
amener Al-Doumy / AFP
ANALYSE – Le leader insoumis a utilisé cette formule pour expliquer les raisons de la terrible agression d’une adolescente juive de 12 ans par trois mineurs, dont deux ont été mis en examen et écroués pour viol et violences antisémites sur mineure.
«Comment osez-vous ?». Cette question d’Éric Dupond-Moretti s’adresse à Jean-Luc Mélenchon. En cause : un tweet du chef de file de la France insoumise au sujet du terrible viol d’une adolescente juive de 12 ans par trois mineurs à Courbevoie, le 18 juin dernier. Après avoir déclaré être «horrifié» par ce drame, l’ancien candidat à l’élection présidentielle a tenté d’expliquer sur X l’origine de ces violences en évoquant «le conditionnement des comportements masculins criminels dès le jeune âge». Mais aussi «le racisme antisémite» de la société.
Une «analyse» loin d’être passée inaperçue. La publication comptabilise à ce jour près de 3,9 millions de vues et a provoqué l’ire d’une bonne partie du paysage politique français. «Vous n’avez pas de figure», a ainsi invectivé le Garde des Sceaux sur le même réseau social ce jeudi. «Laissez cette jeune fille et sa famille tranquilles. Vos propos récurrents alimentent la haine qui mène au pire», a-t-il martelé. Le patron de Reconquête! Éric Zemmour s’est pour sa part indigné de l’expression «racisme antisémite», accusant le leader insoumis de parler d’«un antisémitisme sans visage et sans religion».
«Formule tarabiscotée»
Cette déclaration choque d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un contexte d’explosion des actes antisémites en France depuis huit mois. Pas moins de 1676 actes antisémites ont en effet été recensés en France en 2023 contre 436 l’année précédente, selon un rapport du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) paru en janvier dernier. Ce dernier mettait notamment en lumière la multiplication de ces actes depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre. 366 faits ont encore été enregistrés au premier trimestre 2024, soit «une hausse de 300 % par rapport aux trois premiers mois de l’année 2023», a également déploré le premier ministre Gabriel Attal le 6 juin dernier, en évoquant une «déferlante antisémite».
Pour l’historien et membre du bureau exécutif de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) Emmanuel Debono, le message du leader d’extrême-gauche est «symptomatique» de la «difficulté ou de la réticence» de la France insoumise à «utiliser les bons mots pour qualifier les actes». «L’enjeu de la terminologie est central. Si on ne sait pas qualifier un acte antisémite dans son appareil le plus simple, c’est que l’on a un problème avec cette question», soutient-il auprès du Figaro. Et de tancer : «Cette formulation tarabiscotée, qui évite l’essentiel, donne l’impression que ce mot lui écorche la bouche.»
Plus problématique : cette formulation confond deux concepts pourtant distincts, pointent les spécialistes interrogés par Le Figaro. La notion de «racisme antisémite» sous-entendrait en effet que «la haine des Juifs serait due au fait qu’ils appartiennent à une race», estime la philosophe Renée Frigosi. Or, ajoute la linguiste et maître de conférences à l’université Sorbonne-Nouvelle Yana Grinshpun, «lorsqu’on parle de racisme, on parle de discriminations raciales, d’un comportement qui touche l’autre en fonction de son appartenance ethnique ou culturelle». L’antisémitisme, pour sa part, a une définition bien différente : «Contrairement à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle, les personnes juives ne sont plus vues aujourd’hui comme appartenant à une “race” ou à un groupe ethnique. L’antisémitisme moderne croit que les juifs sont les ennemis du genre humain, avec l’idée d’une puissance cachée, et qu’ils doivent être exterminés pour cela», explique-t-elle.
