Il faut parfois prendre très au sérieux ce qui n’est pas sérieux, dès lors qu’on en pressent les effets négatifs. Il en va ainsi de la « proposition de résolution » déposée le 13 juillet 2022 qui, signée par 38 députés de la Nupes, cartel électoral de gauche dominé par l’extrême gauche, interpelle l’exécutif afin qu’il condamne « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien ». L’assimilation calomnieuse de l’État d’Israël à un « régime d’apartheid » ou à un « État d’apartheid » dont les Palestiniens seraient les victimes constitue un stéréotype accusatoire qui fait partie du discours antisioniste standard, lequel constitue un véritable mythe politique moderne. Israël est ainsi accusé de commettre le « crime d’apartheid » et les 38 députés de la Nupes attendent de l’Assemblée nationale qu’elle « condamne fermement en tant que crime au sens du droit international le régime d’apartheid institué par Israël à l’encontre du peuple palestinien ». Il est difficile de ne pas voir dans cette initiative française une action de propagande s’inscrivant dans la campagne lancée par l’ambassadeur palestinien à l’ONU, Riyad Mansour, qui, arborant le 23 février 2022 devant le Conseil de sécurité un masque noir portant l’inscription « End apartheid », exigeait de « mettre fin à l’apartheid » et d’« assurer la protection de notre peuple qui souffre depuis longtemps ».
Mais il faut souligner aussi que cet amalgame polémique criminalisant est simultanément devenu un thème majeur du nouvel antiracisme, qui recourt à l’idée de « race » (comme « construction sociale ») ou de « groupe racial » (dans la terminologie onusienne) pour dénoncer les sujets collectifs jugés racistes (1). En témoigne la caractérisation d’Israël comme « régime d’apartheid » dans le texte de la « proposition de résolution » : « Un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique par un seul groupe racial » et « appliqué à l’ensemble de la population palestinienne », considérée elle-même comme un « autre groupe racial ». Dans la perspective antisioniste fondée sur une vision racialiste et structurée par l’opposition manichéenne entre « dominants » et « dominés », les Juifs essentialisés comme « dominateurs » sont à la fois criminalisés et « racisés » au nom de l’antiracisme. L’antisionisme radical peut dès lors être défini comme un pseudo-antiracisme racialiste, dont l’objectif est la totale délégitimation d’Israël, préalable à sa destruction. L’israélicide est la vérité de la propagande antisioniste. Plutôt que d’antisémitisme, de néo-antisémitisme, d’antijudaïsme ou de judéophobie, il vaudrait mieux parler ici de « judéomisie », tant il est vrai qu’il n’est pas ici question de peur (phóbos) mais de haine (mîsos) et que l’opposition entre « Sémites » et « Aryens » n’est plus de saison (2). Avec l’antisionisme radical, la haine des Juifs mondialisée est entrée dans une nouvelle époque (3).
Aux origines d’un stéréotype accusatoire
On a des raisons de penser que le premier dirigeant « palestinien » à avoir stigmatisé Israël en tant qu’État d’apartheid n’est autre qu’Ahmad Shoukairy (né en 1908 au Liban, secrétaire général adjoint de la Ligue arabe de 1950 à 1956), dans un discours qu’il prononça le 17 octobre 1961 devant l’Assemblée générale de l’ONU, alors qu’il était, depuis 1957, le représentant de l’Arabie saoudite au sein de l’organisation internationale (4). Shoukairy réagissait ainsi, dans un contexte marqué par le procès Eichmann, aux effets dans l’opinion de la diffusion internationale des informations sur la préparation et la réalisation du génocide des Juifs européens par les nazis, informations qui suscitaient de la sympathie pour Israël. Il s’agissait pour lui, se faisant ainsi le porte-parole du monde arabe qui n’avait jamais accepté la création de l’État d’Israël, de criminaliser l’État juif, en l’accusant d’être un État « raciste » comparable au régime sud-africain d’apartheid, qui faisait alors l’objet de fortes condamnations par l’ONU. Il déclara donc que « l’apartheid de l’Afrique du Sud est pratiqué par Israël » contre la « minorité arabe », avant d’exiger de l’ONU qu’elle crée une commission d’enquête sur la situation des Arabes en Israël. Notons au passage qu’en 1961, il n’y avait pas de « territoires occupés ». Il y a là un bel exemple de slogan accusatoire et mensonger plaqué sur un État-nation dont il s’agissait de ternir l’image.
