Pourquoi la philosophie ?
Nathan Devers. Qui est-ce ? Très certainement un enfant surdoué. C’est déjà compliqué ! Ça le rend suspect. On le dit proche de Bernard-Henri Lévy. Ça n’arrange rien ! Encore un autre surdoué. Un philosophe comme Nathan Devers. Donc un autre suspect ! Il y a quelque chose d’étrange à être philosophe. Un fond d’ambition qui manque de sérieux. Une discipline dérisoire. Un mauvais fond sonore. Une posture suspendue au-dessus du temps. Une sorte de contemplatif égaré. Un bavard nerveux. Un homme qui pense. Allons donc ! Comme si l’on ne savait pas penser par soi-même ? Comme si l’on avait besoin d’un philosophe pour apprendre à penser ! En effet. On réfléchit beaucoup. On pense parfois.
Mais le philosophe fait souvent infiniment plus que cela : il pense contre lui-même. C’est ce que l’on est censé apprendre aux élèves fraîchement débarqués en terminale dès leur première leçon de philosophie. C’est aussi ce qui fait dire à l’auteur que la philosophie est violente. Cela dérange ! Mais qu’est-ce qui ne dérange pas de nos jours ? Et, si la philosophie est violente, c’est parce qu’elle pense en-dehors de la sphère des purs besoins et intérêts. Elle est, comme l’écrivait Heidegger à Jean Beaufret, la rigueur de la réflexion, l’attention vigilante du dire, l’économie des mots. On ne philosophe pas avec le « on » qui cherche à tirer de tout séjour d’avec le penseur un bavardage divertissant. Or, voilà que l’on touche là, très probablement, au pari le plus singulier du philosophe vulgarisateur, du professeur de philosophie, à savoir, inscrire l’ »amour de la sagesse » dans les pas du « dire simple », et non du simple dire, comme le désire la doxa en trépignant. C’est pour cela, et comme le dit Nathan Devers, qu’il est urgent de Penser contre soi-même (Albin Michel, 2024).
Penser contre soi
Son récit aurait pu commencer par cette question : Qu’est-ce que la philosophie ? Trop compliqué. En réalité, l’incipit est contre-intuitif. Paradoxal ! La vraie question est plutôt : Pourquoi la philosophie ? En introduisant son cours à l’université par cette question, Nathan Devers ne la pose pas simplement à ses étudiants ; il se la pose à lui-même. Pareillement professeur de philosophie, dans un lycée du XXe arrondissement de Paris, je n’ai jamais ignoré cette question. Elle se rappelle à moi avec force à chaque rentrée scolaire, et même avec rage, tant, avec le siècle allant, cette discipline se trouve de plus en plus incomprise, parfois méprisée, laissée souvent au rôle d’une marginalité érudite. Donc, pourquoi la philosophie ? En réalité, ce roman pose une autre question, pour ne pas dire une double question : À quoi bon la philosophie ? et Qu’est-ce que la foi ? Cette seconde interrogation touchant précisément à l’aspiration première de l’auteur : Pourquoi pas le rabbinat ? C’est donc une double question, confortant un positionnement au sein de la société, et qui fut aussi la mienne, paradoxalement, lorsque précédant mon entrée en fac de philo, j’hésitais avec le séminaire, ce qui souligne combien l’on peut considérer notre entrée en philosophie comme une rupture, un geste ultime, un départ : tout quitter pour la philosophie ne serait donc autre chose qu’avoir maille à partir, ou couper avec soi. Philosopher c’est ainsi penser contre soi. Les premières pages de ce roman autobiographique sont d’autant plus saisissantes qu’elles démarrent quant à ce problème : celui du commencement, ou plutôt des commencements dans la vie. Un peu comme un saut, non dans le vide comme le croirait la doxa, mais plutôt, un saut intérieur, en soi, dans une intériorité inconnue, ce sixième continent peu ou guère exploré par la majorité des hommes.
Le plus grand détour
Pourquoi la philosophie ? Je me le suis également demandé. Souvent. Aussi, Nathan Devers n’est pas très étonné, qu’à sa question de début d’année, les réponses soient plurielles, « divergentes » et aux « aspirations multiples », aux « passions mobiles ». Pourquoi la philosophie ? La question est vacharde, comme l’on disait autrefois. Elle prend à rebours la philosophie plus qu’elle n’attaque son propre préjugé de classe : on ne va jamais en philosophie sans un but précis. Souvent, on entre à l’université pour devenir enseignant, professeur à l’université, écrivain ou journaliste, ou je ne sais encore. Qui oserait dire, à vingt ans, Je rentre en fac de philo pour la philosophie, pour aller en dedans, in cute, m’enfoncer seul dans des trajectoires inconnues, me laissant emmener sur des chemins qui ne mènent nulle part, à la recherche d’une vérité ? Laquelle ? La philosophie est inutile. Donc essentielle. Elle est probablement le meilleur « éclaireur de soi ». Enfin, le philosophe, par son propre questionnement, s’éclaire… et éclaire… trouve un chemin… un sentier. Une sente qui sera, ce que François Châtelet nommait « le plus grand détour ».
