Gérard Rabinovitch. Trois vignettes pour interroger le temps présent

Gérard Rabinovitch

Dans le cadre de ses activités, “Agir ensemble”, créé après le 7 octobre par ELNET-France et son directeur exécutif Arié Bensemhoun, ont installé une Masterclass publique mensuelle, qui prend la suite des “Ateliers républicains” des années précédentes.

Sa troisième séance s’est tenue très récemment devant une salle comble, avec comme invité l’historien et ancien responsable de l’analyse stratégique de la DGSI, Éric Mechoulan, qui est intervenu sur les “Congruences et affinités entre islam et wokisme”.

À cette occasion, le philosophe Gérard Rabinovitch, co-concepteur des “Ateliers républicains”, et animateur des MasterClass, a prononcé une conférence d’ouverture si édifiante que nous avons souhaité la reproduire dans nos pages.

Qu’ELNET soit remercié, ici, de nous y autoriser. 

-I-

Vignettes

La première vignette de nos vignettes a le goût de l’invariant, et le son de la répétition.

Ce sont quelques pages extraites du Monde d’Hiersouvenirs d’un européen [1]de Stefan Zweig. Nous sommes dans les années 20-30, entre l’Allemagne et l’Autriche :

“Toute une jeunesse nouvelle ne croyait plus aux parents, aux politiques, aux maîtres ; chaque proclamation de l’État était lue d’un œil méfiant. D’un coup, la génération d’après-guerre s’émancipait brutalement de toutes les valeurs précédemment établies et tournaient le dos à toute tradition, résolue à prendre elle-même en main sa destinée, s’éloignant de tout le passé et se jetant d’un grand élan vers l’avenir. Avec elle devait commencer un monde absolument nouveau, un tout autre ordre, dans tous les domaines de la vie ; et, bien entendu, cela débuta par de violentes exagérations. Tous ceux ou tout ce qui n’étaient pas du même âge qu’elle, passait pour périmé”.

(…)

“Dans les écoles, on constituait sur le modèle russe des conseils d’élèves qui surveillaient les professeurs, le “plan d’études” était aboli, car les enfants ne devaient et ne voulaient apprendre que ce qui leur plaisait. On se révoltait par seul goût de la révolte contre les formes établies, même contre la volonté de la nature, contre l’éternelle polarité des sexes. Les filles se faisaient couper les cheveux, et si court qu’avec leur coiffure “à la garçonne” on ne pouvait les distinguer des vrais garçons ; les jeunes hommes, de leur côté, se rasaient la barbe, pour paraître plus féminins, l’homosexualité et les mœurs lesbiennes firent fureur, non pas par un penchant intérieur, mais par esprit de protestation contre les formes traditionnelles, légales, normales de l’amour”.

(…)

“Partout on proscrivait l’élément intelligible, la mélodie en musique, la ressemblance dans un portrait, la clarté dans la langue. Les articles “le”, “la”, “les” furent supprimés, la construction de la phrase mise cul par-dessus tête, on écrivait “escarpé” et “abrupt” en style télégraphique, avec de fugueuses interjections. Au demeurant, toute littérature qui n’était pas “activiste”, c’est-à-dire qui ne consistait pas en théories politiques, était vouée à la poubelle”.

(…)

“Plus un homme était jeune, moins il avait appris, plus il était bienvenu par le seul fait qu’il ne se rattachait à aucune tradition – enfin la grande vengeance de la jeunesse se déchainait triomphalement contre le monde de nos parents. Mais au milieu de ce carnaval sauvage, rien ne m’offrit un spectacle plus tragi-comique que de voir combien d’intellectuels de l’ancienne génération, dans leur crainte panique d’être dépassés et considérés comme “inactuels”, se barbouillaient d’une sauvagerie factice avec la hâte du désespoir et cherchaient à suivre le mouvement d’un pas lourd et claudicant jusque dans les chemins le plus manifestement aberrants”.

(…)

“Tandis que fondait la valeur de la monnaie, toutes les valeurs, toutes les autres valeurs se mettaient à glisser ! Une époque d’extase enthousiaste et de fumisterie confuse, mélange unique d’impatience et de fanatisme”.

(…)

“On s’arrachait tout ce qui promettait des états d’une intensité dépassant ce qu’on avait connu jusque-là, toute espèce de stupéfiants, la morphine, la cocaïne et l’héroïne ; au théâtre, l’inceste et le parricide, dans la politique, le communisme et le fascisme étaient les seuls thèmes, extrêmes, qu’on accueillit favorablement ; en revanche, on proscrivait sans appel toute forme de normalité et de mesure”.

*

On devine ce que ces effondrements – croqués par Zweig -, ont pu susciter de réactions hostiles chez tous ceux qui n’en pouvaient plus, et qui partirent en quête de représentations politiques législatives à cette période, pour en finir.

On sait moins quelle fut la part des énergumènes évoqués par Zweig qui rallièrent – ensuite – le national-socialisme.