Moins de trois ans plus tard, le 28 mai 1964, Shoukairy, qui avait été formé par le « Grand Mufti » de Jérusalem Haj Amin al-Husseini, rallié au nazisme en 1941, deviendra le premier président de l’O. L. P., dont il rédigera la Charte (la Charte nationale palestinienne) (5). Il faut rappeler qu’à la fin des années 1950, Shoukairy avait suivi la position intransigeante d’Amin al-Husseini qui, à la tête du Haut Comité arabe, accusait Nasser de rechercher au problème palestinien une solution pacifique fondée sur les résolutions de l’ONU, ce qui ne pouvait à ses yeux qu’empêcher les Arabes de récupérer tout le territoire de la Palestine. Cette brouille avec Nasser conduisit le « Grand Mufti » à quitter Le Caire pour s’exiler à Beyrouth en 1959 (6). Il se montrait ainsi fidèle à lui-même. Le 1er mars 1944, dans son émission retransmise par la radio nazie de Berlin, al-Husseini, désireux d’étendre au Moyen-Orient les exterminations de masse conduites par les nazis, incitait les Arabes au meurtre des Juifs au nom d’Allah : « Arabes, levez-vous comme des hommes et combattez pour vos droits sacrés. Tuez les Juifs partout où vous les trouvez. Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion. Cela sauve votre honneur. Dieu est avec vous (7). » Le 11 août 1944, Le Petit Parisien publiait une interview complaisante du « Grand Mufti » dont la conclusion était sans ambiguïté : « Tous les Arabes n’accepteront en aucune façon de voir la Palestine devenir une patrie pour les juifs, de même qu’ils n’épargneront rien pour son indépendance et son rattachement à l’unité arabe recherchée (8). » La retraduction de cet antisémitismeexterminateur en un antisionisme éradicateur se fera quatre ans plus tard. Peu avant l’invasion du jeune État d’Israël (15 mai 1948) par les armées arabes, Shoukairi, lieutenant d’al-Husseini, affirme que l’objectif ultime de l’invasion est « l’élimination de l’État juif (9) », tandis que Abd al-Rahman Azzam Pacha, le secrétaire général de la Ligue arabe, déclare : « Ce sera une guerre d’extermination et un massacre aussi mémorable que ceux de Mongolie et des Croisades (10). »
Dans son discours d’octobre 1957 à l’ONU, alors qu’il y représentait déjà l’Arabie saoudite, l’ancien pronazi Shoukairy, tirant les conséquences politiques du fait que les nazis avaient été vaincus, avait caractérisé le sionisme comme un « mouvement raciste » qui ne valait « pas mieux que le nazisme » et menacé de « jeter les Juifs à la mer ». Il ne cessera d’appeler à la destruction d’Israël. Mais la « cause palestinienne » sera désormais soutenue activement par l’Union soviétique, le nouveau puissant allié du monde arabe. D’où le recours à la rhétorique anti-impérialiste dont on trouve une frappante illustration dans le discours d’inspiration complotiste prononcé par Shoukairy le 5 novembre 1963 devant la Commission politique spéciale de l’ONU : « Le problème palestinien a été, dès son origine, le résultat d’une conspiration entre le sionisme et les forces de l’impérialisme international. » Il reprendra ce motif d’accusation en mai 1964 dans le préambule de la Charte nationale palestinienne : « Nous, peuple arabe de Palestine, qui avons été assaillis par les forces du Mal ; nous qui avons été victimes de complots tramés par le sionisme international et l’impérialisme (…) ».
L’introduction du slogan « Israël-apartheid » dans l’Assemblée nationale : sens et fonctions
La réactivation de ce grossier amalgame polémique, « Israël-apartheid » ou « Israël-racisme », qui fonctionne comme l’un des drapeaux de l’antisionisme radical, s’opère dans les contextes les plus divers. S’il surgit régulièrement, en tant que thème de propagande, dans les moments de crise ou à l’occasion d’affrontements armés, il peut être mis à l’ordre du jour par des politiciens dans le cadre de leur stratégie électorale, leur visée étant de faire un « coup » politique. C’est le cas avec cette « proposition de résolution » rédigée par le député communiste Jean-Paul Lecoq, lobbyiste pro-palestinien et militant antisioniste de longue date, qui demande au gouvernement français de reconnaître l’État de Palestine ainsi que la « légalité de l’appel au boycott des produits israéliens » et appelle à prendre des « sanctions ciblées » contre les Israéliens « les plus impliqués dans le crime d’apartheid ». Que le député Lecoq soit vice-président de la commission des Affaires étrangères permet de mesurer la pénétration de l’antisionisme radical à l’Assemblée nationale. La conjoncture internationale donne un supplément de sens à cette demande de boycott et de sanctions : elle revient à mettre sur le même plan la Russie poutinienne, régime despotique et impérialiste, et la démocratie libérale-pluraliste qu’est Israël.
Ayant très peu de chances d’être discuté, encore moins d’être adopté par l’Assemblée nationale, le texte de cette « résolution » antisioniste est à l’évidence une provocation. Et ce, d’autant plus que ladite « proposition de résolution » surgit dans un contexte où, en France, les actes à motif antisémite se sont multipliés : en 2021, avec 589 actes antisémites recensés, on note une augmentation de près de 75% par rapport à l’année précédente. L’un des deux pics d’augmentation des actes antisémites relevés en 2021 a eu lieu en mai, pendant le déroulement de l’opération « Gardien des murailles » lancée par Israël contre le Hamas qui avait tiré environ 5 000 roquettes sur la population civile israélienne : dans près d’un tiers de ces actes, le thème de la Palestine était évoqué. C’est rappeler l’importance du propalestinisme dans l’imaginaire antijuif contemporain, en France comme ailleurs.
Vue de haut, cette opération politique n’a rien d’étonnant : elle se réduit à une nouvelle action de propagande anti-israélienne, tragiquement banale. Il s’agit là simplement de la reprise par des députés néo-gauchistes d’un thème fondamental de la propagande palestinienne depuis plus d’un demi-siècle. Plus précisément, l’objectif est de « raciser » l’État juif, pour le priver de toute légitimité. L’antiracisme est ainsi, une fois de plus, instrumentalisé dans le cadre d’une opération de criminalisation d’un ennemi politique fantasmé. L’antisionisme radical a en effet pour objectif final d’éliminer l’État d’Israël, pour crime de « colonialisme », de « racisme » et/ou d’« apartheid ». Mais l’apartheid dénoncé est imaginaire. L’État d’Israël n’a rien à voir avec le régime raciste qui fut celui de la République sud-africaine de 1948 à 1990, auquel on veut l’assimiler. Dans la démocratie parlementaire qu’est Israël, les Arabes israéliens ont le droit de vote et sont représentés par des députés à la Knesset. On ne trouve en Israël rien qui ressemble à un système de ségrégation et de discrimination fondé sur la race. L’accusation lancée par un groupe d’extrémistes de la Nupes relève de la diffamation.
