« La Marelle humaine », par l’écrivain Daniella Pinkstein. Entre Terre et Ciel, parcours dans le fracas du monde

L’auteure Daniella Pinkstein, Prix du London Jewish Book 2021, a adressé à La Revue Civique ce texte sensible et érudit, « La Marelle humaine », que lui a inspiré l’attaque terroriste du 7 octobre, la tragédie – et les révisionnismes – qu’elle porte et colporte.

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Pour mon ami David Markish, écrivain, fils du poète Peretz Markish, dont la plume ne rompt, ni hier devant la férule soviétique, ni aujourd’hui sous les missiles.

Ô, cieux de suif ! Étrennez-les, ces chemises de fête !
Et portez-les de longues années, en toute félicité, tous autant que vous êtes !
Le 17 Hechvan 5784… *

*Vers détourné de l’ouverture de Di Kupe (Le Tas) de Peretz Markish, qui fut écrit après le pogrom de Gorodichtch, du 23 septembre 1920 (jour de Yom-Kippour, au cours duquel environ 500 Juifs ont été rassemblés sur place, fusillés, poignardés, les femmes violées, les maisons pillées et incendiées). Traduction de Batia Baum.

La Marelle humaine

Puisque les faits résistent au regard, puisque la réalité n’est pas aussi languide que sa confusion, puisque la vérité, accessible à mains nues, à portée de vue, de clics, d’avions, au simple toucher, même les yeux fermés, se commet à nous donner une leçon, « nous » au pinacle de l’arrogance, de la science et du cosmos, tandis qu’eux « psalmodient » encore, ramassant à chaque inflexion la poussière des siècles….

Alors comptons ! comptons ensemble en sautant à cloche-pied par-dessus terre…

Pour tracer la marelle, il suffit d’un bâton sur le sable…

Règle du Jeu : Pour commencer, chaque joueur se place sur la case « terre ». Le premier joueur doit lancer le caillou dans la case 1. Si le lancer est réussi il peut alors débuter le parcours.

La Terre

Tel-Aviv, 15 Hechvan 5784, de rouge ou de bleu, hommes libres, hâlés ou déhanchés, voilés ou couverts, ils vaquent, se querellent, ils vont, viennent, les uns les autres, nationaux, touristes, femmes effrontées ou pas, on y séjourne, en coup de vent ou longtemps, parce que rien ici ne semble aussi évident que la vie. Les gentils animateurs de l’UNRWA que la honte ne gêne pas préfèrent aussi y loger, y danser, y boire, et tout y maudire librement. On y circule, mal le plus souvent, encombrées, sinueuses dans les rues que l’on foule malgré tout, jamais immobile, seul ou à plusieurs, dans la nuit, à l’aube, en trottinettes, en vélos ou à cloche-pied, proche du monde qu’il faut traverser, à la hauteur des pas maladroits qui se fraient un passage, s’élèvent ; – effectuent ce mouvement décisif qui renouvelle le monde.

Tel-Aviv, fébrile et désinvolte, un jour encore de 5 octobre 2023.

Kibbutz Kvar Haza en ce même début d’automne était l’un des derniers rêves éveillés d’une communauté humaine, souvent délaissée d’une part du mur, saluée quelquefois de l’autre, espérant malgré tout qu’au lieu de s’abandonner à l’illusion, de s’en griser, chacun ferait face à la réalité, à toutes les réalités forgées par les contradictions, cruelles certes, mais par lesquelles subsiste le fondement de l’être au monde.

Parce qu’ils n’y avaient pas cru, à l’autre dans son costume d’égorgeur

En guise de cartes postales, des missiles, des fumées nocives incessantes, s’abattaient semaines après semaines. Depuis le retrait de Gaza en 2005, ces rêveurs, ces éternels luftmenshen, ces kibboutzniks d’un autre temps ont espéré que viendrait à leur porte un Taiwan, une ère folle où les tunnels seraient des gratte-ciel et les espaces de lancement, des aires commerciales. Mais le chaos est têtu, et la convoitise purulente.

