L’historien Marc Knobel revient sur son engagement à gauche et explique comment, selon lui, la gauche est peu à peu devenue trop indifférente à la lutte contre l’antisémitisme.
Je n’ai jamais autant aimé la gauche que le 10 mai 1981, lorsque François Mitterrand l’emportait avec 51,76% des suffrages au second tour de l’élection présidentielle face à Valéry Giscard d’Estaing. À cette époque-là, il est peu de dire que les jeunes, dont j’étais, étouffaient et rêvaient d’un autre monde. Fêter cette victoire fut un moment merveilleux. Le peuple de gauche était enfin réuni.
À la mairie de Paris, où traditionnellement le président de la République effectue sa première visite officielle, François Mitterrand affirme devant Jacques Chirac et un aréopage d’élus que « rien ne se fera sans la fraternité et sans la justice ». Des paroles que la jeunesse de l’époque buvait littéralement, nous qui pensions manquer de fraternité et de justice, notamment sociale. Nous, qui étions apeurés par les scories infernales et fascistes d’un certain… Jean-Marie Le Pen, nous étions dans la rue. Lorsque François Mitterrand quitta l’Hôtel de Ville pour se rendre au Panthéon, sous les vivats de la foule, j’étais là, à crier… « Mitterrand, Mitterrand »…
C’est à pied et avec le peuple de Paris, qu’il allait remonter la rue Soufflot. L’orchestre de la ville, sous la direction de Daniel Barenboim, l’accompagnait en jouant « l’hymne à la joie ». Il y avait tant de monde et tant de joie, une joie immense, que je ne pouvais rendre par des mots. Puis, Mitterrand se dégagea de la foule, deux roses à la main et pénétra seul au Panthéon pour y déposer des roses devant les tombes de nos illustres Jean Jaurès et Jean Moulin.
« J’ai tant aimé la gauche à ce moment-là, que la seule évocation de ces scènes me donne la chair de poule«
J’ai tant aimé la gauche à ce moment-là, que la seule évocation de ces scènes me donne la chair de poule. Puis, bien de l’eau a coulé sous les ponts et nous sommes revenus de notre Mitterrandolâtrie. De déception en déception, le peuple de gauche s’est rendu compte d’une réalité, celle du pouvoir, dont les hommes politiques abusent, et qui use et égratigne alors nos rêves les plus fous. Jeune militant, je me raccrochais au souvenir d’un… autre homme de gauche, en la personne de Léon Blum.
J’ai gardé une photographie de Léon Blum, qui trône sur ma bibliothèque. Sur un fond noir, l’homme, déjà âgé, tient un livre, une cigarette entre les doigts. Ses mains sont tavelées, il porte de fines lunettes et une petite pochette dépasse de la poche de son veston. Je me suis souvent demandé à quoi il devait penser à ce moment-là et ce qu’il lisait. Pensait-il à ces étudiants de l’Action française qui, en 1936 hurlaient « On va le pendre ! », « Tuez-le ! », « À mort le Juif ! », « Blum, assassin ! »
Ou bien se souvenait-il plus précisément de la plume ordurière de Charles Maurras, dans L’Action Française, ce 13 février 1936 : « Ce juif allemand naturalisé ou fils de naturalisé, qui disait aux Français, en pleine chambre, qu’il les haïssait, n’est pas à traiter comme une personne naturelle. C’est un monstre de la République démocratique. Détritus humain, à traiter comme tel. […] C’est un homme à fusiller, mais dans le dos »…
Dans cette orgie de haine, Léon Blum devait supporter les crachats et les mots assassins, qui provenaient alors des ligues d’extrême-droite. Mais, l’homme devait tant croire en cette utopie, celle justement de l’harmonie de la société socialiste à venir. Une société dont il devait croire qu’elle serait définitivement débarrassée de l’antisémitisme.
« Dans cette orgie de haine, Léon Blum devait supporter les crachats et les mots assassins, qui provenaient alors des ligues d’extrême-droite »
Je songeais également à la figure du grand Pierre Mendès-France. Le 15 mai 1977, sur France 3, la journaliste Anne Sinclair lui demandait si le fait que sa famille soit juive l’avait marqué ou lui avait causé des problèmes ?
