Dominique Reynié : « Pour les Français, ce n’est pas rien de voir que l’on s’est ligué pour empêcher la victoire du premier parti de France »

Dominique Reynié répond à Alexandre Devecchio

Dominique Reynié. Fabien Clairefond

ENTRETIEN – Le professeur à Sciences Po et directeur général de la « Fondation pour l’innovation politique » (Fondapol) tire les leçons de ces élections législatives 2024. Un scrutin qui, selon lui, n’a fait qu’obscurcir le paysage politique et ne permet pas de dégager de « vainqueur clair ».

Le FIGARO. – Le barrage contre le RN a une nouvelle fois fonctionné et peut-être de manière plus efficace qu’attendu. Faut-il y voir une victoire ou une défaite de la démocratie ?

Dominique REYNIÉ. – Il n’est pas possible de le dire aujourd’hui. Ce n’est pas la première fois que ce «barrage» est activé contre le Front national/Rassemblement national (FN/RN), mais il s’agissait cette fois de l’empêcher de remporter une victoire au niveau national. Cela n’avait jamais été le cas jusqu’à présent. Ce barrage a été mobilisé localement, dans telle ou telle élection municipale, législative ou régionale, mais au niveau national, la victoire du FN/RN n’avait jamais été sérieusement envisagée. Or, c’est ce qu’autorisaient à penser les résultats du premier tour des élections législatives qui viennent de s’achever. Pour les Français, ce n’est pas rien de voir que l’on s’est ligué pour empêcher la victoire du premier parti de France, de voir que l’un des principaux artisans de ce « barrage républicain » soit LFI, un parti habitué aux provocations, au tohu-bohu, à l’irrespect des règles, à la violence rhétorique, complaisant et complice avec l’islamisme et l’antisémitisme.

Ce que les commentaires ont nettement minoré est la forte progression du vote RN, non seulement par rapport aux législatives de 2022 mais aussi par rapport au premier tour du 30 juin 2024. En nombre d’électeurs comme en nombre de députés, le RN est le premier parti de France, ce que les élections européennes avaient établi.

La campagne de l’entre-deux-tours n’a pas eu d’autre objet, pas d’autre projet que de dissuader le vote RN. Tous les regards ont été focalisés sur le parti, observé à la loupe. Simultanément, il a été dit et répété que le Nouveau Front populaire (NFP) n’avait aucune chance de gagner. Finalement convaincus que l’extrême gauche n’avait aucune chance de gagner tandis que l’extrême droite pouvait devenir majoritaire, de nombreux électeurs ont pensé que le barrage allait sanctionner les deux extrêmes, faisant surgir une majorité centrale, forcément centriste.

Mais il demeure problématique de songer qu’entre le premier et le second tour, nous avons assisté à un refoulement forcé de l’expression démocratique. Si la plupart des Français ont le sentiment que la situation n’est pas satisfaisante en matière d’immigration et de sécurité, puisque ce sont les points forts prêtés au RN, il ne faudrait pas que le « barrage républicain » soit le nom donné par tous ceux qui ont échoué à régler ces deux problèmes majeurs pour bloquer l’accès au pouvoir de ceux qui proposent de faire mieux. Il est sans doute plus facile de bloquer l’ascension d’un parti dont le succès est ancré dans l’insatisfaction en matière de sécurité et d’immigration que de régler de tels problèmes, mais autant renoncer alors à la politique démocratique.

Cependant, le « barrage » n’explique qu’une partie de l’échec du RN. Ce parti a été confronté à ses propres erreurs et limites. Son programme n’est pas sérieux, ses candidats ne sont pas prêts ; ils n’ont pas été sélectionnés avec soin, ils n’ont pas été suffisamment formés, au point que de nombreuses invitations à débattre lancées par des médias ont été refusées par des candidats RN incapables de faire face ou craignant de ne pas y parvenir. C’est le prix d’un parti depuis toujours dans l’opposition ; c’est aussi la conséquence de sa sociologie, le RN est plus que jamais le parti des ouvriers et des employés, des moins diplômés, des plus modestes, etc. La dissolution aura eu le mérite de mettre en évidence son impréparation et la nécessaire mue qu’il lui faudra opérer s’il veut l’emporter et gouverner en 2027.

Le Nouveau Front populaire, dont on disait qu’il ne pouvait pas gagner, est arrivé en tête des élections législatives. Que révèle ce résultat ? Comment l’expliquez-vous ?