Alors à quoi rêvaient-ils en construisant un abri entre la salle de bain et la chambre des enfants, un abri dans l’abri, Israël de plus en plus réduit, Israël déjà miniature, pour un seul lilliputien, seul derrière une porte blindée, – indemne aux roquettes, mais qui s’ouvre bêtement avec une poignée ou au lance flamme ! parce qu’ils n’y avaient décidément pas cru, à l’autre dans son costume d’égorgeur.

Alors à quoi rêvent-ils aujourd’hui ?

1. La traversée

« Le juif est le « passeur ». C’est sur la barque de chaque juif répétant le geste d’Abraham que les hommes passent à l’autre rive de l’humanité. L’homme juif, en tant qu’Hébreu, est le passeur qui, dans l’Histoire, a fait passer le paganisme antique au Christianisme, le paganisme oriental à l’islam, les néo-paganismes actuels encore à l’humanisme messianique » (1) .

Mais à chaque tour de roue, plutôt que de traverser, l’humanité souffrante pour se défaire de tant de responsabilités, de consciences historiques ou célestes, s’affranchit grivoise par le chaos …

Les juifs hantent les rêves d’une humanité dont ils ont l’audace de troubler le désordre affranchi

Chargé du signe du diable, faisant de leur histoire une vaste conspiration, les juifs hantent les rêves d’une humanité dont ils ont l’audace de troubler le désordre affranchi, tellement moins oppressant que « l’une des notions les plus effrayantes inventées par la terrible et dure logique de la théologie juive : la liberté » (2) . A l’absurdité outrancière de ce martyr éternel face auquel n’est soulevé aucune juste question, les réponses hélas tombent en cascades, finales pour certaines, virales pour l’instant.

« Étant né avec le monde, le Juif porte en lui, avec lui, le souvenir d’événements que tous les autres hommes ont oubliés, ou biffés, ou oblitérés, consciemment ou inconsciemment, depuis longtemps, mais dont lui maintient la présence à travers l’histoire, et dont il ressuscite la présence en chaque Shabbat – zekher lemaassé béréshit – chaque septième jour de la semaine, « journée mémoire de l’œuvre du commencement » (3).

C’est ainsi, Ainsi soit-il, « Grand » à présent pour presque deux milliards, que le commencement s’achève un jour de Kippour à Gorodichtche en 1920, le 14 avril 1942 Jour de Pessah, à Sombor, et le 7 octobre 2023, 17 Hechvan 5784, jour de Simha Torah, « Joie de la Thora », lors d’une fête de la paix.

Issu du judaïsme, l’Islam et le Christianisme ont voulu rompre le lien ombilical qui les rattachent à la religion mère avec une telle violence, qu’ils substituèrent l’histoire juive par des gorgones aux tignasses tentaculaires, – têtes hirsutes devenues d’autant plus colossales à la résurrection de l’État juif en 1948, et dont chaque cheveu aujourd’hui s’éprend de nos écrans déments. Qu’importe qu’ils soient serpents, si langoureuses sont leurs ondulations…

2. La Brèche

La Shoah est l’histoire de tous sauf des juifs. Les cadavres entassés, brûlés, les longues cheminées au remugle flottant, les enfants savons, la graisse des uns contre la torture des autres, les enfants pendus, massacrés, énucléés, et le feu sur l’Europe juive, sur les psaumes, par-dessus de vieux héros courbés dans leur redingote que l’on force à danser sur le corps de leur thora, papillotes rasées. La Shoah est l’histoire de tous, sauf des juifs… La disparition hilare d’un monde que chaque petit juif avait anobli de son geste sacré, de l’attente de l’union à l’universel humain que serait demain, de son cœur battant pour ce continent promis, auquel il avait ajouté son idiome, sa joie, et ses hymnes de jours enchantés, même cette disparition-là n’est pas à lui.