Voir de l’apartheid partout chez ceux qu’on n’aime pas, c’est comme voir du « fascisme » ou du « pétainisme » partout dans le camp de ses adversaires politiques. Cette accusation d’apartheid contre Israël relève à la fois de l’ignorance, du mensonge et du délire. Elle est aussi venimeuse qu’irresponsable, car elle revient, en les accusant d’être racistes ou d’être les complices d’un régime « raciste », à mettre en danger les Israéliens et tous ceux, Juifs et non Juifs, qui défendent le droit à l’existence d’Israël. Elle constitue une méthode de criminalisation dont les effets risquent fort d’être criminogènes.
Dans la France de juillet 2022, la relance de l’amalgame polémique « Israël-apartheid » dévoile avant tout le clientélisme communautariste éhonté des députés français « de gauche » qui ont signé cette proposition de résolution, synthèse à la soviétique des clichés et des slogans diabolisants employés depuis la guerre des Six Jours (juin 1967) par les ennemis d’Israël. Il s’agit d’abord de plaire à l’électorat de culture musulmane qui a fortement contribué à leur élection. Il s’agit aussi de fidéliser cet électorat particulièrement sensible à la « cause palestinienne » présentée comme une figure de la cause mondiale de l’islam – fantasmé comme la « religion des opprimés » –, en rappelant que la « gauche Nupes » est dans le camp des ennemis d’Israël, État doublement illégitime parce qu’il serait « colonialiste » et qu’il occuperait une « terre d’islam ».
Il faut souligner que la démagogie pseudo-antiraciste de ces diabolisateurs professionnels est sans limites : l’amalgame entre Israël et un « régime d’apartheid » enveloppe en effet l’accusation de « racisme » portée contre l’État juif. Or, il n’y a guère aujourd’hui d’accusation plus criminalisante et plus diabolisante. Dans la vulgate antiraciste de gauche, il va de soi que « racisme » rime avec « fascisme » ou « nazisme ». Les néo-antiracistes sont toujours aussi des néo-antifascistes. Il s’ensuit qu’Israël, État supposé « raciste », est en même temps un État « fasciste », voire « nazi ». La fascisation et la nazification d’Israël suivent sa racisation. C’est là rendre idéologiquement et émotionnellement acceptable le programme d’une élimination de l’État juif.
Mais qui, précisément, est visé ? Qui est donc le « groupe racial » accusé, dans la « proposition de résolution », de mettre en œuvre à son profit ce « régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique » ? Ce ne peut être la « race israélienne », qui n’existe pour personne. Ni quelque chose comme une « race sioniste ». C’est donc bien la « race juive ». L’identité de ce « groupe racial » dominateur ne fait aucun doute. Bien que l’expression « race juive » soit évitée dans le texte de la « proposition de résolution », les antisionistes d’extrême gauche n’en pensent pas moins leur ennemi en termes racialistes. Le racisme qu’ils dénoncent ici, c’est celui qu’ils attribuent à ce « groupe racial » maudit qu’on appelle ordinairement « les Juifs », et qu’ils accusent indirectement de racisme. Explicitons : ce qui est dénoncé, c’est ce que les antisémites à l’ancienne appelaient le « racisme juif ». Mais argumenter de la sorte, c’est jouer avec des représentations antijuives, les réveiller, les réactiver. Sans le savoir pour certains, avec des arrière-pensées inavouables pour d’autres.
Au cœur de l’antisionisme radical : l’islamisation de la « cause palestinienne »
Forgé par la propagande soviétique relayée par celle des pays arabes (11), l’amalgame polémique « sionisme = racisme » est devenu un lieu commun, et la mise en équivalence de l’« antiracisme » et de l’« antisionisme » a égaré nombre de militants antiracistes sincères. Les partisans de l’antisionisme absolu, qui n’a rien à voir avec une libre critique de la politique d’Israël, cherchent à réaliser, par tous les moyens, leur objectif final : la destruction de l’État d’Israël. L’article 15 de la Charte du Hamas, rendue publique le 18 août 1988, reprend la vision d’un grand conflit à fondement théologico-religieux : « Lorsque nos ennemis usurpent des terres islamiques, le jihad devient un devoir pour tous les musulmans. Afin de faire face à l’occupation de la Palestine par les Juifs, nous n’avons pas d’autre choix que de lever la bannière du jihad. » Dans son livre publié en décembre 2001, Cavaliers sous l’étendard du Prophète, Ayman al-Zawahiri, le véritable idéologue d’Al-Qaida et le concepteur des attentats du 11 septembre 2001, justifie le choix prioritaire de la cause palestinienne par sa puissance mobilisatrice de l’oumma tout entière (12). Géopoliticien de la propagande jihadiste, al-Zawahiri conseille aux combattants du jihad que sont les moujahidines de privilégier les slogans anti-israéliens, plus immédiatement compréhensibles par les « masses » musulmanes, et à ce titre plus fortement rassembleurs et mobilisateurs que les autres : « L’indéniable vérité c’est que la cause palestinienne est non seulement de nature à embraser l’oumma depuis cinquante ans, du Maroc jusqu’à l’Indonésie, mais encore que c’est la cause qui réunit tous les Arabes, croyants ou impies, bons ou mauvais. »
Tel est le paradoxe tragique de l’histoire du peuple juif dans la deuxième moitié du XXe siècle et au début du XXIe, après la Shoah et la création de l’État d’Israël : la réactivation des passions antijuives et leurs instrumentalisations politiques les plus diverses dans un contexte où elles auraient dû avoir disparu et se réduire à de marginales résurgences. Il ne faut pas négliger les petits incidents, notamment d’ordre rhétorique, qui, en tant qu’indices, témoignent de la volonté d’en finir avec la mémoire des massacres antijuifs, en diluant ces derniers dans les massacres du XXe siècle. Il faut par exemple pointer la scandaleuse banalisation de l’effacement de la judéité des victimes de la rafle du Vélodrome d’Hiver : à l’occasion du 80e anniversaire de cette rafle antijuive emblématique, la députée LFI Mathilde Panot, qui certes ne brille ni par l’intelligence ni par la culture, a réussi, dans un tweet posté le 16 juillet 2022, ce tour de force d’éviter de caractériser comme juives les victimes de ladite rafle. L’affaire est d’autant plus significative que la députée Panot, irréprochable mélenchonienne, est présidente du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale. La déjudaïsation des victimes juives illustre une forme soft de négationnisme historique.
