Rémy Azria. La Dame triste qui souriait

LA DAME TRISTE QUI SOURIAIT

Cela fait 25 ans aujourd’hui, j’étais allé la voir dans cet hôpital médicalisé dédié aux personnes rongées par une vieillesse un peu trop accentuée, par une mémoire gangrenée jusqu’au moindre neurone.

Lorsque j’avais ouvert la porte de sa chambre, je rencontrai, comme à l’accoutumée, son regard inerte, quasi inexistant , maquillé par un voile de mélancolie, orienté vers le vide et qui laissait transparaître un quasi imperceptible sourire.

Je regardais, avec toujours autant de tristesse et d’amertume, cette femme qui m’avait donné la vie et dont la sienne sombrait inexorablement dans les abysses de l’oubli de soi et des autres.

Elle était devenue exsangue de paroles , desséchée, vidée de la moindre lueur de raison, lacérée par ce perfide poison qui lui bouffait inlassablement les fibres de son mental.

Voir sa propre mère, hagarde, ne reconnaissant plus ses proches, m’appelant Monsieur, s’envoler lentement vers les sphères d’une non conscience mortifère, laissa une blessure incrustée à jamais dans mon quotidien.

Après ce long moment de dialogue impossible, moment qui fut le dernier, je m’adressai à elle en lui disant au revoir, à bientôt.

Ce fut la dernière fois, deux jours avant qu’elle s’éteignît.

Je m’étais efforcé d’envoyer en arrière-plan les premières phases de sa dégénérescence, quand elle ne pouvait plus contrôler ses moindres besoins

Je ne pouvais plus accepter cette insupportable rétrogradation de sa vie, quand l’horloge du temps se met à remonter dans l’autre sens, jusqu’à annihiler les moindres fonctions vitales pour finir sur le zéro fatal.

J’ai choisi de ne me souvenir que des belles choses la concernant, titre d’un film qui racontait justement l’histoire d’une jeune femme atteinte par la maladie d’Alzheimer .

Je préfère garder en mémoire ses tendres angoisses quand elle craignait qu’il m’arrivât je ne sais quoi.

Je préfère me souvenir de ses explications pour m’aider à comprendre et effectuer mes exercices d’arithmétique en classe de CM2.

Elle qui avait dû arrêter l’école au niveau du certificat d’études, comme toutes les filles de sa génération, en Tunisie, faisait preuve incroyablement d’une telle logique et d’un tel esprit de déduction pour résoudre des problèmes compliqués de partages indirectement proportionnels agrémentés de fractions, sans poser d’équations, uniquement avec des dessins et des couleurs.

Je préfère emmagasiner en moi ses recettes de cuisine tunisiennes comme italiennes, ses pâtisseries réalisées de façon approximative et qui conduisaient pour autant à des résultats appétissants.

Je préfère faire vivre dans mon esprit ces grilles géantes de mots croisés de niveau élevé qu’elle réalisait intégralement avec une patience admirable et ces parties de scrabble que nous faisions ensemble, tant elle était imprégnée de son amour pour les mots et pour toutes ses phases déductives à les manipuler à bon escient.

Et pourtant, il me revient, inévitablement, l’image floue, reflet de ses dernières années, celui de cette dame triste qui souriait.

© Rémy Azria

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2 Comments

  1. Un hommage filial aussi beau qu’ émouvant qui a bouleversé la mère que je suis. Merci à Tribune Juive de nous donner à lire des textes aussi magnifiques.

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