La Shoah appartient à tous ceux qui l’ont regardée, ignorée, élaborée, héritée, à ceux aussi qui aujourd’hui cherchent à la souiller, se tenant face à nous, sarcastiques. On a feint d’ignorer le négationnisme affiché d’un Mahmoud Abbas, dit « interlocuteur de paix », dont la thèse soutenue à Moscou, du pur jus soviétique, régénérait tous les poncifs antisémites. On a feint d’ignorer le livre publié sur la base de cette thèse, et paradant avec lui on a également feint de pleurer les « Holocaustes » contre les Palestiniens.

L’expulsion des juifs dans tous les pays arabes – presque sans exception – n’est pas un fait juif; il n’y gît que ce qu’on y a mis depuis 60 ans: le silence. 

L’expulsion des juifs dans tous les pays arabes – presque sans exception – n’est pas un fait juif, il ne contient ni la désormais inévitable aversion coloniale, ni sa dite antithèse, l’émancipation ; – il n’y gît que ce qu’on y a mis depuis 60 ans : le silence.

Ce n’est pas faute d’avoir tenté de remédier aux mauvaises consciences. Certes les écrits de ce chimiste français inconnu, ancien déporté, historien autodidacte, Georges Wellers n’intéresseront au début des années 50 proprement personne. Son témoignage au procès de Nuremberg ne soulèvera en France aucun signe de pitié, d’empathie, de dégout, ou de responsabilité. Courageusement, ce solitaire réunira suffisamment d’archives pour constituer aujourd’hui les archives du Mémorial de la Shoah. Depuis, entre rédemption négationniste et concours d’hologrammes, la cendre a déjà cessé de nous brûler les yeux. Comment en si peu de temps pour intégrer l’envergure d’un tel génocide, la brèche s’est-elle ouverte, pour en faire surgir tant d’autres hallucinations ? Encadrés, bien proprets, décharnés, entassés les déportés, leurs beaux costumes, les chaussures d’enfants entassées, les croix, les bénitiers, les commémorations ont suivi, avec la meilleure intention du monde ! L’idée était juste, mais vers quel lieu la langue a- t-elle encore ripé ? Martelés, tambourinés, déglutinés, régurgités, les « plus jamais ça » ont vomi, des plus sombres abysses, un « ça » qui ricane.

3. La pulsion

  • Allez, vautrez-vous toute la nuit sur les ventres impurs souillés de fange,
    Courez vous dégorger de vos dernières gouttes de semence moisie,
    Tels d’opulents sultans hors d’âge et hors d’usage, épuisez-vous d’orgie…

« Être pour la mort, c’est l’essence de la vie » ! affirmait le philosophe au bras tendu, Heidegger, jouissant de l’essence fondatrice du peuple germanique. « Nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie, recycle en écho la masse d’hommes de Bélial, assoiffés de sang de glaires et de tête coupées. Rattrapée par ses boucles blondes, pour ainsi dire in extremis, une enfant d’à peine 5 ans, est assassinée à bout portant, filmé par l’hilare assassin. L’interdit, la mère nue, l’inceste, le faux témoignage, le mensonge, le vol, le crime, ah oui, enfin exaltés !, « exhilarating », « énergisant » comme l’a savouré le professeur Russell Rickfort de l’Université de Cornell à propos du pogrom perpétré par le Hamas.

Ah combien ces dix commandements sont en tout temps oppressants !

Ah ! Ce dieu biblique du désert, l’Éternel dieu de vengeance, ce despote asiatique, dément et sot – avec ses pouvoirs de législateur ! Le fouet du garde-chiourme ! Le diabolique : « Tu dois… Tu dois.. » et le stupide : « Tu ne dois point ». Il faut vider nos veines de l’anathème du Mont Sinaï.

