Conflit au Proche-Orient. Depuis le début de la guerre à Gaza, des listes de noms de célébrités à boycotter circulent sur les réseaux sociaux. Les critères de nomination sont révélateurs du sens donné au “sionisme” par leurs détracteurs…
Dis-moi ce qu’est un “sioniste”, je te dirai ce que devient “l’antisionisme“… Dans les années 2010, les “listes” désignant d’infréquentables “sionistes” grouillaient surtout sur quelques blogs complotistes à tendance antisémite. C’était le cas de Panamza, un blog obsédé par Israël et les juifs, ou encore d’Egalité & Réconciliation, le site de l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, qui avait publié en 2019 un “Diagramme de la gauche” cartographiant notamment de présumés poids lourds du “sionisme”. Un lecteur frappé de catalepsie il y a quelques années et réveillé au début de la guerre à Gaza serait probablement sidéré : en 2024, ces listes n’ont rien de confidentiel ni de subversif. Elles se déclinent en galeries de portraits sur des comptes Instagram branchés (une publication, un nom, une photo façon Studio Harcourt) et en vidéos TikTok aux abords pédagogiques. Tout y est “argumenté”, “sourcé”, en vue d’”informer” et, en définitive, de boycotter.
Sur Instagram, Zionists in music (“sionistes dans la musique”) affiche aujourd’hui près de 16 000 abonnés, deux mois seulement après sa première publication. De son propre aveu, le compte reconnaît dans un post d’introduction que la liste évolutive est “essentiellement composée d’individus juifs”. Mais ici, promet-on, on ne cautionne pas l’antisémitisme. L’idée étant “d’éclairer les musiciens sur leur position au sein de cette industrie et qu’ils reconnaissent l’impact de leurs choix”, en ciblant ceux qui ont “publiquement soutenu le sionisme”. Par-là, Zionists in music entend par exemple le fait d’être abonné sur les réseaux sociaux à des “comptes sionistes”, tel Jewish lives matter, Jewish Life Now, ou même certaines personnalités engagées contre l’antisémitisme tel Shai Davidai, professeur israélien de confession juive à la Columbia Business School.
Ce compte est loin d’être un cas isolé. En deuxième position, on retrouve Zionists in films (“sionistes dans les films”), plus récent et sur le point d’atteindre les 10 500 abonnés. Même concept, même identité visuelle. Dans les “outils” mis à disposition par le compte figure d’ailleurs un appel à “créer plus de pages” de ce genre, c’est-à-dire ciblant des “sionistes” dans d’autres secteurs d’activité tels le gouvernement, les médias “mainstream” (MSM), le monde universitaire, l’armée, les banques, l’édition, la justice, la médecine… Car selon Zionists in films, “pour vaincre le sionisme, il faut que davantage de sionistes soient démasqués et stigmatisés”. Fin mai, un nouveau compte dédié aux “sionistes dans le sport” a vu le jour sur Instagram.
Juifs “complices”
“Même s’ils ne sont pas ouvertement ciblés parce que juifs, le fait de mettre en évidence des noms de juifs qui ne sont pas particulièrement engagés politiquement, mais ont par exemple simplement fait preuve d’empathie pour les Israéliens après le massacre djihadiste du 7 octobre, appelé à la paix, ou ont des liens avec des personnes juives engagées pour Israël trahit une reconstruction de l’imaginaire anti-juif, analyse Pierre-André Taguieff, philosophe, historien des idées et directeur de recherche honoraire au CNRS. Derrière ce procédé, on lit le procès des mauvais juifs, des juifs “complices”, n’ayant pas donné la preuve de leur fréquentabilité en ne reniant pas Israël, ou en ne soutenant pas suffisamment fort, au goût des petits procureurs qui établissent ces listes, la cause palestinienne. L’habileté se situe dans le fait que ces listes comptent aussi des ‘non-juifs’. Bien pratique…”
Ces comptes ne sont que la partie émergée du phénomène. Sur les réseaux sociaux, des listes sous forme d’annuaires circulent au moyen d’un lien url renvoyant vers un tableau consultable par tous. Plus discrètes, mais terriblement efficaces. Début mai, un document intitulé “is your fav author a zionist ?” (“votre auteur favori est-il un sioniste ?”), recensant près de 200 noms, est par exemple devenu viral sur Twitter. A l’heure où nous écrivons ces lignes, plusieurs internautes sont encore en train de le consulter, d’après les données en temps réel du document partagé.
Tout y est soigneusement rangé. En bleu : les auteurs considérés comme “pro-Palestine/antisioniste”. En rouge, les “pro-Israël/sioniste”. De façon significative, la plupart des personnes ciblées sont des auteurs de fictions pour jeunes adultes. Là encore, les motifs de boycott laissent songeur. Le simple fait d’avoir posté un message en soutien aux Israéliens au lendemain de l’attaque du 7 octobre suffit par exemple à faire de Monica Murphy ou Nicholas Sparks des auteurs à boycotter. Mieux : pour s’être émue du “massacre horrible de civils innocents, d’abord en Israël et maintenant, de manière catastrophiquement disproportionnée, à Gaza”, Laini Taylor, romancière spécialisée en fantasy, se voit également réserver le même traitement. En réalité, ne pas “comprendre” le Hamas est déjà suspect. C’est ce qui vaut à l’auteur de science-fiction Michael Grant un badge “pas clair” (sorte de “en attente de jugement”). Tant pis si ce dernier s’est montré très critique envers le gouvernement “raciste et extrémiste” de “l’escroc Netanyahou”.