Cette nouvelle provocation de la Nupes permet de mieux identifier le noyau dur de cette coalition électorale, qu’on peut caractériser comme néo-gauchiste. Les élus LFI donne le ton, suivis par quelques illuminés écologistes ou communistes. Les deux piliers du néo-gauchisme contemporain sont le néo-antifascisme (sans fascisme réel) et le néo-antiracisme (sans racisme autre que fantasmé), assortis d’un volet antisioniste en raison de la place centrale accordée dans l’imaginaire victimaire contemporain au « peuple palestinien ». Il s’agit là d’une brève description du néo-gauchisme classique. Mais, depuis le début des années 2000, le champ du néo-gauchisme s’est transformé sous l’influence du postcolonialisme, du décolonialisme et du néo-féminisme misandre, sans parler de l’écologisme radical. Tous ces courants idéologiques postmodernes sont résolument antisionistes, et diffusent la vision démonologique du sionisme qu’ils ont intériorisée. Je me permets ici de renvoyer à mon article récent sur les divers aspects du néo-gauchisme, publié dans la Revue politique et parlementaire (13).
Le néo-antiracisme à la française a la particularité d’être inconditionnellement islamophile, et cette islamophilie peut dériver vers une « islamismophilie » chez certains admirateurs d’organisations islamistes comme le Hamas ou le Hezbollah, qui s’opposent à tout compromis avec Israël et rêvent de sa disparition. Les ennemis islamistes d’Israël sont en effet régulièrement présentés et célébrés dans les milieux néo-gauchistes comme d’héroïques « combattants » ou de courageux « résistants ».
La « lutte contre l’islamophobie », aujourd’hui placée au cœur des luttes antiracistes en France (comme en Grande-Bretagne, en Belgique ou en Allemagne), s’est ainsi transformée progressivement en légitimation de l’islamisme chez certains militants et intellectuels néo-gauchistes. C’est au nom de la lutte contre le racisme que les islamistes les plus intellectualisés (les Frères musulmans), suivis par leurs compagnons de route d’extrême gauche, légitiment l’antisionisme exterminateur. Ce message idéologique s’est répandu sur les réseaux sociaux où le manichéisme est roi, mais il est aussi repris dans les discours d’universitaires de gauche ou de militants des droits de l’homme. Il y a une frappante convergence, sur le conflit israélo-palestinien, entre les courants d’extrême gauche et les mouvements islamistes. C’est cette convergence ou cette confluence idéologique que j’ai qualifiée d’« islamo-gauchiste » en 2001-2002, après le déclenchement de la seconde Intifada. Mais elle était observable dès la fin des années 1960, bien que recouverte par la rhétorique tiers-mondiste de l’époque, dans laquelle il était surtout questions de luttes de libération nationale sur le modèle des luttes anticoloniales (14).
Idéologie palestiniste et propagande soviétique : anti-impérialisme rhétorique et antiracisme instrumental
La « libération de la Palestine » était le mot d’ordre des propagandistes de l’O. L. P., comme en témoigne la brochure publiée par son « Centre de recherche » à Beyrouth en avril 1966 sous le titre Le Colonialisme sioniste en Palestine (15). On y trouve une définition du « colonialisme sioniste » comportant trois traits : « (1) son caractère racial et sa ligne de conduite raciste ; (2) son penchant à la violence ; et (3) son attitude expansionniste. » La thèse centrale qu’on rencontre dans ce catéchisme politique est que « le racisme est inhérent à l’idéologie même du Sionisme et au mobile fondamental de la colonisation et de la création de l’État sioniste ». Le « cœur de l’idéologie sioniste » est constitué par « l’auto-ségrégation raciale, l’exclusivisme racial et la suprématie raciale ». L’article 22 de la Charte de l’O. L. P. ou « Charte nationale palestinienne » – première version adoptée en mai 1964, version modifiée adoptée en juillet 1968 – en donne cette formulation dont on reconnaît la touche soviétique : « Le sionisme est un mouvement politique organiquement lié à l’impérialisme international et hostile à toute action de libération et à tout mouvement progressiste dans le monde. Il est raciste et fanatique par nature, agressif, expansionniste et colonialiste dans ses buts et fasciste par ses méthodes. » L’antisionisme est ainsi lié à l’anticolonialisme, à l’anti-impérialisme, à l’antiracisme et à l’antifascisme. Affirmer la convergence des justes causes pour construire un ennemi absolument haïssable, telle est l’un des « trucs » de la propagande. Il est à noter que si, aujourd’hui, les antisionistes radicaux se disent encore « progressistes », il se disent de plus en plus en souvent « humanistes », avec une forte connotation morale. La démarxisation des esprits a favorisé, à l’extrême gauche, la diffusion des postures morales, voire hypermorales, dont l’indignation hyperbolique est l’expression la plus courante.