 » Je suis l’Eternel ton Dieu.. » Qui donc ? Ce tyran d’Asie ? Ah ! Non ! Le jour est proche où, moi, je ferai prévaloir contre ces Commandements les Tables de la Loi nouvelle.« 

Ces propos dont Hermann Rauschning affirma qu’ils furent tenus par Hitler entre 1933 et 1938, firent le tour du monde. L’ouvrage « Hitler m’a dit », fut d’abord publié en France, chez un petit éditeur juif d’origine hongroise, Emeric Samogy qui lui valut un succès fulgurant. Car en effet, comme l’on scrute aujourd’hui son écran, qui ne désirait pas connaître ce « qu’il avait dit » ? L’avertissement avait autant à dire que l’indiscrétion. Pour autant, que ces confidences furent authentifiées ou pas, en 1939, tous croyaient sans frémir pouvoir de toute façon compter plus loin que dix.

Après Auschwitz, la renaissance de l’État juif est-elle si déroutante pour ceux qui n’ont d’autre point de mire que le zéro ?

« La Bible d’Israël et ses lois morales sont à l’origine de tout ce qui est bon chez les Nations. Sans le peuple d’Israël, la Bible se vide de son contenu et de son sens », pleurait Itshak Katzenelson à ses dernières heures dans le camp de Vichy, intermède avant Auschwitz. La renaissance de l’État juif est-elle si déroutante pour ceux qui n’ont d’autre point de mire que le zéro ? N’était-ce pourtant pas dans l’ordre logique de ce peuple à laquelle la Shoah n’est autrement liée que par la pérennité tenace de la haine et de la convoitise se régénérant dor va dor, elle aussi, de génération en génération.

Depuis les interminables destructions, depuis la chute des empires, un à un, depuis les pogroms, les massacres, les génocides, les juifs renaissent encore d’une rive à l’autre. Et pourtant, ce n’est ni par « résilience » comme on dit pour ne rien dire, ni par vengeance, ni même par courage, mais bien parce qu’inconsolés, pendant deux mille années, chassés au bout du monde par l’implacable vie du pays-du-matin, vu seulement en rêve, ils n’ont cessé d’attendre au fond de la nuit froide comme des morts enfouis dans le sable et la boue,- malgré tout, malgré tout. Chers enfants du bon Dieu. (4)

Le miracle de l’être juif fleurissait ces dernières décennies à nouveau dans les rues de Manhattan, de Berlin et même de Varsovie, on y parle soudain une langue que l’on croyait ensevelie, genoux fléchis, penchés à droite puis à gauche, les juifs ont senti l’heure monter. Le monde allait parvenir à sa promesse. Prêtres et peuple saint, chemin faisant… (5)

Mais précisément quand la préférence revient au néant, n’est-il pas impératif une fois encore de crever ces exécrables survivants ?

La main qui a déclenché la caméra pour offrir sa mort d’enfant au monde, comme ils ont filmé à Kfar Haza la mort de nourrissons brulés vifs, cette main a désormais enclenché, engendré, multiplié la pulsion, simple, instinctive, sans loi, sans commandements, proliférante, zéro de conscience, la pulsion régénérante de la mort et de sa profanation.

Ils vont cesser de rire… ! comme on disait de ceux qui avaient le génie de l’humour. Salman Rushdie indiscutablement fut le premier à ne plus trop en sourire, tandis que pif ping boum, aux noms des opprimés qu’ils fussent du Hamas et du djihad, le Nobel souriait à Annie Ernaux.

Le mal n’est pas originel disait Margarete Susman dans les Secrets de la liberté, il est radical. Radicaux aussi les écrivains d’aujourd’hui, les artistes ensevelis dans leur silence. Pas un Thomas Mann, pour ouvrir le premier Commandement (6), pas un auteur qui ne sache en énumérer si ce n’est un seul. Pas un ouvrage qui viendrait encore parler aux Prophètes et à leur vocation dédaignée d’une humanité meilleure. Silence froid de nos intellectuels, de nos universitaires englués dans leur soupe de woke et de nouilles de toutes les formes.

