Le sociologue et philosophe Shmuel Trigano possède une œuvre abondante qui mêle l’analyse sociale, l’étude des idéologies, la description des conditions historiques du judaïsme et de l’islam, la sociologie de la connaissance, la pensée juive : il était logique qu’elle culmine avec une théologie politique, catégorie ouvrant sur des pistes fécondes pour penser la spécificité juive.
Cet essai présente le fait majeur et occulté de la condition juive contemporaine qu’est la fin de l’exil avec le retour de la souveraineté du peuple juif sur ses terres historiques envisagé du point de vue de ses conséquences politico-spirituelles. Le retour d’exil se fait au prix du paradoxe d’une normalité qu’il envisage comme ne pouvant pas être destinale car elle impliquerait autrement la fin de la judéité : être un pays « comme les autres » signifierait ainsi la dissolution de la spécificité juive, de son identité et de son projet dans une forme de « provincialisme » anxieux de s’aligner sur les autres États-Nations. En effet, « quand le singulier pense uniquement exister dans le rapport à une identité qui lui soit extérieure, ou en vertu de son accord, c’est ce qu’on appelle une aliénation (p. 13). Il faut alors distinguer l’« exil de l’élection », vu comme dimension spirituelle, et l’exil historique — qui aura été une circonstance déterminante mais non ontologique — afin de réussir le rappel d’une singularité à assumer, celle de l’« Israël éternel ».
Shmuel Trigano envisage donc « un deuxième âge du sionisme » pour dépasser cette crise de la normalité qui voit dans une certaine mesure s’opposer « les ‘‘Israéliens’’ contre ‘‘les Juifs’’ » (p. 57), et où la volonté d’adopter les catégories proposées par la modernité européenne s’oppose à la conscience d’une judéité autonome — et cela sous le regard et la pression des « amis » comme des ennemis d’Israël. Car si les « amis » veulent pousser Israël à leur ressembler dans le concert des nations, c’est Israël qui se retrouve agressé, à l’avant-garde et au carrefour des « fractures mondiales », occupant ainsi « sa place élective dans l’histoire de l’humanité », fruit de « l’hostilité de l’ennemi et ce que celui-ci cible en Israël : l’Israël éternel ». (p. 66-67). De fait, parmi tous les conflits existant dans le monde, on constate la centralité obsessionnelle d’Israël dans les représentations politiques.
Mais si le sionisme politique a rétabli la nation d’Israël grâce à des traités internationaux — cas historiquement singulier, les autres nations s’étant imposées par la force de leurs conquêtes — c’est là « une souveraineté faible », accordée du bout des lèvres et sous surveillance. Trigano propose alors « une métanoia, terme grec qui pourrait bien traduire le terme de teshouva » : au lieu d’envisager ces termes comme signifiant un simple « repentir », il faudrait les voir comme « pente nouvelle », comme « mutation de l’esprit et du regard ». C’est ce qui permettrait d’aborder « Eretz Israël au-delà de Canaan », c’est-à-dire Israël dans sa singularité spirituelle propre et non son seul lieu, Canaan, comme seul territoire. Il rappelle alors la vitalité civilisationnelle de la Cité hébraïque, « la tradition hébraïque de la politique » qui lui est propre et dont la dynamique n’est ni ethnicité, ni religion car « il n’y a pas de théocratie dans le judaïsme », mais une alliance — et cette alliance se lit dans la constitution des lois et dans l’organicité de la communauté. La tension entre normalité (« Nous voulons un roi comme toutes les Nations », Samuel 8 :20) et transcendance définit alors la dynamique où se déploie le jeu entre la souveraineté humaine, proprement politique, le « droit du roi (mishpat hamelekh) » et la conscience ouvrant sur le « rayonnement, [la] lumière interne » à la vie juive. Il résume ainsi cette articulation : « le royaume de Dieu sera fiché dans le royaume de David » (p.93).
Shmuel Trigano propose dans chaque ligne de cet essai des pistes de réflexion et des points de vue inédits, stimulants, loin des polarisations moralisantes ou du simplisme politique. Reste à savoir si une telle hauteur de vue peut être entendue par un Occident qui n’accepte Israël que selon ses termes et catégories, ou par la société israélienne elle-même, tentée de soumettre son devenir aux influences extérieures, jalouses ou hostiles, et de ne pas assumer sa propre identité. En introduisant cette dimension spirituelle dans la philosophie politique, cet ouvrage pose aussi aux États-Nations ou à l’Union Européenne la question de l’impensé philosophique que constitue l’identité destinale des entités politiques.
© Jean Szlamowicz
Jean Szlamowicz est linguiste, professeur à l’Université de Bourgogne, spécialiste d’analyse du discours. Il est l’auteur de Les moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques (2022, Cerf) et de Détrompez-vous ! Les étranges indignations de Stéphane Hessel décryptées (Intervalles, 2012).
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