Il répondait : « Qui m’a causé des problèmes ? Qui m’a marqué ? C’est difficile à dire. J’ai toujours su, mes parents savaient qu’ils étaient Juifs. Bien que mon père fût non seulement pas pratiquant mais presque, je dirai anticlérical, un peu antireligieux. Je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Mais bon, je savais que j’étais Juif et si j’allais oublier, il y aurait toujours des gens pour me le rappeler et ça a joué un rôle, plus tard. Il est évident que lorsque j’avais des responsabilités à prendre, mes adversaires politiques ne manquaient pas d’utiliser toutes les armes, y compris l’antisémitisme contre moi. Donc, ça a joué un rôle. J’ai été l’objet de poursuites beaucoup plus tard, sous Vichy. Il est évident que le fait que j’étais Juif était largement exploité dans la presse… »
Le paradoxe de l’histoire
Dans mon Panthéon personnel, il y avait ces hommes, Robert Badinter aussi, et d’autres qui ont marqué mon enfance et ma jeunesse. Nombre de mes camarades de l’époque étaient Juifs, de simples militants qui tractaient, assistaient aux meetings, quelques élus, des citoyens engagés. Je puis témoigner que mes camarades étaient de fervents républicains. Mais voilà, il y avait de temps à autre bien des malentendus avec la gauche, notamment l’extrême-gauche, surtout lorsque les luttes anti-impérialistes prévalent et qu’Israël fait brûler le torchon et les passions chez les militants de gauche.
Ce conflit aussi cruel, qu’interminable au Proche-Orient et la défense de la cause palestinienne ont heurté de front les anciennes amitiés. La gauche s’en est allée. Il serait trop long d’expliquer et d’énumérer dans cet article la multiplication de ces malentendus et comment les problématiques ont évolué, comment les relations se sont distendues. Mais, il est un fait que peu à peu, les Français de confession juive se sont mis à douter et se sont éloignés de la gauche. Depuis, le malaise persiste et de nombreuses confusions et ambiguïtés demeurent.
La gauche aurait-elle pu abandonner le combat contre l’antisémitisme ?
Car, bien des décennies plus tard, disons dès le début des années 2000, la gauche radicale a semblé abandonner le combat contre l’antisémitisme, relégué aux calendes grecques et dont il ne resterait plus qu’un lointain souvenir.
Et, les raisons en sont multiples. J’en vois au moins trois. À gauche, certains pensent que l’antisémitisme s’incarnerait exclusivement à l’extrême-droite. Des militants pensent que l’antisémitisme ne peut s’exprimer à gauche et/ou que la gauche est ou continuerait d’être un rempart contre lui. D’autres ne veulent pas voir que l’antisémitisme se répand également chez les musulmans, français ou vivant en France. Or, ces considérations sont balayées par de récents sondages qui montrent qu’il existe plusieurs foyers d’antisémitisme, notamment chez les sympathisants de LFI, ceux du RN et chez les Français ou les étrangers de confession musulmane[1].
Ignorer ces réalités, à gauche, notamment, c’est refuser la réalité d’un antisémitisme multiforme, qui s’actualise, s’adapte et est attractif dans notre société. Ensuite, pour une partie de la gauche, l’antisémitisme serait moins un problème que le racisme. Cette thèse est défendue par Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l’University College de Londres[2]. Et, il me semble que son analyse est juste.
Je le cite : « Une hypothèse (corroborée par la lecture de multiples commentaires sur les réseaux sociaux et d’échanges personnels avec des dirigeants et sympathisants de gauche, notamment de LFI) : pour une partie de la gauche, l’antisémitisme est un racisme “mineur” comparé aux racismes “majeurs” tels l’islamophobie ou la négrophobie. Dans l’inconscient de certains dirigeants et sympathisants de gauche, les Juifs ne sont pas victimes d’agressions racistes car ils sont “blancs”, socialement bien intégrés et économiquement aisés. »
Or, ces analyses, empreintes de clichés, sont contredites par la connaissance que nous avons des actes antisémites. Il y en a eu 744 actes en 2000, 936 en 2002, 974 en 2004, 832 en 2009, 614 en 2012, 851 en 2014, 808 en 2015 et 687 en 2019. Toutes les hausses sont intervenues lors des soubresauts du conflit israélo-palestinien, qui se déroule pourtant à 3500 kilomètres de nos frontières. D’octobre 2000 à décembre 2022, 13.091 actes antisémites ont été signalés en France.