4. Tohu ! 5. Bohu !

La Ténèbre, disait André Chouraqui, se reconnait quand un homme ne distingue plus son frère. La lutte contre l’individu anonyme sans visage « Ish », valut à Jacob le patronyme d’ «Israël » – celui qui lutte « lutte avec Dieu et avec les hommes » sur la terre poussiéreuse de l’Histoire. Dans cette nuit informe qui lui infligea une marche à jamais claudicante, il obtint de ce combat la conscience d’une rencontre et l’accomplissement d’un temps absolu dans lequel l’homme rencontrait l’Homme.

Voilé, dévoyé, costumé, masqué, égorgé, grimé, effacé, calomnié, trompé, l’homme ne se reconnaîtrait plus lui-même. On ne sait pas encore jusqu’à quel point la propagation de ces pulsions les plus primaires via toutes les formes de réseaux incontrôlables écartera l’homme de son ombre. On ne sait pas encore jusqu’à quel point, dans le tourbillon des délires que le covid a partiellement mis à l’honneur, l’homme s’écartera volontaire ou couché de son humanité.

6. Le Père

Nous pataugeons dans l’ère du « sans père », sans origine, tous mêlés dans la même vase indifférente. Hommes ou femmes, wokiste ou machiste, les genres, les modes et les prétendus lucidités en fusion se renient d’une même tape désinvolte. On ne saurait certes se passer du meurtre du père, un Monsieur déjà bien étoilé nous en a démontré la nécessité, mais faut-il donc l’achever d’une si littérale exécution ! Et cela, bien que le fils ait déjà été mis en croix. Qui des deux faut-il au fond expédier définitivement ad patres ?

En 1972, la Revue Tel Quel, putrifiée par le chic, comme disait Gilbert Joseph à propos de Sartre (7), commentait le massacre des athlètes israéliens comme l’un des grands combats progressistes, faisant des criminels de ce carnage des héros républicains. Deux ans plus tard, Libération titrait à propos des palestiniens refugiés au Liban, qu’ils étaient les nouveaux franquistes. Le rôle dévolu à Israël va sans dire.
Quelques vaillants résistants, encore en vie, – dont soit dit en passant mon propre père – ont tenu à bout de bras chevrotants, l’implacable séparation entre assassiner et risquer sa peau et celles des siens au nom d’une humanité commune, mais le barrage a fini par lâcher, dans la confusion exaltée des genres.

« Terrorisme et Résistance sont entrés dans la sémantique politique moderne à la même période, par la Révolution française. Pour la notion de résistance, tout est simple. Elle appartient à sa logique interne émancipatrice et anti-tyrannique. Elle est congruente à l’Universalisme et à l’Humanisme (l’amour du genre humain) de l’élan révolutionnaire de la première période. Pour la notion de terreur, les choses se compliquent, puisque c’est pour la supposée sauvegarde de la Révolution que les robespierristes reprennent à leur compte les attributs de la tyrannie telle qu’Aristote l’avait définie (La Politique) : « le premier but (des tyrans) et la fin qu’ils poursuivent est de briser le moral et la force de leurs sujets ».

« Terrorisme » d’une part, et « Résistance » d’autre part, auraient pu, auraient dû, se construire d’emblée, par leur relation selon une logique d’opposition et d’exclusion. Ce ne fut pas le cas.


« Terrorisme » d’une part, et « Résistance » d’autre part, auraient pu, auraient dû, se construire d’emblée, se définir par leur relation, selon une logique d’opposition et d’exclusion, suivant une régularité de l’entendement ordinaire et des usages cognitifs du langage, qui veulent qu’un mot appelle son opposé. À l’instar par exemple des notions de Barbarie et de Civilisation. Ce ne fut pas le cas.