Lors du 4e congrès, tenu en juillet 1968, du Conseil national palestinien, organe suprême de l’O. L. P., fut réaffirmé le « droit du peuple palestinien arabe à toute la Palestine, sa patrie ». Dans cette perspective, lorsque les nationalistes palestiniens et les antisionistes de tous bords exigent, dans leur rhétorique, une « juste solution du problème palestinien », ils ne font qu’exprimer, d’une façon euphémisée, leur véritable objectif, qui est d’éliminer l’État d’Israël. On retrouve dans la proposition de résolution de la Nupes cet objectif final, sous un nouvel habillage : « La présente proposition de résolution tend à la condamnation de l’instauration d’un régime d’apartheid par Israël à l’encontre du peuple palestinien, tant dans les territoires occupés (Cisjordanie, incluant Jérusalem Est, et Gaza) qu’en Israël et en appelle à son démantèlement immédiat. »
Dans les années 1960, le national-islamisme palestinien était cependant déjà présent, maquillé par des emprunts à la propagande soviétique jusqu’au tournant de la fin des années 1980, marqué notamment par la création du Hamas. Il faut rappeler que la nazification du sionisme et d’Israël était un lieu commun du discours antisioniste soviétique. Dans son édition du 16-17 mai 1970, la Komsomolskaïa Pravda publiait un article intitulé « Le fascisme sous étoile de David » dont la conclusion était la suivante : « Le sionisme est l’une des variétés les plus dangereuses de l’anticommunisme et du racisme modernes. La grande bourgeoisie a tablé sur lui aussi sérieusement que sur le fascisme autrefois. Cela n’est pas étonnant. Car le fascisme et le sionisme sont des jumeaux spirituels et politiques. Seuls les symboles ont changé… Sur les drapeaux des nouveaux conquérants de “l’espace vital”, la croix gammée est remplacée par l’étoile de David. Le fond est resté le même (16). »
Massivement diffusé par les pays arabes et l’empire soviétique au cours des années 1960 et 1970, l’amalgame polémique entre « sionisme » et « racisme » a été fortement et mondialement légitimé par la honteuse Résolution 3379 adoptée le 10 novembre 1975 par l’Assemblée générale de l’ONU – par 72 voix contre 35, et 32 abstentions –, condamnant le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale ». Dans son avant-dernier paragraphe est rappelée la résolution 77 (XII) adoptée par la Conférence des chefs d’États et de gouvernements de l’Organisation de l’Unité Africaine, tenue à Kampala, du 28 juillet au 1er août 1975, qui affirmait que « le régime raciste en Palestine occupée et les régimes racistes au Zimbabwe et en Afrique du Sud ont une origine impérialiste commune, constituent un tout et ont la même structure raciste, et sont organiquement liés dans leur politique tendant à la répression de la dignité et l’intégrité de l’être d’humain ». Cette légitimation internationale de la racisation du « sionisme » va transformer un banal slogan anti-israélien en une caractérisation idéologiquement acceptable du « sionisme ». Cette Résolution ne sera abrogée que le 16 décembre 1991, sans que, pour autant, l’amalgame nazifiant disparaisse des discours de propagande « antisionistes ».
Plus récemment, l’une des plus frappantes manifestations internationales de ce pseudo-antiracisme visant le sionisme et Israël aura été la « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée », tenue à Durban (Afrique du Sud) du 31 août au 8 septembre 2001, qui fut l’occasion d’un déchaînement de la propagande « antisioniste ». Une brochure largement distribuée durant la Conférence, Racisme, sionisme et Israël, publiée par l’Union des avocats arabes (Arab Lawyers Union), commençait ainsi : « Israël est le parfait exemple d’un racisme complexe et étendu. Cet État est en effet l’incarnation de ce racisme spécifique qui fonde le sionisme et fait d’Israël le dernier avatar d’une sombre histoire qui fut le témoin des souffrances endurées par l’humanité, suite à l’agressivité du racisme et à son abjecte discrimination entre les hommes. »
Mythologisation victimaire de la « cause palestinienne »
S’inspirant largement de cette langue de bois, le discours de propagande islamo-gauchiste contemporain érige la cause palestinienne en cause emblématique des opprimés et des « racisés », en même temps qu’il présente les musulmans comme des victimes d’un Occident par nature raciste et impérialiste, dont l’État juif ne serait qu’une marionnette ou un cheval de Troie. Le Palestinien musulman incarne le type de la victime maximale. La propagande palestinienne n’a cessé, depuis les années 1960, par inversion et substitution victimaires, de construire une image mythique des Palestiniens, sur le modèle des Juifs d’Europe victimes de la Shoah, comme victimes d’un régime raciste et génocidaire. D’où l’invention de la Naqba, exode en 1948 de 600 000 à 700 000 Arabes vivant en Palestine, érigé abusivement en équivalent de la Shoah. La conclusion logique et pratique de cette promotion des Palestiniens au rang de peuple-martyr suprême est la démonisation d’Israël. L’État juif apparaît dès lors comme l’État en trop par excellence. À travers la haine d’Israël, la haine des Juifs s’est frayé un nouveau chemin à l’extrême gauche. Mais ce chemin avait été ouvert subrepticement par l’endoctrinement islamiste (17). Tandis que le terrorisme jihadiste était officiellement condamné, la vision islamiste du monde s’inscrivait progressivement dans l’imaginaire politique de la gauche occidentale. Le nouveau gauchisme s’est ainsi démarxisé en même temps qu’il s’est islamisé. En témoigne notamment le fait que le péché majeur, pour les néo-gauchistes, est l’islamophobie. Il faut en conclure que la judéomisie néo-gauchiste est moins l’héritière du vieux « socialisme des imbéciles » à l’européenne que de la démonologie antijuive diffusée par les divers courants islamistes qui ont pris le visage d’organisations antiracistes. Comment n’y pas voir l’expression d’une immense imposture ?