Mais nous pouvons en avoir un indice de probabilité dans la sociologie compréhensive et phénoménologique de Siegfried Kracauer.

Lorsque – dans son étude sur le cinéma allemand : De Calligari à Hitler -, il observe combien la figure du “rebelle” dans le cinéma pré-hitlérien a installé les conditions du nazisme, non plus par réaction, mais par continuité affine.

Le “Rebelle” – en effet – est en quête mentale dans ses débordements provocateurs, non d’une liberté responsable, mais d’un Maitre féroce auquel se vouer !!…

***

La seconde vignette, nous l’avons – tous – eue, très récemment, sous les yeux.

Il s’agit de l’épisode de l’”Eurovision” qui porte bien son nom – par glissement – en une vision condensée de l’Europe actuelle, et plus largement du monde occidental.

Rappelons-en les ingrédients :

-D’abord : une débauche d’extravagance kitsch. Flottant sur le mainstream de la bien-pensance libéraliste contemporaine.

Avec ses “flonflons” en bouffonneries drag-queens, non binaires et assimilées, pour ultime affirmation vindicative. Et – pour ultime affichage d’exécration rassembleuse – un barbouillage infantile de moraline politique exhibée contre la candidate d’Israël :

-Un kieffeh enroulé autour d’un poignet pour l’un.

-Des ongles peints aux motifs d’un kieffeh identique, pour une autre.

-Des pantomimes d’endormissement et d’ennui pour une troisième en présence de la candidate israélienne.

-Des larmes de peine jouées sous mascara – déclenchées par la qualification en finale de la compétition d’Eden Golan, – d’un certain Bambie (né Ray Robinson, mais ayant opté pour “Thug” en surnom de scène, soit “voyou” ; un “voyou” pour opérette…), le candidat irlandais, qui avait initialement prévu de peindre son corps de messages pro palestiniens en gaëlique antique.

Et qui très probablement ignore que le petit faon Bambi, dont il doit rêver de posséder le regard de biche, a été créé par le journaliste et écrivain Felix Salten, en 1923, en manière d’allégorie de la condition juive pourchassée…

-Ensuite : une salle hurlante d’invectives à l’intérieur, et de cris de haine recouverts – en régie – de faux applaudissements dissimulateurs, pour la bienséance d’une diffusion en direct.

Une salle assiégée à l’extérieur de bataillons enrégimentés qui ne feront – le temps venu – que de la “chair à pâté” des trois quarts du public rassemblé dans la salle.

-Et encore : un jury officiel composé d’”experts” et de “professionnels” qui donne massivement ses voix (les trois quarts ! …) au seul candidat du pays “neutre” par vocation. Candidat dont le surnom qu’il s’est choisi est Nemo (“Personne”), et qui se déclare à tous les vents tantôt “homme”, tantôt  “femme”, indécidablement.

Peut-on faire plus condensé, plus manifeste, dans le genre décisionnaire d’un “Courage, fuyons” ?

Quelle que soit la qualité de la prestation du candidat, on ne peut pas ne pas penser à une inflexion de lissage des aspérités volontaire qui bascule dans le néant…

-Enfin : un vote des publics, massivement, lui, pour la candidate israélienne, dont le nombre de voix obtenues a très largement dépassé – par pays – tout ce qui pouvait être imputable, maximalisé par les votes multiples, à un seul électorat “juif”.

Des publics européens donc, qui n’adhèrent pas encore aux supercheries de l’époque. Et le font savoir comme ils peuvent…

*

Une “Eurovision” – donc – d’anthologie !

Non, comme un “évènement musical”, ce qu’elle n’a jamais été, mais comme un instantané allégorique d’un moment politique. Et peut-être civilisationnel.

Un résumé en condensé de ce que le psychiatre Jean Oury nommait d’un poids clinique : “Ambiance” !

***

La troisième vignette est promise à rester aussi dans les annales, pour un monde à venir ; s’il ne succombe pas à son auto-destructivité en cours…

C’est cette “Géode”, à 360° d’images immersives du déferlement par imitations épidémiques du Palestinisme, en syndrome multi dimensionnel et planétaire.

Des alliances improbables mais néanmoins tangibles qui s’agrègent d’un même signal à travers la planète ; et qui diffusent par capillarité dans toutes les sphères sociétales. En manières de meutes sérielles, en expansion de foules mondialisées.

Ça épidémise, depuis les universités occidentales, vers l’Est européen, en Pologne à Varsovie, à Bucarest en Roumanie, et vers l’Orient, jusqu’au Japon et en Chine.

Ça capilarise, sur les marches du Festival de Cannes, en tenue de soirée ; dans plusieurs épreuves de concours universitaires, sur les podiums de remises de diplômes ; dans l’esprit désaxé d’un professeur d’un lycée catholique qui aurait proposé à ses élèves de poser nus pour la Palestine…

C’est une liste à somme ouverte. Vous avez sûrement déjà de la matière pour la compléter. Et elle va continuer d’augmenter au fil des jours et des semaines à venir dans une compétition dopante, aiguillonnant les initiatives…

*

Dans cette troisième vignette, contiguës et connectés, il y a encore ces artifices d’équilibre de pacotille, ces arguties de fausses équivalences pour se défausser, ces bigoteries qui surgissent souvent comme des faux fuyants.