En 2023, le ministère de l’Intérieur et le Service de Protection de la Communauté Juive comptabilisent 1676 actes antisémites contre 436 en 2022, soit 1000% d’augmentation. Pour rappel, 60% de ces actes portent atteinte principalement aux personnes (violences physiques, propos ou gestes d’intimidation…) et 40% sont des propos menaçants. Ils ont été recensés dans 616 villes ou communes différentes et dans 95 des 101 départements français. Enfin, 336 actes antisémites ont été perpétrés depuis le 1er janvier 2024, ce qui porte leur nombre à 2012 depuis le 7 octobre 2023.
« L’hostilité à l’endroit des Juifs s’est développée passant très vite de l’antisionisme à l’antisémitisme, d’Israël aux Juifs »
La diabolisation d’Israël est un vrai problème, elle se répand de plus en plus au sein de la gauche. Dans la France des années 2000, l’hostilité à l’endroit des Juifs s’est développée chez les jeunes ou les moins jeunes qui s’enflamment pour la cause palestinienne et passent très vite de l’antisionisme à l’antisémitisme, d’Israël aux Juifs. À moins qu’il s’agisse d’un « nouveau lumpenproletariat, issu de l’immigration, endoctriné à la haine des Juifs et plus largement de l’Occident », comme le suppose le philosophe Pierre-André Taguieff ? Plutôt, ces jeunes ne sont-ils pas motivés par une haine implacable des Juifs pour s’en prendre ainsi à des cibles juives (écoles, lieux de cultes, magasins, particuliers, etc.), tout simplement ? N’y a-t-il pas finalement dans cette rage antijuive, une culture de l’antisémitisme ? La question est posée.
Enfin, depuis quelques mois et particulièrement depuis la tragédie du 7 octobre, soit par clientélisme ou opportunisme (LFI) et pour ne pas déplaire à quelques-uns de leurs électeurs, soit par conviction profonde, la gauche extrême -notamment LFI- se laisse happer, si ce n’est submerger, par une israélophobie militante, combative et hargneuse. Développons. Oui, on peut, on doit même critiquer les politiques qui sont menées au Moyen-Orient et à fortiori, en Israël, comme chez les Palestiniens, d’ailleurs. Cela ne fait pas forcément de vous un antisémite. Certains de mes coreligionnaires ne seront pas d’accord avec moi, c’est leur droit. Je pense fermement que l’on peut critiquer une raison d’État, on peut et l’on doit s’élever lorsque des fautes sont commises. Et l’on doit toujours espérer que ce conflit interminable se résolve un jour.
Mais voilà. Les contempteurs d’Israël sont quelquefois animés par une haine inqualifiable. Il ne leur suffit pas seulement de critiquer une politique, ce que je comprendrai. C’est tout un pays et tout un peuple qu’ils marquent du sceau de l’infamie, qu’ils nazifient paradoxalement et jamais, Israël ne trouve grâce à leurs yeux. Cette fixation/aversion/détestation d’Israël est un paradoxe. Dans aucun autre pays, les bonnes consciences aux géométries variables ne vouaient, ne vouent aux gémonies ou à la destruction totale tel ou tel autre pays, qu’Israël.
Et la détestation d’Israël, telle qu’elle se répand à gauche, me fait peur.
Par exemple, Jean-Luc Mélenchon procède comme Jeremy Corbyn, l’un est peut-être même le mentor de l’autre. Ils ont là un épouvantail commode qu’ils vont pouvoir utiliser, secouer et blâmer jusqu’à plus soif, par conviction ou par opportunisme. Sans forcer le trait, je dirais qu’il y a toujours des voix à conquérir/à attraper lorsque l’on dit du mal d’Israël, tout au moins dans certains quartiers. Par ailleurs, l’indignation ne fait pas une politique surtout lorsqu’elle est à géométrie variable. Alors, l’un (Mélenchon) comme l’autre (Corbyn) voient-ils en Israël, le diable réincarné ? Un pays dangereux et… inutile, au fond ? Comme si, si Israël devait disparaître, tous les problèmes de la région seraient automatiquement réglés. Plus d’Al Qaïda ? Plus de Daech ? Plus de despotes ou de bouchers au pouvoir ? Plus d’attentats ? Plus de corruptions et de corrupteurs ? Plus de guerres intestines entre chiites et sunnites ? Plus de misérables ? Etc. Quelle plaisanterie que voilà.