La reconversion contemporaine des activistes antijuifs dans le militantisme antisioniste ne se réduit pas cependant à un effet de la propagande islamiste. Elle s’est aussi accompagnée d’un réinvestissement des principaux mythes antijuifs forgés principalement par des milieux chrétiens au Moyen Âge, qu’il s’agisse du mythe du complot juif mondial ou de celui du meurtre rituel d’enfants chrétiens. La retraduction antisioniste la plus courante du mythe du complot juif s’opère à travers la dénonciation du grand complot sionisto-impérialiste pour « occuper » la Palestine, y imposer un « régime d’apartheid » et y commettre un « génocide » (18). Le sionisme est alors fantasmé comme « sionisme mondial », réseau de forces occultes surpuissantes. Cette diabolisation globale du sionisme et d’Israël comporte une adaptation de l’accusation de meurtre rituel et plus précisément d’infanticide rituel, les victimes n’étant plus des enfants chrétiens mais des enfants palestiniens (19).
Pourquoi et qui boycotter ? Du bon et du mauvais usage des analogies historiques
Ouvrons une parenthèse sur le recours aux analogies historiques, en prenant l’exemple des campagnes de boycott contre Israël. Dans la « proposition de résolution » présentée par des députés de la Nupes, on trouve en effet la demande d’une « reconnaissance de la légalité de l’appel au boycott des produits israéliens ». Les analogies historiques sont souvent utilisées dans une perspective polémique pour disqualifier, en les amalgamant avec tel ou tel épisode du passé jugé abominable, des événements, des personnalités, des groupes ou des mouvements qu’on rejette et qu’on dénonce. C’est le cas avec l’amalgame « Israël-régime d’apartheid ». Mais elles peuvent aussi nourrir la réflexion fondée sur de légitimes comparaisons historiques et ainsi permettre la construction de modèles d’intelligibilité, ou encore jouer un rôle pédagogique ou « démopédique (20) » positif, à la seule condition d’en marquer les limites.
Lancée en juillet 2005, la campagne BDS (« Boycott, Désinvestissement, Sanctions »), dite « contre la colonisation et l’occupation israéliennes », est ordinairement comprise comme l’application à Israël d’un type de traitement qui a naguère fait ses preuves contre la République sud-africaine du temps de l’apartheid. Un traitement « antiraciste », s’inscrivant dans un noble et légitime « combat pour la justice et la paix ». C’est ainsi que les promoteurs du boycottage d’Israël le présentent en s’efforçant de la justifier. L’analogie est renforcée par une accusation devenue banale dans toutes les propagandes anti-israéliennes : l’amalgame polémique d’Israël avec le système d’apartheid sud-africain, système politico-socio-racial fondé sur la ségrégation et la discrimination, sous couvert de « développement séparé ».
Mais un autre rapprochement historique s’impose, impliquant un tout autre jeu d’analogies : la campagne BDS présente bien des analogies avec l’opération de boycottage lancée par les nazis le 1er avril 1933 contre les Juifs allemands, stigmatisés comme les plus redoutables « ennemis de l’État ». Dans ce dernier cas, c’est un État raciste qui organise un boycott contre les Juifs vivant dans cet État, afin de les transformer en parias sociaux. Il convient bien entendu de souligner la différence de statut entre une communauté juive au sein d’un État-nation et la communauté nationale formée par les citoyens de l’État d’Israël. Mais l’objectif final du programme dans lequel s’inscrit le boycott nazi ressemble étrangement à celui que poursuivent explicitement les milieux islamo-nationalistes palestiniens qui prônent le boycott de l’État juif au même titre que les « opérations-martyrs » : éliminer toute présence juive sur un territoire déterminé, censé appartenir en propre à une « race » (aryenne) ou à une religion (l’islam). Et qu’il s’agisse de Juifs pris pour cibles dans les deux cas n’est pas dénué de signification.
Les slogans et les mots d’ordre présentent des ressemblances aussi frappantes que troublantes : au « N’achetez pas chez les Juifs ! » (kauft nicht bei Juden !) des antisémites de 1933 fait écho le « N’achetez pas de produits israéliens » des « antisionistes » des années 2005-2022. Le boycott nazi du printemps 1933, malgré son relatif échec, aura constitué une expérimentation pionnière, qui a inspiré d’autres opérations visant à stigmatiser, isoler, terroriser et faire fuir les Juifs d’un territoire donné. Il a ainsi fourni un modèle historique pour toute action antijuive à venir. Le 31 mars 1933, dans le Völkischer Beobachter, Julius Streicher ne cachait pas son programme d’action : « La lutte se poursuivra contre le panjudaïsme, jusqu’à ce que nous ayons la victoire. » Et pour Streicher la lutte finale commençait le 1er avril 1933 : « Le samedi 1er avril à 10 heures du matin commence en effet l’action de défense du peuple allemand contre les criminels qui dominent l’univers : les Juifs ! Nationaux-socialistes, abattez l’ennemi mondial ! »
Pour les boycotteurs nazis, l’ennemi absolu, celui que Hitler appelait « l’ennemi mortel » (Todfeind), c’était le « Juif international », le maître diabolique de la « finance internationale », le « parasite mondial », le « meurtrier rituel » ou l’incarnation de la « peste asiatique » du bolchevisme. Pour les boycotteurs d’Israël, c’est le Juif nationaliste, le « sioniste », supposé « colonialiste » et « raciste », à l’image de l’État d’Israël, ce « cancer » qui menace le Proche-Orient. Et le « sioniste » criminel des antisionistes radicaux reste un praticien du « meurtre rituel » : il est régulièrement accusé d’être un « assassin d’enfants palestiniens ».