Pire un adage a pris consistance, répété à satiété par des sociologues et polémologues en posture de « neutralité axiale » pseudo détachée et de relativisme inconséquent : que le terrorisme pour les uns est la résistance pour les autres, ou inversement. Mise en symétrie implicite et équivalence : la formule fait « asile d’ignorance » (8) , lorsqu’elle dispense justement de ce qui est requis : tenter d’identifier des critères distinctifs possibles en valeur de jus cogens d’un minimum éthique partageable pour l’espèce humaine. Quand bien même s’habillerait-il actuellement d’« enthousiasme » religieux d’apparences prémodernes, le terrorisme constitue un des aspects de notre modernité, dont il ne manque pas d’investir l’ensemble des techniques qui peuvent se révéler lui être affines. De moyens encore limités, dans un dessein illimité, il vise le meurtre en masse. Il véhicule la montée d’une kyrielle de personnages aux figures mentales archaïques, sinon psychopathiques. Omnipotence et destructivité constituent ses modalités et attributs flagrants » (9) .

Le terroriste a tranquillement assassiné le Résistant. Pour le surpasser ! C’est incontestable …

Toutes les explications qui pourraient justifier ces mensonges outranciers, assénés jours après années, ne suffisent pas à en appréhender l’ampleur,- si ce n’est que le mensonge, comme l’inceste à force, à force et à force encore de se répéter dans la jouissance de la transgression, finiront tous par nous mener à Rome. Cette Rome bestiale à l’impeccable capacité organisationnelle : un crucifix sur un autre, ce monticule de corps, cette Babel de cadavres, parviendra bien alors par atteindre enfin le Père !

7. Day ! 8. Dayénou ! (10)

  • Voici deux mille ans dans un tel abîme une violente tornade s’est perdue
    Et n’a pas encore touché le fond qui l’aspire et languit…
     (11)

Il y a un récit hassidique très célèbre qui se racontait jadis en yiddish et qui se chuchote aujourd’hui en secret. Un vieux Tzaddik – le Juste, au sens de personnage charismatique et Rabbi mirifique – somnole dans sa chambre. Malgré la pénombre, il entend un homme qui s’introduit dans la pièce voisine et qui s’empare du premier objet de valeur, un chandelier de Shabbat. Sa première pensée est de demeurer passif et de se laisser voler, sans protester. Mais dès que l’homme s’est enfui, le Tzaddik se ravise, chausse ses bottes, se couvre de son caftan et court après le malfaiteur lui criant  » Le chandelier, je te le donne, te le donne !… » Dans cette histoire, point de pardon, ni même de joue tendue, le Tzaddik n’avait pas le dessein de « déculpabiliser » un coupable, il voulait uniquement alléger le poids des péchés dans le monde, ce jour-là – ou plutôt cette nuit-là – d’en « diminuer l’opaque ration d’une unité » (12).

N’en avons-nous pas assez, nous peuple juif, oui, Madame, Monsieur les jurés de ce vaste tourbillon, n’en avons-nous pas assez de retirer écharde après écharde l’opacité de ce monde, à coup de crosse, de feu, de gaz, de camps, de mensonges exaltés ? Day Dayénou !, n’en avons-nous donc pas assez d’être l’unique source illuminant l’ouvrage singulier de ce vécu précaire et mortel ? Croyants désespérés, d’un messianisme à l’autre, soufflant contre vents marées et tempêtes afin de nous soulever ensemble un jour « par-delà tout le mal, et plus que la nuit », n’en avons-nous pas assez de vos tocades morbides ?

Il est seul au monde, seul face au monde, seul face à nous.

