Usuriers et marchands sans scrupules, incarnant un principe de désordre, les Juifs sont corrélativement dénoncés comme des « parasites ». Les Juifs constituent pour Fourier une « nation d’usuriers », formée de « patriarcaux improductifs », une nation « croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion ». La « nation juive », « cette nation spécialement adonnée à l’usure », cette « race tout improductive, mercantile et patriarcale », forme donc également une « secte » ou une « ligue secrète ». Bref, les usuriers-nés complotent, conformément à leur nature. C’est pourquoi Fourier note avec inquiétude : « On ne saurait croire quelle quantité d’usuriers contient aujourd’hui la France. On a commencé à s’en apercevoir sur les bords du Rhin, où les Juifs ont envahi par l’usure une grande partie des propriétés ». Et le théoricien socialiste résume ainsi sa pensée :
« Les Grecs […] ont été véritablement le peuple de Dieu tandis que les Juifs, qui s’arrogent le titre de peuple de Dieu, ont été le véritable peuple de l’enfer, […] dont les annales présentent sans cesse le crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de leurs rois ; et sans qu’il soit resté d’eux aucun monument dans les sciences ou les arts, aucun acte qui puisse excuser le tort d’avoir tendu continuellement à la barbarie, quand ils étaient libres, et continuellement au patriarcat quand ils ont été asservis ».
Si l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon se montre souvent virulent dans les diatribes antijuives parsemées dans ses textes publiés de son vivant, il se déchaîne dans ses « Carnets », qui font partie de ses œuvres posthumes. On y rencontre par exemple cet écho de l’accusation voltairienne : « Les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette superstition malfaisante, appelée catholicisme, dans laquelle l’élément juif furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins, barbares, etc., et fit longtemps les supplices du genre humain ». Il note le 26 décembre 1847 : « Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer ».
On peut donc affirmer, d’une façon générale, que la judéophobie a pris une forme « économique » au cours du XIXe siècle dans les milieux socialistes et anarchistes, formant une synthèse idéologique persistante avec l’anticapitalisme. Le sordide usurier médiéval se transforme alors en banquier juif triomphant, donnant à l’époque qui commence son esprit propre. On assiste au surgissement de l’antiploutocratisme.
C’est dans ce contexte que naît le « mythe Rothschild », mythe de la domination financière absolue par les Juifs malheureusement émancipés.
À bien des égards, l’anticapitalisme antijuif des premiers théoriciens socialistes, anarchisants ou communistes – en France : Fourier, Proudhon ou Alphonse Toussenel ; en Allemagne : Ludwig Feuerbach, Bruno Bauer ou Karl Marx –, va jouer le rôle d’un substitut du vieil antijudaïsme chrétien : le contre-type du « Juif usurier », du « prédateur de la finance » ou de l’ »exploiteur » impitoyable va marginaliser progressivement, au cours du XIXe siècle, celui du « Juif déicide ». La « gauchisation » de la haine des Juifs va se traduire par sa déchristianisation progressive. Révolutionnaires, les nouveaux antijuifs se veulent athées et antireligieux, matérialistes et adeptes du progrès sans fin, non sans se laisser tenter par le scientisme, qui consiste à voir dans la science une méthode de salut. Ils se réclament d’une science de l’homme qui, se présentant comme une anthropologie raciale, distingue la « race aryenne » de la « race sémitique », tout en affirmant comme une vérité démontrée la supériorité raciale et civilisationnelle absolue des « Aryens », les « Sémites » se définissant par la somme de leurs insuffisances et de leurs manques, mais aussi par leur nature haineuse et parasitaire. Car la pathologisation du Juif comme « parasite », « bacille » ou « virus » s’ajoute à sa criminalisation (le Juif comme déicide ou meurtrier rituel) et à sa diabolisation (le Juif comme « fils du diable »).
Dans ces trois opérations structurant l’imaginaire antijuif interviennent des combinaisons diverses de peur, de haine et de mépris, ces passions négatives étant plus ou moins prévalentes selon les contextes sociohistoriques.
La dénonciation du « Juif riche », du « prédateur de la finance » ou du « parasite ploutocrate », incarné par « Rothschild » (prenant la relève, au XIXe siècle, de « Shylock »), est un topos qui reste profondément ancré dans le discours antijuif occidental, depuis qu’il s’est mondialement diffusé au cours des XIXe et XXe siècles. En témoignent les diatribes antijuives du socialiste Alphonse Toussenel, disciple de Fourier, dans son livre publié en 1845, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière :
« J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui. Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. […] Le juif règne et gouverne en France. Où trouve-t-on écrites les preuves de cette royauté ? Partout. […] La royauté du juif se reconnaît à ce que le juif est en possession de tous les privilèges qui formaient autrefois l’apanage de la royauté ».
Et Toussenel de lancer cet appel d’inspiration révolutionnaire : « J’appelle la royauté et le peuple à s’unir pour se débarrasser de l’aristocratie d’argent ». En finir avec le capitalisme ou la « féodalité financière », c’est d’abord « se débarrasser » des « rois de l’époque », les Juifs. Dans une brochure intitulée « Travail et Fainéantise » (« programme démocratique »), parue en 1849, Toussenel affirme : « Le despotisme qu’il nous faut briser est le despotisme juif ».
En janvier 1846, le saint-simonien dissident et théoriecien socialiste Pierre Leroux publie dans la « Revue sociale » (mensuel qu’il avait créé en octobre 1845) un long article empruntant son titre à celui du livre de Toussenel, « Les Juifs, rois de l’époque ». Il y attaque violemment Nathan Rothschild, comme membre d’une dynastie fondée sur de douteuses spéculations et qui règne par l’argent sur toute l’Europe. Il prétend cependant, non sans une certaine hypocrisie, n’en vouloir qu’à « l’esprit banquier » et n’employer le mot « Juif » que « par une nécessité de la langue française ».
Dans son best-seller et long-seller qu’est « La France juive », en 1886, le nationaliste et traditionaliste catholique Édouard Drumont s’inspire de Toussenel, « le savant-poète », qu’il cite avec déférence à plusieurs reprises, n’hésitant pas à célébrer « Les Juifs, rois de l’époque » comme « un chef-d’œuvre impérissable ». Tels sont les faits apparemment paradoxaux : le principal idéologue de l’antisémitisme dit « d’extrême droite », Drumont, se présente comme un disciple admiratif d’un théoricien socialiste, Toussenel.
Suite dans la deuxième partie , publiée ici demain vendredi 19 juillet 2024
© Pierre-André Taguieff
Pierre-André Taguieff est Philosophe, politiste et historien des idées, CNRS. Derniers livres parus : « Le Nouvel Âge de la bêtise », Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2023 ; « Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme », Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023 ; « Les Protocoles des Sages de Sion des origines à nos jours, entretien avec Roman Bornstein », Paris, Hermann, 2024.
sommes nous condamnés à ne construire que des analyses explicatives des événements, si pertinentes soient elles ? Le temps n’est il pas venu, enfin, pour construire une lutte multicritere, et efficcace contre tous nous ennemis ? Contre ceux qui nous attaquent en permanence sans tabous ni retenue, et annonce clairement la couleur, la disparition pure et simple des Juifs et d’Israel ?
Ceux qui les soutiennent ne changeront jamais. Leur Antijudaisme est viscéral, multiforme et irréductible. Contre eux également la lutte doit changer de profil et de moyens.
Israël a, depuis des lustres, perdu la guerre
de la communication et du
terrain. La radicalité dans notre défense est à l’ordre du jour plus que jamais…