Comme le boycott nazi d’avril 1933, la campagne BDS va de pair avec une campagne de calomnie et de diffamation contre Israël et les « sionistes », voire le « sionisme mondial ». Les actions spectaculaires de boycottage sont accompagnées d’une propagande « antisioniste » de haute intensité, recourant à tous les médias et diffusant en permanence les stéréotypes négatifs du Juif-sioniste-israélien : « colonialiste », « raciste », auteur de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité », belliciste (« ils ne veulent pas la paix »), expansionniste, « tueur d’enfants palestiniens », etc. On ne saurait s’étonner de voir des terroristes jihadistes qui tuent des Juifs justifier leurs meurtres en affirmant qu’ils voulaient ainsi « venger la mort d’enfants palestiniens », selon le mot aussi terrible que révélateur de Mohamed Merah, le tueur d’enfants juifs parce que juifs. Le plus inquiétant, c’est l’empathie suscitée par l’assassin Merah dans certains milieux islamo-gauchistes, qui l’identifient comme une victime plutôt que comme un tueur. Le 31 mars 2012, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), Houria Bouteldja, affirmait ainsi publiquement : « Mohamed Merah c’est moi et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la République. […] Je suis une musulmane fondamentale. » Illustration de la corruption idéologique de l’antiracisme et de la convergence islamo-gauchiste, le Parti des Indigènes de la République a été caractérisé par sa porte-parole Bouteldja comme un parti « anti-impérialiste et antisioniste ». L’un des thèmes fondamentaux de son discours idéologique est constitué par la dénonciation d’un « philosémitisme d’État » qui, couplé avec une « islamophobie d’État » (et plus largement un « racisme d’État »), caractériserait la France, société dans laquelle règnerait un « racisme structurel », « systémique » ou « institutionnel ».
Le 5 novembre 2017, Danièle Obono, ancienne militante du NPA et députée La France insoumise (LFI) de Paris, n’a pas hésité à déclarer, s’exprimant sur la porte-parole du PIR et la présentant comme une « camarade » de combat : « Je respecte la militante antiraciste. C’est dans le mouvement antiraciste que je l’ai connue, c’est dans ces luttes-là que l’on s’est battues. (…) Et dans ce mouvement-là, on se bat sur la question de l’égalité. » C’est la même militante « insoumise » qui, pour soutenir Danielle Simonnet, candidate de la Nupes dans la 15e circonscription de Paris, a choisi de s’afficher le 3 juin 2022 aux côtés de Jeremy Corbyn, député de Londres et ancien chef du Labour Party, dont il a été suspendu en 2020 pour ses positions radicalement antisionistes, ses propos complaisants, voire laudatifs, sur des mouvements islamistes comme le Hamas ou le Hezbollah, ainsi que pour son laxisme face à l’antisémitisme au sein de son parti.
Il faut par ailleurs s’interroger sur les cérémonies néo-antiracistes, les officielles comme les « sauvages », sur ce qu’elles cachent et ce qu’elles dévoilent malgré elles, à savoir un grand aveuglement plus ou moins volontaire sur la principale source de la judéomisie aujourd’hui : l’islamisme dans toutes ses variantes (21). L’antiracisme commémoratif marche à l’indignation rétrospective centrée sur une masse de victimes reconnues comme telles ou devant l’être selon les normes du moment. Dans les rituels politico-médiatiques auxquels il donne lieu, sous couvert du « devoir de mémoire », on récite un catéchisme ponctué d’actes de repentance et de dénonciations rétrospectives sur fond de consensus plus ou moins forcé, sans la moindre prise de risques pour les officiants. Concernant la question antijuive, l’effet et la fonction idéologico-politiques de ces cérémonies peuvent être caractérisés clairement : masquer la réalité de l’antisémitisme tel qu’il est aujourd’hui observable. Par exemple sous la forme suivante : condamner rituellement l’antisémitisme du Troisième Reich ou celui de Vichy tout en s’abstenant de désigner le principal vecteur de l’antisémitisme contemporain, l’islamisme. Ou encore en désignant « l’extrême droite » comme sa principale source aujourd’hui, ce qui est tout simplement faux.
C’est là « passéiser » ou « archaïser » la haine des Juifs, en l’inscrivant exclusivement dans la mémoire du racisme, du fascisme et du nazisme. Le grand public est ainsi invité à associer haine des Juifs et extrême droite, en oubliant l’extrême gauche et l’islamisme. On peut y voir une stratégie de diversion. Il convient donc de souligner que l’erreur fondamentale dans l’analyse de l’antisémitisme contemporain consiste à ne pas voir sa nouvelle matrice, à savoir le couple formé par l’antisionisme radical et l’islamisme. Mais il faut aussitôt préciser que l’antisionisme radical (qui vise à l’élimination d’Israël) est désormais porté principalement par les mouvements et les groupements situés à l’extrême gauche. Cette dernière, qui avançait naguère sous le drapeau du marxisme-léninisme et de l’anti-impérialisme, avance aujourd’hui sous le drapeau du décolonialisme, de l’antisionisme radical et du pseudo-antiracisme islamophile.
