« Agir ensemble » d’ELNET recevait dans sa master class mensuelle, ce 26 juin 2024, le journaliste et grand reporter Emmanuel Razavi, à l’occasion de la parution de son livre : La Face cachée des Mollahs, le livre noir de la République islamique d’Iran[1].
En ouverture de la soirée, le philosophe Gérard Rabinovitch donna une intervention que nous avons souhaité publier. Nous remercions ELNET pour son autorisation.
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« L’ENFER C’EST LA VÉRITÉ PERÇUE TROP TARD »
(Thomas Hobbes)
Je voudrais pour commencer – et pour paysage d’arrière-fond – citer deux petites remarques percutantes dans leur rayonnement anticipateur, dues à José Ortega y Gasset et extraites parmi bien d’autres – tant son œuvre est éminente et profuse en fulgurances à saisir la trame mentale d’un temps qui vient – de La Révolte des masses[2], ouvrage paru en 1929, et de Fraseologia y sinceridad[3], paru également en 1929.
Voici la première : « Le langage qui ne nous sert pas à dire suffisamment ce que chacun de nous voudrait dire, révèle par contre et à grands cris, sans que nous le voulions, la condition la plus secrète de la société qui le parle ».
Voici la seconde : « La nouvelle époque commence par un prélude de cynisme triomphant. Il est probable que sous sa protection se produisent des invasions transitoires d’âmes fabuleusement archaïques, de types humains qui depuis longtemps étaient enfouis socialement. Par les trous que laissent les « phrases » absentes, ils monteront au faisceau de la vie publique, constituant ce que Rathenau appelait une « invasion verticale de barbares ».
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Dans le fléchage de route, et le sillon ouvert de la première remarque d’Ortega y Gasset, nous devons un instant nous arrêter et retenir pour l’observation cette pusillanimité sémantique à nommer depuis longtemps les évènements dans leur substance intrinsèque.
Il y va pourtant :
-De l’extraction des faits, tributaire toujours des possibilités de leur nomination.
-De leur compréhension, découpée par les possibilités du langage.
-De l’agir requis qui s’en déduit. « Ensemble », comme il est invité, ici, par ELNET.
Sigmund Freud avait fait du « bien dire » un opérateur éthique, liant Vérité et Responsabilité, lorsqu’il avertissait : « On cède d’abord sur les mots, puis peu à peu on cède aussi sur la chose »[4].
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Ainsi, combien de fois avons-nous entendu – et entend-on encore – parler de « dérive », de « dérapage»?
De « dérive » terroriste. De « dérapage » antisémite.
Comme s’il s’agissait d’égarements, de dévoiement occasionnels, d’erreurs de jugement.
À la façon dont Socrate dans le Protagoras de Platon déclarait que « le Mal fait par l’homme est la conséquence d’une imperfection qui l’empêche à connaitre le Bien, ou le fruit d’une illusion qui porte l’homme à croire qu’il fait le Bien alors qu’en réalité il fait le Mal ».
« Dérive » et « dérapage » – à une époque, où l’apport freudien à l’anthropologie a déposé, pour la connaissance, les notions de « lapsus », d’« acte manqué », de « frayage pulsionnel » – c’est entretenir un point d’aveuglement et de niaiserie sur la possibilité d’une malveillance mortifère à la manœuvre, qui pousse en avant ses jouissances assassines de « joie mauvaise » (Schadenfreude chez Freud, Epikairekakia chez Aristote), et de destruction.
Dans un registre voisin, on peut aussi entendre la formule d’une « parole antisémite qui se libère », en mésusant inopportunément de la connotation de « bonne vie » attachée au sens du nom de Liberté.
Serait-elle, cette parole antisémite, injustement bridée ?!
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Ce paysage nominatif de mansuétude, qui semble absoudre déjà comme une faute vénielle ce qu’il désigne, trouve l’extension de ses cécités verbales dans quelques commentaires de notre période électorale présente, concernant ce que par antiphrase on appelle encore « extrême gauche », et ses paramétrages antijuifs, sous le mot de couverture d’antisionisme.