La singularité de l’antisémitisme
Il y a donc «un refus absolu de considérer la singularité de la haine des Juifs, souligne Renée Fregosi. Cette formule met sur un pied d’égalité toutes ces formes de rejet pour minimiser la réalité de l’antisémitisme. Or, sa spécificité est très importante car son histoire a des millénaires. Et il y a eu la Shoah : c’est-à-dire une extermination faite de façon extrêmement froide, rationnelle, et qui se veut exhaustive». Or, même en des temps moins explosifs, les Français juifs restent particulièrement touchés par les actes anti-religieux. En 2021, 589 actes antisémites sur 1659 actes antireligieux – soit 35% – étaient recensés, d’après un rapport parlementaire publié en 2022. Et «bien que les Français juifs représentent moins de 1% de la population, ils ont été la cible de 63% des atteintes aux personnes à caractère antireligieux en 2021», précisait au Figaro Yonathan Arfi, le président du Crif.
La confusion – volontaire ou non – de Jean-Luc Mélenchon intervient surtout deux semaines après que le chef de file insoumis a écrit sur son propre blog que «contrairement à ce que dit la propagande de l’officialité, l’antisémitisme reste résiduel en France. Il est, en tout cas, totalement absent des rassemblements populaires». Une sortie qui avait révolté jusqu’au plus haut sommet de l’État. «Comment peut-on dire que l’antisémitisme est résiduel ? Ça me rend triste. Je viens de la gauche, du parti socialiste et la gauche s’est toujours précisément battue contre le racisme et l’antisémitisme. Et à cause de la France insoumise, hélas, c’est en train de dériver», avait fustigé le premier ministre Gabriel Attal au micro de BFMTV le 20 juin. «La gauche est en train de passer de “J’accuse” au banc des accusés.»
Antisionisme
Depuis le 7 octobre, LFI est en effet régulièrement taxée d’antisémitisme. D’abord pour son refus de qualifier le Hamas de groupe «terroriste». «En réalité, Mélenchon nage en pleine ambiguïté. Il a multiplié les déclarations pour le moins ambiguës – voire antisémites – depuis quelques mois», tranche Emmanuel Debono, de la Licra. Le 22 octobre dernier, Jean-Luc Mélenchon avait accusé sur X la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, de«camper» à Tel Aviv alors qu’elle était en Israël pour exprimer sa «solidarité» avec l’État hébreu. Le tweet – visionné près de 14,7 millions de fois – et l’emploi de ce verbe avaient suscité de vives réactions.
Plus grave, pour le membre de la Licra, le leader insoumis évoque surtout un «antisémitisme sans responsabilité» et feint de ne pas faire «de lien entre la propagande antisioniste radicale et des passages à l’acte». Car aujourd’hui, «l’antisémitisme est inséparable de l’antisionisme», estime la maîtresse de conférences Yana Grinshpun. Or, LFI a fait de ce thème, lors des élections européennes, «un véritable cheval de bataille», abonde l’historien Emmanuel Debono. L’eurodéputée Rima Hassan a par exemple employé à plusieurs reprises l’expression polémique «From the river to the sea» (en français, «de la rivière à la mer») qui évoque la création d’un État palestinien allant du Jourdain à la Méditerranée, niant de facto l’existence de l’état d’Israël.
Pour Emmanuel Debono, cette ambiguïté émane des sujets privilégiés par le parti d’extrême-gauche, comme la «lutte anticoloniale ou décoloniale». «Ces enjeux font passer à la trappe la question de l’antisémitisme. Car ces théories affirment que les juifs ne sont pas discriminés et qu’ils appartiennent au camp des oppresseurs et des dominants», détaille le spécialiste. «Mélenchon et son parti sont donc en partie responsables dans la montée de l’antisémitisme», accuse ainsi Yana Grinshpun. «Cela ne veut pas dire que les auteurs d’actes antisémites vont au meeting de LFI, mais il est certain qu’une bonne partie de la jeunesse est imbibée par ce discours qui identifie les juifs à Israël, comme la représentation du mal colonial et impérialiste».
Eugénie Boilait et Elisabeth Pierson