On ne peut établir un verdict de « victoire » pour personne. Gagner les élections législatives, dans notre République, suppose qu’une force politique, un parti ou une coalition, obtienne au moins 289 députés et, s’il s’agit d’une coalition, qu’elle soit capable de durer. À gauche, aujourd’hui, aucun parti, aucune coalition ne satisfait ces deux critères. On ne peut donc pas dire qu’il y a un vainqueur. C’est le résultat le plus marquant et le plus préoccupant de ce scrutin pourtant décidé pour faire émerger une nouvelle majorité. De ce point de vue, au contraire, la situation est plus dégradée au terme de la dissolution.

En réalité, la gauche a remporté, comme souvent, une victoire médiatique, celle de l’interprétation des résultats, mais électoralement, elle a subi un échec important. Si, au second tour, on additionne les scores des partis du NFP avec ceux de toutes les gauches, on obtient laborieusement 27,28 % des suffrages exprimés… soit 17 % des électeurs inscrits. Les gauches reculent même par rapport aux élections européennes du 9 juin, où ce total de toutes les gauches dépassait 33,7 % des suffrages exprimés.

Comment expliquer que LFI, malgré sa dérive communautariste et antisémite, fasse aujourd’hui moins peur, semble-t-il, que le RN ?

Le journalisme, l’université, les métiers de la communication, de la culture, le monde associatif, ont une appétence connue pour les idées de gauche, peut-être parce qu’ils dépendent beaucoup des mécanismes économiques de redistribution. Cela pèse lourd sur le fonctionnement de notre débat public. C’est ce monde social si particulier, métropolitain, diplômé, aux revenus supérieurs à la moyenne, souvent protégé par un statut dérogatoire, d’une manière ou d’une autre, qui détermine la norme morale. Mais ce monde social peut se montrer parfaitement insensible, y compris à propos de sujets fondamentaux. L’émergence d’une tolérance de gauche à l’antisémitisme constitue pour moi un événement historique et lourd de conséquences. Si un antisémitisme d’extrême droite demeure visible dans l’expression de préjugés, des propos, il est désormais surtout le fait d’une collusion cynique entre une partie de la gauche et l’islamisme, comme on peut l’observer depuis maintenant vingt-cinq ans environ, et d’autant plus aisément qu’il s’agit d’un antisémitisme d’agression qui va jusqu’à se montrer compréhensif avec le terrorisme antisémite, accueillant, répercutant et amplifiant la haine d’Israël comme on a pu le voir depuis le 7 octobre 2023. Même si Philippe Poutou a été battu, le NPA a bel et bien été membre du Nouveau Front populaire.

Lors de ces élections législatives, il y a bien au moins une douzaine d’élus de La France insoumise (LFI) qui n’auraient pas dû être investis ou qui auraient dû être écartés après avoir été investis. Ce ne fut pas le cas, à la différence du RN. On comprend ainsi l’un des usages politiques du « barrage républicain » ; il permet à cette gauche de se retrouver confrontée à un adversaire présenté comme le plus immoral, tous les électeurs étant invités à s’engager dans ce combat aux côtés de la gauche, ce qui l’innocente en partie.

Au nom du barrage républicain, la gauche modérée s’est unie dès le premier tour avec la gauche radicale tandis qu’au second tour, on a vu des centristes se désister pour LFI. Le président de la République voulait une clarification. A-t-il au contraire alimenté la confusion ?

Hélas, il n’y a pas de clarté au terme de cette séquence électorale provoquée par la dissolution. Le débat n’a jamais porté sur les programmes de gouvernement ou sur les défis que le pays doit relever. Le scrutin n’engendre aucune majorité et il ne peut y avoir une nouvelle dissolution avant un an, ce qui veut dire, en pratique que des élections législatives sont impossibles avant l’automne 2025, si l’on ne veut pas les organiser en juillet-août 2025.

À gauche, le NFP est un artifice électoral. Bricolé dans la hâte, il ne résistera pas. Électoralement plus faible que jamais, la gauche est en miettes tandis que ses idées économiques et sociales sont incompatibles avec la réalité de notre situation. Le centre est exposé à l’érosion programmée du macronisme, tandis que la droite reste tiraillée entre ce centre en déclin et le RN, en pleine ascension. Nos institutions, notre système représentatif et de gouvernement semblent désormais complètement déréglés.

Le pays, dont on dit souvent qu’il est plus à droite que jamais, bascule donc à gauche. Ce décalage va-t-il aggraver la fracture entre les élites et le peuple ? Au-delà de cette dissolution ratée, comment en est-on arrivé là ?