Tour à tour, nous avons pu entendre être prononcés, ces jours-ci, dans des commentaires à propos des déclarations de membres de « La France Insoumise » ; commentaires – ou explications justificatrices – émis par de supposés « progressistes », se dérobant veulement à une rupture nette avec celle-ci :
-Le scénario hypothétique que ces déclarations et « prises de position » relèveraient d’un clientélisme politique cynique, aux conséquences certes fâcheuses, mais qui exonèrerait alors – sur le fond – ceux qui le pratiquent, d’adhérer subjectivement, aux sémantiques antisémites, en mode dog whistle ou flagrantes, déployées pour l’occasion.
-Le reproche accusatoire, prononcé par le fils déchu d’un père honorable, d’une coupable surfocalisation faite par ceux qui pointeraient les individus les plus explicitement lisibles quant à leur tropisme et malignité anti juive au sein des candidats présentés par LFI, et qui se trouvent adoubés sous la marque « Nouveau Front populaire », en aura historique usurpée et salie. Là, où il semblerait légitime de n’attendre rien d’autre qu’un rejet tranchant.
-Enfin – last but not least – en manière de cas pour psychanalyste, d’un acquiescement à une réalité qui s’impose tout en en déniant la signification qu’elle convoque, cette consternante trouvaille d’un « antisémitisme circonstanciel », énoncée dans une tribune du journal Le Monde, dont un des deux signataires était, il n’y a pas longtemps encore, directeur du CRFJ, le Centre de recherche français du CNRS à Jérusalem.
Je les cite, dans le centre dans leur argument : « Non, il n’y a pas d’équivalence entre l’antisémitisme contextuel, populiste et électoraliste, instrumentalisé par certains membres de La France insoumise, et l’antisémitisme fondateur, historique et ontologique du Rassemblement national qui défend la préférence nationale, dénonce les ressortissants binationaux et attaque l’« anti France » depuis toujours et avec constance »…
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Si vous me permettez cette incise : Pauvre Jean Zay, père fondateur du CNRS (avec Jean Perrin) lorsqu’il était ministre de l’éducation à l’époque du Front populaire, qui fut assassiné par la milice en juin 1944 (il y a juste 80 ans), et qui, lors de la visite de Ribbentrop, le ministre nazi des Affaires étrangères, en décembre 1938, fut exclu (quoique ministre du gouvernement) du dîner de réception au Quai d’Orsay – de même que Georges Mandel (autre ministre du gouvernement[5]), à la volonté express de Ribbentrop, parce que tous les deux, juifs. Notons qu’un seul, des membres de la classe politique conviés au dîner refusa, par solidarité, l’invitation au « Gala » : Édouard Herriot, alors président de la Chambre des députés.
Zay et Mandel, objets d’un « antisémitisme contextuel » ?..!
Ajoutons : Si dans le domaine des forfaitures politiques, vous trouvez quelques similitudes entre l’attitude du gouvernement français en 1938, et celle de l’ONU à Doha qui a accepté les exigences des talibans d’exclure les femmes afghanes et même la simple évocation de leur cas, vous n’aurez pas tort de vous alerter sur l’état mental contemporain qui domine dans la plupart des instances internationales. Mais vous savez ça déjà !… Ça s’appelle une « époque » !… Ou une « anthropologie politique » ?…
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Pour revenir à nos deux compères dans Le Monde, que n’ont-ils lu Hannah Arendt, lorsqu’elle observait que l’antisémitisme nazi n’avait jamais été une question de nationalisme extrême, qu’il avait fonctionné comme une « internationale » dès le départ, s’assurant des complaisances et des complicités par-delà les frontières du Reich.
