LES DERNIERS SECRETS DE JOSEPH KESSEL 1/7 – Cette année-là, l’écrivain dont la vie est déjà légendaire, reçoit un pli inattendu : des cahiers d’écolier et à la dernière page une lettre qui demande à le rencontrer. Le début d’une décennie d’aventures.
Paris est désert. Dans le Quartier latin les étudiants chahutent, ils occupent l’université, le Théâtre de l’Odéon, forment des barricades. À quelques centaines de mètres de là, la paisible Académie française a fermé ses portes, ses membres n’ont plus l’âge de faire des éclats. C’est ce que pense l’un d’eux, Joseph Kessel. Il a vécu dans la Russie en proie à la révolution bolchevique, connu deux guerres mondiales, alors ce monôme… Il le suit avec indifférence. Depuis cette année, il a 70 ans. Les jeunes ? Il en fréquente peu, hormis Patrick, son neveu. Ses amis se sont appelés Mermoz, Béraud, le résistant d’Astier de la Vigerie. Aujourd’hui, ils ont nom Schoendoerffer, Nucéra, Courrière, Moretti.
Pourquoi ce 15 mai 1968, Kessel est-il sur la placette devant l’Institut de France ?
Quelques jours plus tôt, celui que ses amis appellent Jef a reçu un pli inattendu : des cahiers d’écolier remplis avec soin, et formant un commentaire raisonné de son œuvre : naïf, frais, intéressant. Chaque livre résumé et analysé d’une écriture enfantine. Et à la dernière page une lettre qui demande à le rencontrer. L’enveloppe a été déposée à l’Institut, quai de Conti. En mains propres : la poste est en grève depuis quelques semaines.
Jef s’interroge. Au fait, pourquoi a-t-il donné suite à cette demande ? A-t-il été touché par la démarche d’un lycéen qui s’intéresse à une œuvre que bien des critiques dédaignent ? Est-ce le nom de l’expéditeur, Bouccara, qui évoque une ville d’Ouzbékistan dans cette région qu’il aime tant depuis ses séjours en Asie centrale ? La réalité est plus simple…
Depuis toujours, la curiosité est son moteur, toujours le journaliste est aux aguets, désireux de connaître, de rencontrer.
Son correspondant s’appelle Hubert Bouccara. Il n’a rien d’un Ouzbek, il n’est pas le frère du jeune tchopendoz Ouroz, héros des Cavaliers. Il est plus modestement le deuxième enfant d’une famille de rapatriés d’Algérie, des pieds-noirs de Constantine revenus en métropole au mitan des années 1950. C’est sur les marchés du quartier Daumesnil, sur une longue table de bouquiniste, que le jeune Hubert a eu un jour l’œil attiré par une couverture de livre. Elle représentait un avion des temps héroïques, et deux beaux yeux qui éclairaient un visage de femme. Le titre : L’Équipage. Il avait 12 ans et pour quelques francs, sa mère lui avait acheté ce livre de poche. Cet enfant n’aime que lire.
Qui ne connaît l’histoire du lieutenant Herbillon observateur dans l’aviation, pris dans un imbroglio sentimental : la femme dont il est tombé amoureux n’est autre que l’épouse de son capitaine. Hubert ne s’attarde guère sur les méandres du cœur humain, il ne se passionne que pour ce que l’histoire contient d’engagement, de courage et d’amitié. La semaine suivante, avec sa mère, il est de retour au marché à la recherche d’un roman du même auteur. Des titres de Kessel, il en trouvera à foison, dans la bibliothèque de son quartier puis chez les bouquinistes. Hubert ne le soupçonne pas mais il est tombé sur une mine d’or : Joseph Kessel est à la tête d’une œuvre comprenant plus de quatre-vingts volumes, romans, récits, nouvelles.
Un soir, le téléphone sonne chez les Bouccara
C’est une vedette. Quelques mois plus tôt dans « Cinq Colonnes à une », on a vu sa grande silhouette arpenter les rues de Kaboul dans un reportage faisant écho à la parution de son roman Les Cavaliers. Chemise blanche, crinière sur un visage traversé de grandes rides régulières, l’homme, cigarette à la main, commentait d’une voix grave, légèrement roulante, incroyablement mélodieuse, sa flânerie dans une ville tant aimée et tant célébrée. C’est en le voyant à la télévision qu’Hubert a décidé de lui écrire.
Le téléphone a sonné un soir chez les Bouccara. « Hubert, il y a un monsieur qui veut te parler. » Le garçon prend le combiné.
« Bonsoir, je suis Joseph Kessel.
– C’est une blague ?
– Pas du tout, j’ai reçu vos cahiers. Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
– Je vous l’ai dit dans la dernière page de mon envoi, j’aimerais vous rencontrer.
– Vous êtes journaliste ?
– Non, lycéen : j’ai seize ans.
Joseph Kessel connaît des musiciens, des écrivains, des gangsters. Mais des lycéens…
– Celle-ci on ne me l’avait jamais faite. Moi aussi ça m’intéresse de vous rencontrer. Voulez-vous qu’on se voie mercredi prochain devant à l’Institut à 11 heures ? »
Marcel Bouccara est intrigué. Il connaît son fils et son aplomb, il se méfie de sa propension à s’imposer. Le père et le fils se mettent d’accord : Hubert rencontrera Kessel, ensuite il le laissera tranquille ; l’adolescent acquiesce, bien décidé à ne pas obéir.