Quoi qu’il en soit, cela accentue le malaise, car les Français de confession juive vivent difficilement les mots accusateurs et les phrases assassines qui quelquefois sont prononcées ici ou là et/ou les amalgames douteux: Juifs = Israël = nazis.
Lorsque je fus de gauche
Une partie de la gauche marque une certaine indifférence à l’égard de l’antisémitisme, ou tout au moins, marque-t-elle une distance. Cette distance n’est pas compréhensible et l’indifférence est coupable. Lorsque la gauche se réunit aujourd’hui et pose les fondements d’un nouveau Front populaire, je suis indigné. Comment la gauche peut-elle composer avec La France Insoumise ? Comment peut-elle tirer un trait sur les dérapages qui ont été réitérés de semaine en semaine, notamment par Jean-Luc Mélenchon ? Comment finalement peut-elle composer avec l’antisémitisme, sans éprouver de la honte ? L’homme de gauche que j’ai passionnément été, ressent une infinie tristesse. Où est la gauche que j’ai tant aimée ? Celle qui devait nous protéger de l’antisémitisme ? Celle qui devait marcher main dans la main avec l’ensemble de nos camarades ? Celle de Léon Blum et de Pierre Mendès-France ?
Front Populaire dites-vous? Léon Blum doit se retourner dans sa tombe.
© Marc Knobel
Source: Revue des Deux Mondes
Mr Knobel , nous sommes nombreux a avoir suivi le debut de votre parcours , nous sommes moins nombreux a avoir persisté a aimer et suivre des gens de » gauche » qui se sont vite revelés aussi veules et mediocres que nombre de leurs homologues » de droite » .
Mais votre engagement actuel , ou tres reçent , aupres des petainistes et des islamo gauchistes qui constituent la gôche actuelle temoigne d un total manque de vision des forces politiques presentes et de leur cheminement respectif .
Vous semblez ouvrir un oeil, tardivement , je vous encourage a faire un effort , et a ouvrir l autre …….
Mise en pratique de cette haine antijuive au nom d’une « cause palestinienne » qui n’est rien d’autre que l’anéantissement d’Israël et du peuple juif : le weekend dernier, une enfant de 12 ans a été agressée, violée et menacée de mort par deux adolescents pendant qu’un troisième filmait, parce qu’elle est juive. Probable qu’on vante les glorieux actes de résistance du Hamas chez ces petits criminels, et ils ont voulu faire pareil. bientôt les pogroms en France. merci qui ? merci LFI.
Mr Knobel, pour reprendre le mot de @T+amouyal, et pour vous aider à ouvrir le deuxième œil, je vous suggère la lecture instructive d’un article que j’ai écrit : https://www.tribunejuive.info/2024/05/24/bas-les-masques-du-jourdain-a-la-tayelet-les-antisemites-ont-toujours-aime-les-juifs-comme-leurs-steaks-saignants-ou-bien-cuits-jean-marc-2-2/
Ancien électeur de gauche, j’ai vécu et garde le souvenir vivace de toutes ces trahisons successives de la gauche qui a réintroduit l’antisémitisme et depuis quelques années le racialisme woke. Si toutes ces idéologies rances et nauséabondes de gauche ont pu prospérer, c’est aussi grâce aux candides sourds et aveugles qui n’ont pas voulu voir la réalité. Il n’y a point de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ni de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Le plus grand ennemi de la gauche n’est pas la droite, c’est la réalité !!
“Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.” De Jacques-Bénigne Bossuet / Sermon
Ce que je nomme la pseudo- gauche post-juive qui étaient de tous les renoncements et des délations et accusations contre les siens ( n’oublions l’indigne voyage à Bruxelles d’une dizaine de renégats) pousse des jérémiades. Mais pourquoi ? Cette gauche leur fait un trop rappelée qu’à leur yeux « ils ne sont que des juifs »…