De Naccache à Devers
Mais Dieu est redoutable. Dieu est puissant. Dieu est redoutablement puissant. Ce récit commence par « il ne restait plus rien de religieux en moi ». On sent d’emblée la forme littéraire la plus accomplie dans la littérature française, la confession, l’aveu, ce moment cathartique par lequel l’auteur purge sa faute en l’écrivant. « L’hébreu était ma culture morte ». Nathan Devers, de son vrai nom Nathan Naccache, nous raconte une enfance : la sienne. Nathan Naccache vit comme tous les enfants de son âge. Il découvre la vie, l’amour, mais aussi la religion, la foi, et Jérusalem. La Terre sainte une fois découverte, le jeune Nathan se jure de « rester éternellement fidèle à cette alliance contractée avec Dieu ». On trouve alors des pages très belles sur Israël, Dieu, le monde biblique et être Juif : « Le Juif n’est donc juif qu’en vertu d’un arrachement à sa pente naturelle : être juif, c’est apprendre à exister en marge de l’identité ». La religion comme un voyage ou comme ce qu’exprime ce mot hébreu, la techouva : la rédemption et le retour, la réponse ou la solution, la révolution ou l’apprentissage. On suit les pérégrinations de ce jeune Juif, dans une France qui n’est pas toujours guérie de son antisémitisme, mais qu’importe pour ce jeune garçon à la fois timide et volontaire, qui ne se laisse ni intimider, ni détourner de son objectif.
La foi est tarie
Et puis voilà que Nathan perd la foi. Aussi, je crois que la clé de ce roman est ici, dans ces quelques pages, où l’acédie est exprimée de façon subtile. « Trop de kippas me les rendaient banales. C’était tellement ennuyeux, d’exister à l’unisson des autres, chacun comme tous et tous comme chacun, fondus dans la grosse bête anonyme du groupe qui nous incorporait ». Sans le dire explicitement, Nathan Devers montre comment, plongé dans le On heideggérien, le bruit et la banalité anonyme de la familiarité, la foi est tarie, invisibilisée au profit d’une croyance commune, sans force, sans âme, sans fondement, que l’on suit passivement, quand le groupe nous surveille. Comment demeurer pur, croyant, fidèle à la foi et à ses préceptes au milieu de tant d’hypocrisies, de tant de bassesses humaines ? « Tous ne sont que des hommes », écrivait Simenon en son temps. Mais les temps n’ont pas changé ! Il faut « sans cesse se cacher d’être soi ».
Le roman d’un commencement
Ce roman est ainsi le récit d’une vie, encore à l’état d’ébauche, puisque Nathan Devers n’a pas encore trente ans. Ce livre n’est pas un livre de mémoires. Nathan Naccache, devenu « De vers », n’écrit pas pour se questionner sur ce qu’il aurait fait de sa vie. Il se demande plutôt ce qu’il veut faire de sa vie. D’où vient-il ? Et où va-t-il ? Comme Descartes, qui, par le doute, se mit à remettre en cause ce sur quoi il était pourtant si bien assuré jusqu’à ses quarante ans, Nathan Devers montre à la fois une crise de foi, et un retour vers la foi grâce aux bons soins de la philosophie, ce qui demande un profond décentrement, une radicale remise en question, et qui n’a rien d’un acte simple, ou d’un simple acte. C’est probablement même ce qui fera dire à l’auteur, dans un entretien accordé à l’hebdomadaire français Le Point, que la philosophie est fondamentalement violente. Ce qui est violent, c’est précisément ce qui fera le titre de ce livre. Titre qui prend sa source dans la magnifique autobiographie de Jean-Paul Sartre, Les Mots (Gallimard, 1964), et où le philosophe français racontait qu’il fut conduit à systématiquement penser contre lui-même, ce qui n’était guère une mince affaire « au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle lui causait ». En brillant normalien, Sartre, bien avant Devers qui s’inscrit parfaitement dans cette filiation, acte important, essentiel et que l’on ne peut que saluer, accomplissait ce geste ultime et radical, acte d’une humilité infinie, et qui n’est autre que de remettre en cause ses certitudes, ses croyances et ses profondes et fragiles convictions à la fois. Cet aveu prend racine dans la modestie de l’homme qui entreprend cette longue et aventureuse route de la recherche de la vérité et de soi, de la remise en cause de tous les savoirs et du renversement de ses préjugés.
Nathan a aujourd’hui vingt-six ans. Il raconte sa propre histoire. Ce n’est pas de l’autofiction, il s’en défend, mais une autobiographie sous la forme d’une méditation qui « se déploierait dans une durée fictive ». Il a reçu le Prix Cazes pour son livre en avril dernier. Interrogeant Nicolas d’Estienne d’Orves, membre du jury Cazes, à propos de ce choix judicieux, ce dernier me répond : « Parce qu’il correspondait en bien des points aux critères du prix : jeune, pas encore primé, original dans son ton et son propos, etc. […] Nathan Devers est sans nul doute un auteur qui va compter dans les années à venir, et son Prix Cazes sera probablement le premier d’une longue liste de récompenses littéraires »[1].
Nathan Devers sera-t-il un auteur phare d’ici quelques années ? J’en fais le pari. Au milieu de la ruine éditoriale de l’époque, il est un philosophe et un romancier qui apporte à la fois du sang neuf, mais aussi un souffle nouveau dans le paysage littéraire de ce début de siècle.
© Marc Alpozzo
« [1] Voir à ce propos « Nicolas d’Estienne d’Orves : Le Prix Cazes couronne des auteurs jeunes et prometteurs » dans mon Blog : http://marcalpozzo.blogspirit.com/archive/2024/05/06/nicolas-d-estienne-d-orves-le-prix-cazes-couronne-des-auteur-3358417.html
Par Marc Alpozzo – Philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres, dont Seuls. Éloge de la rencontre (Les Belles Lettres), La Part de l’ombre (Marie Delarbre) Lettre au père (Lamiroy), Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) (Ovadia) et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf).
Je trouve ce jeune homme très pertinent lors de ses interventions sur CNews. Cet article très intéressant. Nathan Devers parle de son parcours de vie, son cheminement personnel, ce que nous devrions tous faire.Penser à méditer, nous poser des questions sur la vie, (qui sommes nous, d’où venons nous?) La philosophie c’est la réflexion sur la condition humaine. Ce livre a l’air passionnant, je vais me le procurer.