On l’apercevait, il y a maintenant quelques temps dans la sémantique administrativo-politique, qui associait systématiquement un supposé “communautarisme juif” avec un “communautarisme musulman”, peut-être plus patent.

On les retrouve aujourd’hui, au motif de la scène gazaouite. Et en filigrane d’imposture avec la mise en similarité au CPI des crimes pogromistes du Hamas et de la rétorsion de sauvegarde des forces armées d’Israël.

Ne croyez pas que cette figure rhétorique est inédite. Pour votre information et édification, voici ce que j’ai trouvé ces jours-ci pour d’autres travaux en cours, dans un ouvrage d’une historienne, Nina Valbousquet, en recherche sur “le Vatican face à la Shoah” :

Vers la mi-septembre 1942, plusieurs ambassadeurs auprès du St Siège (Grande-Bretagne, Pologne, Yougoslavie, Brésil) s’étaient coordonnés pour suggérer au Pape une prise de parole plus forte contre les atrocités nazies à l’encontre des Juifs.

Il y fut répondu qu’une intervention publique risquerait d’empirer le sort des victimes (sic !), que les atrocités de guerre devaient être aussi dénoncées en ce qui concernait les Alliés (resic !), et que le Pape avait été assez clair !…

L’ouvrage a pour titre : Les Âmes tièdes[2]…  Cette auteur est bien gentille…

Au passage vous noterez – si besoin était – que toutes les chancelleries européennes et au-delà de l’Europe étaient informées du sort des Juifs. En fait déjà dès l’été 1941… Comme quoi : “Rien de nouveau sous le soleil…”

*

Déferlante et débâcle seront donc les deux lexèmes qualificatifs, en résumés futurs de notre époque présente.

-II-

Penser

Il est des sentences, comme ça, qui, de temps en temps, reprennent leur poids initial d’origine.

Ainsi : “Rien ne sert de courir, il faut partir à point” (Jean de la Fontaine).

Ou encore : “On ne peut convaincre quelqu’un par la raison d’abandonner quelque chose qu’il a adopté sans se baser sur la raison” (Jonathan Swift). 

On s’effare – justement – d’observer combien le “wokisme”, la “Cancel culture”, les mouvements LGBTQ et toute la suite en gamme AZERTY, s’enthousiasment solidaires de mouvements dont la criminalité et le totalitarisme – c’est-à-dire la Férocité – ne sont plus à démontrer. Tant ils s’affichent sans vergogne. Y compris en “snuff movies” enregistrés en Go pro.

Mais on s’épuiserait en vain à essayer de les interpeller sur l’axe de la Raison.

La régression vers l’infantile, vers un mutisme cérébral qui ne fait que répéter des syntagmes-slogans et des gesticulations publicitaires en artifice, et qui n’a que fascination pour des Chefs de Horde, a attient une telle ampleur qu’il en est même difficile de discerner les fils des sens cachés, dans ce déferlement de déraison.

Dans cette situation, l’arme de “première urgence”, c’est une éthique de vigilance combattante. Elle s’entend de lucidité, de prudence, de vaillance.

L’arme “stratégique”, elle, c’est de savoir penser.

Et, ici, pour penser ce qui se passe, il faut faire un pas “de côté” des réponses mainstream et clefs en main. Ou plus exactement : “en dessous”, dans les substrats. Dans le substratum, un mot apparu chez John Locke, dans son essai sur l’Entendement humain.

Soit, ce qui est sous tous les phénomènes, en supports, en fondements, en opérateurs. Qu’ils soient linguistiques, culturels, psychiques. Agissant à bas bruit, ou explosant en hubris, au grand jour.

Il nous faut lâcher l’effarement devant l’aberrant, et descendre dans les sous-sols de ce qui se trame dans notre époque en crise civilisationnelle générale. 

Et en resserrement du focus dans ce qui s’agence spécifiquement sous le Palestinisme, dans ses multiples occurrences.

Commencer avec les “congruences et affinités entre Islam et wokisme” qui font l’attention d’Éric Mechoulan, n’est pas une mauvaise manière d’y aller.

© Gérard Rabinovitch

Directeur

Institut européen Emmanuel Levinas-AIU


Notes

[1] Stefan Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un européen, traduction de Serge Niémetz, édition Belfond, Paris, 1993. Dans sa propre préface à l’ouvrage, Zweig consignera : “Contre ma volonté, j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps ; jamais (…) une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle élévation spirituelle dans une telle décadence morale”…

[2] Nina Valbousquet, Les Âmes tièdes, le Vatican face à la Shoah, éd. La Découverte, Paris, 2024.


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