Peut-être leur serait-il venu à l’idée – mais j’en doute – que l’antisémitisme nidifié dans La France insoumise, et tout ce qui satellise autour de celle-ci en agrégations affines, s’il est d’une autre facture que celui aussi réel d’un nationalisme vénéneux – qui n’a rien, alors, d’un noble patriotisme -, a – par contre – une consistance idéographique bien plus potentiellement ravageuse et destructrice, en ce que son antisémitisme – sous relexicalisation d’antisionisme – est – en point de ralliement transnational – une composante d’une dévastation beaucoup plus vaste, qui vise les fondements civilisationnels de notre région du monde, ses montages éthico-cognitifs durement construits au fil des siècles, et en maillage de repères. Ils ont pour noms : Raison, Vérité, Justice, Liberté, Universel. Ce que leurs adversaires mortels nomment : Occidentalité.
Jusqu’à même la conception de l’Héroïsme, lorsque le terrorisme et ses furies de jouissances psychopathiques sont magnifiés du nom de Résistance, en saccage de ses paramétrages humanisants.
Et, bien évidemment, c’est la Démocratie, fût-elle bancale, qui est visée dans son essence.
Il s’agit là, tapie mais montrant ses linéaments, d’une dévastation aussi guerrière que spirituelle, qu’on dit de « guerre cognitive », et qui a déjà pris souche transnationalement, comme les échos du monde le rapportent depuis le 7 octobre, et se rend maintenant visible, en ondes de ce fracassement.
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Petite vignette, en passant, qui en dit beaucoup dans son anecdote (rapportée par Le Point[6]).
Nous sommes à Montreuil. La France insoumise vaut faire la peau à un de ses piliers « has been », tendance « lutte de classes » : Alexis Corbière, député non reconduit.
En même temps, elle semble achever sa mue, en temps réel, et sous nos yeux, sans que les commentateurs attitrés n’y voient rien.
Se retrouvent pour soutenir la nouvelle candidate intronisée par LFI-canal officiel : un écrivain mondain gay, un sociologue tâcheron, un militant en vue du « comité Adama », proche des « Indigènes de la République ». La veille, c’était un député dirigeant LFI très actif dans le Palestinisme, accompagné d’Assa Traoré (en escarpins Louboutin ?!), et en « Guest star » de Rima Hassan.
Prend la parole un ex-comédien et militant LFI. Je le cite d’après l’article : « Regardez : Corbière est blanc, il a 50 ans, c’est un mâle hétéro ; sa suppléante est noire. Eh bien Sabrina (la candidate officielle) c’est l’inverse. Elle est racisée… Alors qu’il laisse sa place ! ».
Ailleurs, dans une autre circonscription, contre Rachel Garrido, autre pilier « lutte de classes, historique de LFI, non reconduite pour inconduite idéologique. La Bande LFIste présente un candidat remarqué pour son Palestinisme, ses diatribes contre les « blancs », et son insistance à cibler les figures apparemment juives de la Gauche, les invitant à dégager… Et What else ? soutenu sur les affiches de candidature par Rima Hassan en mission commandée, of course…
Pas sûr, néanmoins, que l’un comme l’autre comprennent l’enjeu des réaménagements dont ils font les frais. Nous ne les plaindrons pas…
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Alors ?
« Clientélisme » ? Vraiment ?
« Surfocalisation » ? Vraiment ?
« Antisémitisme contextuel, électoraliste » ? Vraiment ?
Ou bien, constitution agrégative relookée, remise au jour et à jour d’une « nouvelle » Sturmabteilung en substrat mental – une S.A. plébéienne et internationalement : « décoloniale » ; reconfigurée dans les apparats et lexiques de notre temps ? Qui se débarrasse sous nos yeux des dernières brumes d’un marxisme qui à sa façon avait encore l’« universel » en lointain paradigme, et la raison en « patron » pour ce qu’il se donnait à tenter de penser.
« Montant au faisceau de la vie publique » comme disait Ortega y Gasset, en, « une invasion verticale de barbares », selon l’expression métaphorique de Rathenau, citée par lui.
« Barbares », biberonnés en masse par Dieudonné et Soral, et à l’ « Indignez-vous ! » de l’imposteur Hessel, en succédané d’école de formation à la lutte de classes d’autrefois, et ses impératifs éducatifs – apparemment surannés, ou disqualifiés de domination « blanche » – d’université populaire.