L’avenir d’une haine idéologisée
Dans un essai politique lucide et revigorant publié en 1968, La Gauche contre Israël ?, Jacques Givet analysait ce qu’il appelait le « néo-antisémitisme », en commençant par noter qu’il ne se réduisait pas à un simple retour de « l’antisémitisme classique » et, surtout, qu’il émanait « le plus souvent d’antiracistes » qui ne manquaient pas de « protester de leurs bons sentiments ». Il distinguait aussi finement, parmi les antijuifs, le type de « l’antisémite anti-oriental » et celui de « l’antisioniste anti-occidental », le premier fixé plutôt à l’extrême droite et le second plutôt à l’extrême gauche (22). De 1968 à 2022, la population militante incarnant le premier type s’est considérablement réduite, alors que celle qui incarne le second type s’est accrue et redéfinie autour de la construction d’un nouvelle figure de l’ennemi, ce dernier étant appelé l’« axe américano-sioniste » ou les « judéo-croisés » par les islamistes jihadistes, qui se sont multipliés depuis les années 1980. L’une des nouveautés idéologiques de cette période aura été l’émergence de diverses convergences, reconnues ou non par les acteurs, entre les mouvances islamistes et les mouvances néo-gauchistes, fondées notamment sur leur commune détestation du sionisme et d’Israël ainsi que sur leur haine partagée de l’Occident supposé intrinsèquement raciste et islamophobe. Un Occident qui serait secrètement dirigé par les Juifs ou les « sionistes ». On peut craindre que cette haine idéologisée ait de l’avenir.
© Pierre-André Taguieff
Notes
(1) Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables, Paris, Hermann, 2021.
(2) Voir Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ?, Paris, Odile Jacob, 2022, pp. 25-48.
(3) Pierre-André Taguieff, « Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ? », étude publiée en postface à : Michaël Bar-Zvi, Philosophie de l’antisémitisme [1985], nouvelle édition revue, St-Victor-de-Mor, Les provinciales, 2019, pp. 161-218.
(4) Voir Yitzhak Oron (ed.), Middle East Record, vol. 2, Tel Aviv University, 1961, p. 188.
(5) Sur les positions antijuives de Shoukairy, voir Robert S. Wistrich, A Lethal Obsession: Anti-Semitism from Antiquity to the Global Jihad, New York, Random House, 2010, pp. 698, 711-712.
(6) Voir Saïd K. Aburish, Yasser Arafat [1998], tr. fr. Muriel Gilbert, Paris, Éditions Saint-Simon, 2003, pp. 60-61.
(7) Haj Amin al-Husseini, 1er mars 1944, cité par Maurice [Moshe] Pearlman, Mufti of Jerusalem: The Story of Haj Amin el Husseini, Londres, Victor Gollancz, 1947, p. 51. Voir aussi Zvi Elpeleg, The Grand Mufti: Haj Amin al-Hussaini, Founder of the Palestinian National Movement, trad. angl. David Harvey, Londres, Frank Cass & Co., 1993 ; rééd., edited by Shmuel Himelstein, Londres & New York, Routledge, 2007, p. 179 ; Joseph B. Schechtman, The Mufti and the Fuehrer: The Rise and Fall of Haj Amin el-Husseini, New York & Londres, Thomas Yoseloff, 1965, pp. 150-151.
(8) « “La nation arabe réalisera son unité malgré tous les obstacles”, déclare au Petit Parisienle Grand Muphti de Jérusalem », Le Petit Parisien, 11 août 1944.
(9) Cité par Nathan Weinstock, Terre promise, trop promise. Genèse du conflit israélo-palestinien (1882-1948), Paris, Odile Jacob, 2011p. 368.
(10) Cité par Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste [1999], tr. fr. Agnès Dufour & Jean-Michel Goffinet, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 242.
(11) Sur l’« antisionisme » soviétique, mettant notamment l’accent sur le slogan « sionisme = nazisme », voir Robert S. Wistrich, Hitler’s Apocalypse: Jews and the Nazi Legacy, New York, St. Martin’s Press, 1985, pp. 194-225.
(12) Pour d’autres exemples, voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF, 2010 ; Pierre Lurçat, Les Mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain, Paris-Jérusalem, Éditions L’éléphant, 2021.
(13) Pierre-André Taguieff, « L’éternelle renaissance de l’espace néo-gauchiste : néo-antifascistes et néo-antiracistes », Revue politique et parlementaire, n° 1103, avril-mai-juin 2022, pp. 47-62.
(14) Pierre-André Taguieff, Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Paris, Hermann, 2021.
(15) Fayez A. Sayegh, Le Colonialisme sioniste en Palestine, tr. fr. Salma Haddad, Beyrouth, Centre de recherche – Organisation de Libération Palestinienne, avril, 1966, 54 p.
(16) Le Sionisme, instrument de la réaction impérialiste. L’opinion soviétique se prononce sur les événements du Moyen-Orient et les menées du sionisme international (mars-mai 1970), Moscou, Éditions de l’Agence de Presse Novosti, 1970, p. 134.
(17) Robert S. Wistrich, A Lethal Obsession, op. cit., pp. 731-927.
(18) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2006 ; id., Judéophobie, la dernière vague, Paris, Fayard, 2018.
(19) Pierre-André Taguieff, Criminaliser les Juifs. Le mythe du « meurtre rituel » et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme), Paris, Hermann, 2020.
(20) J’emprunte l’expression à Proudhon.
(21) Matthias Küntzel, Jihad et haine des Juifs [2007], tr. fr. Cécile Brahy, préface de Pierre-André Taguieff, Paris, L’Œuvre éditions, 2009.
(22) Jacques Givet, La Gauche contre Israël ? Essai sur le néo-antisémitisme, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968.
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