Antisionisme recodé en humanisme
Mais il y a plus surprenant : parmi les auteurs à boycotter figure également Rebecca Yarros, reine de la “romantasy”. Parmi les torts de l’auteure de la saga phénomène Fourth Wing : être “mariée à un militaire”. Quant au spécialiste de SF Pierce Brown, il a certes écrit sur l’apartheid, mais il lit du “Henry Kissinger, ce qui n’aide pas son cas”. Ayant avec sa famille fui les persécutions nazies à la fin des années 1930, l’ancien secrétaire d’Etat était une figure controversée de la diplomatie américaine à l’époque de la guerre froide, notamment connu pour son rôle de médiateur entre Israël et les pays arabes après la guerre de Kippour. De son côté, la romancière de fantasy Sarah J. Maas est accusée de faire vivre des personnages exprimant des “idéologies colonialistes sans préciser que c’est moralement répréhensible”. J.K. Rowling, auteure de la saga Harry Potter ? Une “Terf” (acronyme désignant une féministe radicale excluant les personnes trans), “la discussion s’arrête donc ici”.
“Pour l’immense majorité des juifs, le ‘sionisme’ symbolise l’émancipation et l’autodétermination. Mais la notion a fait l’objet d’une opération de démonisation similaire à celle que l’antijudaïsme a exercé à l’encontre des juifs pendant des siècles. Le sionisme est ainsi en passe de devenir un synonyme de tout ce que les personnes civilisées abhorrent à juste titre : le racisme, le colonialisme, le bellicisme, l’oppression”, explique Rudy Reichstadt, politologue, directeur de Conspiracy Watch et codirecteur d’une Histoire politique de l’antisémitisme en France. Si, historiquement, l’antisionisme radical était motivé par l’antisémitisme, aujourd’hui, Rudy Reichstadt décrit un antisionisme “recodé en humanisme qui guide toute une partie de la jeunesse sur le chemin d’un antisémitisme d’autant plus dangereux qu’il s’avance sûr de son bon droit et débarrassé de toute mauvaise conscience”.
“Les sionistes sont des démons”
“Je suis sur cette liste parce que je suis juive, parce que je suis née et que j’ai grandi en Israël”, explique à L’Express la romancière Talia Carner, étiquetée en rouge (“sioniste”). L’auteure a eu le temps de réfléchir aux raisons pour lesquelles elle a été épinglée : son nom circule sur diverses listes depuis décembre. “Mon dernier livre, The boy with the star tattoo, a été beaucoup cité par des ‘antisionistes’ qui appellent à me boycotter, explique-t-elle. Ce livre traite de questions israéliennes, mais tous les événements que j’y décris se déroulent en France, d’abord en 1946 (il s’agit d’une histoire sur les orphelins après la Seconde Guerre mondiale), puis en 1969. Le conflit israélo-palestinien n’est jamais mentionné… En tant que juive née en Israël, mes détracteurs me reprochent de ne pas avoir écrit sur les Palestiniens – ou insistent sur le fait que je n’aurais pas dû écrire ce livre du tout.”
Sur Goodreads, une plateforme recensant les avis de lecteurs, l’auteure a subi des vagues de dénigrement à la suite de son apparition sur des listes antisionistes. Parmi les commentaires concernant son dernier livre, on peut ainsi lire : “propagande sioniste qui ignore de façon pratique la nakba”, “nous ne supportons pas la propagande sioniste”, “les sionistes sont des démons”… Aujourd’hui, Talia Carner est contrainte de rester discrète sur ses lieux de déplacement, y compris lors d’événements ouverts au public.
Ne pas se fier à l’anglophonie de la plupart de ces listes : la France est loin d’être épargnée par le phénomène. Sur TikTok, certains comptes francophones très influents ont investi le concept et ce, très tôt. A l’instar de Venomglazed, une jeune fille amatrice de littérature. Dans une vidéo publiée le 19 octobre à destination de ses près de 50 000 abonnés, celle-ci proposait en musique une liste d’auteurs qui “supportent [le] nettoyage ethnique [de la communauté palestinienne]”, “preuves” à l’appui. On y retrouve Sarah J. Maas, “qui affirme avoir quitté Israël avec beaucoup de joie, de nostalgie et de fierté”. La preuve par une capture d’écran : un article mentionnant clairement les origines juives de l’écrivaine et son rapport au judaïsme. De même, L. J. Shen, auteure de romance New Adult dont “le mari a été engagé dans les armées israéliennes et qui poste fièrement le métier de son mari”, est épinglée. Tant pis si la capture d’écran mise en avant pour prouver ces dires date d’il y a neuf ans. Qu’importe, l’enjeu n’est pas ici.
© Alix L’Hospital
Source: L’express
Poster un Commentaire