« Barbares », nidifiés dans la France « insoumise », mais soumise à leurs investissements et aux porosités séduites qui les accueille, et qui pourraient l’avoir préformatée en un proxy narratif, dans une guerre cognitive, au long cours, et en cours, et dont les agendas sont peut-être remplis selon d’autres calendrier.
Et c’est là le portail vers ce qu’Emmanuel Razavi – fort d’un travail de longue haleine, et d’une sagacité exemplaire – a rapporté.
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Nous n’avons, sans doute, pas, dans l’espace publique des démocraties occidentales, prêté suffisamment d’attention à ce qui constitue le cœur socio-politique mafieux du Pouvoir iranien. Ni à son idéologie qu’on aurait tort de toiser comme un simple vestige des temps anciens.
De même que nous n’avons pas accordé de signification focale à son antisionisme radicalement et eschatologiquement menaçant d’horizons exterminateurs ; ainsi qu’à sa constante négation de la Shoah, dont il est le seul régime de la Planète à l’avoir revendiquée comme posture politique officielle.
De même encore, que nous n’avons pas – sinon notre ami François Rastier [7] – pris la mesure de l’influence heideggérienne dans les élites politiques iraniennes actuelles, et leur « vision du monde », à travers la pensée imprégnante de philosophes comme Ahmad Fardid et Ali Shariati[8], avec – au résultat – des affinités insoupçonnées entre chiisme politique d’aujourd’hui, relativisme postmoderne de nos régions, et ensemencement du nazisme dans la philosophie[9].
Enfin, nous n’avons pas pensé à évaluer en temps réel le continuum – en rebonds et bas bruits – qui va de l’influence d’Ahmad Fardid sur Mahmoud Ahmadinejad (Fardid qui soutint les massacres de 30 000 opposants en 1988, organisés par Ebrahim Raïssi, le président récemment défunt de l’Iran) à l’enthousiasme de l’égérie des « Indigènes de la République » qui déclarait : « Ahmadinejad est mon héros ! », et qui depuis a aussi placé le leader maximode LFI sur le Podium…
En passant par Dieudonné et son « Parti antisioniste » qu’on dit avoir été financé par l’Iran. Un investissement qui parut au régime iranien plus prometteur en retour de bénéfices d’influence, que sur les groupuscules d’extrême droite néo nazie en France, du temps de Wahid Gordji et François Genoud[10]. Plutôt que nier la Shoah et buter sur l’ampleur des travaux des historiens, il a dû sembler de meilleure stratégie d’affubler Israël des mêmes crimes…
Dieudonné qui remit une « quenelle d’or » à Ahmadinejad, en hommage à son antisionisme.
Il y a là des capillarités et des régimes d’influence dont l’économie narrative – à la façon dont Jean Pierre Faye[11] en a posé la théorie – est requise…
S’il est encore temps…
En attendant, pour notre édification, je vous invite à écouter Emmanuel Razavi.
Gérard Rabinovitch
[1] Éditions du Cerf, Paris, 2024.
[2] Les Belles lettres, Paris, 2010.
[3] In El Espectator, tomo V, Revista de Occidente, 1929.
[4] In : Psychologie de masse et analyse du moi.
[5] Assassiné également par la milice, en juillet 1944.
[6] Du 25 juin 2024.
[7] Cf. François Rastier, Heidegger, messie antisémite, ce que révèlent les « Cahier noirs », Le Bord de l’eau, Lormont, 2018.
[8] D’Ali Shariati, J.P. Sartre – qui n’en loupa aucune des inconvenances éthico-politiques de la seconde moitié du XXème siècle, auxquelles il donna chaque fois son insistante approbation – aura dit : « Je n’ai pas de religion, mais si je devais en avoir une, ce serait celle de Shariati », cité dans L’Orient le jour (2019), rapporté par Emmanuel Razavi.
[9] Cf. Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Paris, 2005.
[10] Cf. Les travaux de veille de Marc Knobel sur ce sujet.
[11] Cf. Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires,éd. Hermann, Paris, 1973.
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