Le pays ne bascule pas à gauche. Depuis dimanche soir, le commentaire fait fausse route. Il s’est égaré en suivant le premier orateur de la soirée, Jean-Luc Mélenchon, occupé à semer le trouble dans les esprits sur l’interprétation du vote. Or, voyez plutôt : le total des suffrages exprimés en faveur des candidats du NFP au terme second tour n’est que de 25,7 % ; si nous ajoutons tous les votes de gauche, nous atteignons laborieusement 27,3 %, soit 17,1 % des électeurs inscrits… Il est impossible d’y voir une victoire. De l’autre côté, le RN et ses alliés réunissent 37 % des suffrages exprimés ; l’ensemble des suffrages de droite représentent 46,6 % des suffrages. Au soir du second tour, les votes de droite dépassent de 20 points les votes des gauches.

C’est dans ces conditions que la politique du « barrage » devient périlleuse et donc problématique. En effet, le RN a remporté ces élections législatives, certes sans parvenir au pouvoir. Mais il atteint des niveaux électoraux sans précédent dans son histoire. Le nombre de députés RN à l’Assemblée nationale va encore augmenter fortement (+ 58 %) après avoir été multiplié par 12 ou 13 entre juin 2017 et juin 2022. Le RN représente désormais près de 80 % des votes de droite. Autant dire que le RN, c’est la droite. Mais alors, le « barrage républicain » devient un « barrage » contre la droite, un barrage orchestré par une gauche qui n’a jamais été aussi faible sous la Ve République.

Enfin, compte tenu de la sociologie du vote RN et compte tenu du nombre croissant de ses électeurs, le « barrage républicain » est non seulement en train de fabriquer une équivalence entre le RN et la droite, mais aussi entre le RN et le « peuple », le RN et le monde du travail ; puis entre le RN et les élites, le « barrage républicain » mobilisant plus fortement une France plus favorisée, plus instruite, mieux connectée ; pour finalement aboutir à l’ultime retournement d’une équivalence entre le RN et la démocratie.

La situation politique française est-elle spécifique ou s’inscrit-elle dans un processus de décomposition/recomposition qui touche toutes les démocraties occidentales ?

Ce que l’on peut observer et documenter à l’échelle de l’Union européenne est un phénomène de droitisation accompagné d’une poussée des droites populistes. Au terme des élections européennes des 6-9 juin 2024, pour la première fois dans l’histoire du Parlement européen, le nombre des élus de droite, toutes droites confondues, et sans compter les élus du centre (Renew), représente 52 % des eurodéputés. Le chiffre était de 45 % en 2019. De même, si l’on considère, par hypothèse, que tous les élus populistes de droite appartiennent à un même groupe, ils formeraient alors un groupe proche des 200 élus, soit un poids équivalent au PPE, le groupe de la droite modérée.

On notera que les trois groupes nécessaires depuis 2019 pour former une majorité au Parlement européen, associant la droite modérée (PPE), les sociaux-démocrates (S&D) et les centristes (Renew), tentent en ce moment même de contenir le nouveau glissement à droite provoqué par les dernières élections européennes. Il n’est pas certain que le PPE y résiste longtemps.

Que va-t-il se passer maintenant ? Un gouvernement stable peut-il sortir de ce chaos apparent ?

Malgré tout, il faut imaginer une réponse raisonnable à la situation qui est devenue la nôtre. Espérons que les députés auront à cœur de former un gouvernement de réparation, assumé comme tel, reposant sur une majorité modeste attachée à mettre provisoirement entre parenthèses les incessantes réformes qui ne s’imposent pas toujours et qui ne manquent pas d’engendrer des divisions et des confrontations. Les Français sont fatigués de cela. Cet effort sera difficile, car toute la classe politique se met en mouvement dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, notre irrésistible poison qui nous détruit à petit feu.

« La France est probablement le seul pays au monde où toute crise politique sérieuse pose le problème des institutions » , écrivait Georges Pompidou. La Ve République est-elle menacée ? Peut-on parler de crise de régime ?

Parler de « crise de régime » est parfois l’une des formes que prend notre irresponsabilité collective. On n’échoue plus, lorsque l’on croit rencontrer des obstacles dont de meilleures institutions nous délivreraient. Nous tous, politiques et citoyens, nous restons les principaux responsables de la plupart de nos problèmes et à coup sûr des plus graves.

Entretien mené par Alexandre Devecchio

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/vox/politique/dominiq

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1 Comment

  1. Ce politologue est tellement expert dans son domaine qu’il ignore la définition des termes « extrême droite », « droite », « gauche »…Le terme « populisme » qu’il utilise AD NAUSEAM depuis près d’un vingt ans ne veut en outre rien dire (hormis que ceux qui l’utilisent méprisent le peuple). C’est une construction sémantique vide de sens politique et historique, un terme de newspeak et de brainwashing.

    Le Naufrage (ou le Néant) intellectuel des «  » » » »Élites » » » » » est un symptôme de la plongée de l’Occident dans le fascisme et l’obscurantisme.

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