Ciel

En ces jours -là, dix hommes de toutes les langues des nations saisiront, oui, saisiront le pan de la robe d’un juif en disant : Nous voulons aller aussi avec vous, car nous avons appris qu’Elohim est avec vous. (Zacharie, 8,23)

Mercredi 26 février, Nuremberg, 12h45, Avrom Zutkever se tient les points fermés sur la table. Il refuse de parler en russe, ou en tout autre langue qu’en yiddish. En vain. Il est seul au monde, seul face au monde, seul face à nous :

« Et moi, peut-être le seul poète rescapé de toute l’Europe occupée, je viens au procès de Nuremberg non seulement pour déposer mais comme témoin vivant de l’immortalité de mon peuple », tel est le Commencement de son témoignage.

Le ciel appartiendrait-il aux poètes ? Le monde se diviserait-il, serait-ce là aussi bête, entre ceux qui le sont et ceux qui, a contrario, ne profèrent aucune affection particulière pour cet alphabet qui ouvrit le monde et le fit jour plutôt que nuit.

Est-ce pourquoi le Roi David guerrier et poète a jadis clamé, annoncera demain, et tonnera encore après-après demain, – malgré -, aux chers enfants du bon dieu, malgré tant d’outrageantes malédictions (13), que son temps sur terre, comme vue du ciel, est, vous n’en déplaise, irrévocable.

© Daniella Pinkstein


Notes

[1] André Neher, L’identité Juive.

[2] Hermann Broch, Logique d’un monde en ruine.

[3] André Neher, ibid, p. 38.

[4] Ce n’est qu’un petit arbre, en sa rondeur, fragile,

qui veut s’épanouir au cœur du firmament :

pourtant c’est lui, soudain, qui s’est couvert de fleurs,

on dirait dans le ciel un bouquet de comètes !

Ses griffes blanches et roses, ses languettes de flammes

dardent tôt le matin au bout de chaque tige,

entre les ongles tendres des bourgeons annelés

gluants comme du miel,

autour desquels murmurent, heureuses les abeilles

butinant le soleil dans un jardin d’été…

Et, si c’est pour cela,

qu’inconsolés, pendant deux mille années,

chassés au bout du monde par l’implacable vie

du pays-du-matin, vu seulement en rêve.

nous avons attendu au fond de la nuit froide

comme des morts enfouis dans le sable et la boue,-

malgré tout, malgré tout, chers enfants du bon Dieu,

il refleurit pour vous sur la grille de la porte,

l’amandier qui s’élance au-dessus du jardin,

hors du cœur rajeuni de cet hiver de roc.

[…]

L’amandier de Jérusalem, Claude Vigée.

[5] Exode, 19-6.

[6] En 1946, Thomas Mann exilé aux Etats-Unis publie un recueil, « La loi, » qui ouvrira l’ouvrage collectif The Ten Commandments, – Dix Commandements par dix auteurs célèbres révélant Moïse comme le véritable ennemi d’Hitler

[7] In Une aussi douce occupation.

[8] Baruch Spinoza.

[9] On ne saurait se passer de la lecture de cet ouvrage, saisissant de justesse et d’intelligence, du philosophe Gérard Rabinovitch, Terrorisme/Résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse, (édition Le Bord de l’eau), d’où est extrait ce passage.

[10] « Cela nous aurait suffi ! » prononcé pendant le repas de Pessah (Pâques) lors de la narration de l’exode hors d’Égypte.

[11] Peretz Markish, « Le Tas », ibid.

[12] Arnold Mendel, Nous autres juifs.

[13] Rois 2, 1-12.


Source: la Revue Civique

https://revuecivique.eu/articles-et-entretien


Daniella Pinkstein est notamment l’auteure de « Que cherchent-ils au ciel tous ces aveugles » (roman; éd MEO), elle a été en lice pour le 1er Prix de nouvelles par la Société des Gens de Lettres pour « Jérusalem pas une rosée de lumières » (cf ci-dessous). 

Ce recueil de Nouvelles de Daniella Pinkstein, très joliment illustré par une série de photographies de Yaël Ilan, a été réalisé avec le soutien des Amis Français de l’Université Hébraïque de Jérusalem
(éd BIBLIEUROPE)

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