Le jour dit, 15 mai, il est quai de Conti. Et quand il voit surgir la haute silhouette, pas d’hésitation. Un colosse légèrement voûté, remarquable par son abondante chevelure blanche : c’est lui. Il ressemble à toutes les photos qu’il a découpées dans les journaux.
« Explique-moi ce que tu veux.
– Comme je vous l’ai dit : discuter de vos livres. Boire un coup avec vous.
– Toi, t’es pas un timide ! »
Cette audace plaît à Jef. Elle lui insuffle de l’énergie. Son monde est en train de disparaître : dans Paris en grève, on entend « Dix ans, ça suffit », « La chienlit, c’est lui ». La contestation de la personne du général de Gaulle l’affecte : c’est sa génération qui est en cause. Comment oublierait-il ce jour de janvier 1943 où il fut reçu à Carlton Gardens ? Le chef de la France libre lui avait posément déclaré : « C’est gagné. Évidemment il y a encore quelques formalités à remplir. » Il lui avait enjoint de mettre son talent au service de la résistance française. Ce sera Le Chant des partisans et L’Armée des ombres. C’est le même grand homme qui, à l’envoi de chacun de ses livres, lui répond élogieusement, allant jusqu’à lui donner du « Mon cher compagnon des grandes années… » C’est ça, le vieux monde dont les étudiants, tous nés après la Libération, ne veulent plus…
Dans vos livres, on ne se marre pas, c’est toujours dramatiqueHubert Bouccara
Hubert Bouccara ne lui paraît pas de cette eau-là. Jef l’observe : fluet, les yeux vifs, le visage fendu d’un grand sourire rigolard. Il aime aussitôt la vitalité qui se dégage de lui. Écouter un écho du monde de la bouche d’un adolescent ne lui déplaît pas…
La promenade a commencé. Kessel aime fatiguer sa carcasse par de longues marches dans Paris. Ils longent la Seine, font halte devant les caisses des bouquinistes puisque c’est un livre qui a été leur premier lien. Il montre à son jeune interlocuteur des titres qui lui sont familiers. Mac Orlan, Peyré… Et Monfreid. Monfreid, ça Hubert connaît. Il a déjà lu Marché d’esclaves et Fortune carrée et tout naturellement il a glissé vers Les Secrets de la mer Rouge.
– C’est de Monfreid, n’est-ce pas ?
– Bien vu. Tu sais que lui et moi, on est copains ?
Copains ? Le visage tanné de Monfreid quitte instantanément la photo de quatrième de couverture d’un livre pour s’inviter devant eux. La littérature prend vie par la magie du verbe de Kessel.
Première halte sur un banc des Tuileries pour griller une gitane. Dans la perspective, Jef aperçoit les Champs-Élysées non loin desquels il a élu domicile. L’agitation de ce mois de mai 1968 le ramène trente-deux ans plus tôt : février 1934. Il se souvient de journée de tensions à la Concorde, les charges violentes, les blessés par balles réelles : « Comment décrire leur résonance entre les arbres veloutés par la nuit, écrira-t-il, au bord d’un fleuve glissant doucement entre ses remparts de vieilles pierres, au milieu d’une ville si belle, si fine et si douce ? Rien ne pourra faire concevoir l’horreur des salves du 6 février 1934, dans Paris stupéfait, douloureux et grondant. »
Kessel, vieux routier de l’histoire, n’arrive pas à sentir la même densité dramatique dans le chahut des étudiants de la France prospère des Trente Glorieuses.
La Seine est traversée au Pont-Royal ; nouvelle halte à La Frégate à l’angle du quai Voltaire et de la rue du Bac, cette fois pour se désaltérer. Kessel commande une double vodka. Hubert un Coca. La conversation se poursuit, chacun a l’air heureux de découvrir l’autre.
« J’ai lu Belle de jour, Les Enfants de la chance, Le Tour du malheur.
– Et tu as aimé ?
– Oui, mais dans vos livres, on ne se marre pas, c’est toujours dramatique. »
Une ombre passe sur le visage de Kessel, un souvenir qui ne le quitte pas, celui d’un garçon à peine plus âgé que celui-ci, qui se donna la mort un jour dans un triste meublé : son frère Lazare était si doué, riche de toutes les promesses de la vie. C’était il y a bien longtemps. La blessure est toujours là. La gaieté spontanée d’Hubert l’égaie. « Il y a quelque chose qu’on doit régler tous les deux. » Kessel a pris un ton sérieux.
« Qu’est-ce qu’il y a, M. Kessel ?
– Ça ne va pas du tout. Tu me fatigues, “M.Kessel par-ci”, “M. Kessel par là”… Alors tu vas faire comme tous mes amis, à partir de maintenant, tu m’appelles Jef et, évidemment tu me tutoies. »
« Comme tous mes amis », Hubert est stupéfait : désormais il est l’un d’eux.
« Ça veut dire qu’on va se revoir ?
– Oui, on va se revoir. »
Kessel a tenu parole. Ensemble ils iront en Amérique, en Israël ou au Pérou, séjourneront chez Brassens ou chez Marc Chagall. Jusqu’à la mort de Jef, en juillet 1979, ils passeront de longues heures ensemble, permettant à Hubert Bouccara de recueillir les derniers secrets de l’écrivain.
Par Etienne de Montety
Parfois au détour d’une idée se forge le destin, les Grands que l’on peut rencontrer vous insuffle une force qui jamais ne se dérobe, M.Bouccara a cette particularité de ne jamais se faire manipuler, de nos jours c’est la mine d’or que l’on ne découvre plus. Bravo pour cette faculté à la réflexion et le choix des oeuvres qu’il nous permet de découvrir