La victime privilégiée
À force d’être écrite par les historiens, les survivants, les réalisateurs de cinéma, les témoignages oraux dans les écoles, des articles de presse, la shoah a été banalisée.[1] On le sait depuis longtemps. A force de répétitions, tel un mot répété à la file, elle a perdu sa signification : la tragédie unique en son genre du peuple juif, l’extermination industrielle de six millions d’hommes, de femmes, d’enfants parce qu’ils appartenaient à la religion juive, est une exception isolée dans l’histoire de l’humanité. En dépit de son caractère hors norme, la shoah est comparée à tort et à travers à toute forme de massacre. La notion de génocide créé par Raphael Lemkin, inauguré en 1945 au procès de Nuremberg, pour qualifier verbalement, ad hoc, une situation inédite, est appliquée de nos jours à tous les attentats aux vies humaines. Surtout lorsqu’elles représentent les victimes du moment. On compare pour mieux comprendre.
Il est temps d’en finir et de s’interroger sur cette masse infinie de témoignages best-sellers. Car ils se vendent très bien. L’idée m’en est venue en réfléchissant à la vogue de nos jours des polars qui ont relégué à l’ombre les grands romans du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Pourquoi cette mode de récits sanglants, de meurtres ? À la réflexion, l’homme depuis toujours est attiré par les victimes. Avant l’apparition de la religion monothéiste, y compris chez les juifs. on sacrifiait des enfants sans hésitation au Moloch, divinité cananéenne. Abraham, encore novice de la religion monothéiste, est prêt à sacrifier son fils unique, tant désiré. La religion chrétienne ne s’est pas privée de torturer ceux qui étaient considérés comme des renégats. De tous les temps, avant la modernité, des foules assistaient aux exécutions. Tout le monde connaît les tricoteuses durant la Terreur. Puis vint la démocratie.
Or la démocratie a supprimé ces spectacles publics. Cependant il faut croire que l’homme n’a pas changé, il lui faut des boucs émissaires. Il se rachète de ses désirs bestiaux en couvrant de commisération ceux qu’il considère comme des victimes, de la même manière qu’il se repaît de la violence et des victimes dans les romans policiers par personne interposée. La violence a toujours existé, le terrorisme aussi. Mais les théories victimaires ont commencé à germer en Occident, en particulier, depuis la vague de terrorisme qui a déferlé dans le monde entier dans les années soixante-dix du XXe siècle. Dans les années cinquante la guerre d’Algérie n’en a pas manqué, mais elle était plus localisée. Les guerres ont toujours fait des victimes, mais les soldats, morts au combat, étaient des héros. Les terroristes, eux, tuent souvent au hasard, et souvent des citoyens paisibles, y compris des enfants.
Bien des philosophes se sont dès lors empressés, à juste titre, de faire la distinction entre ceux qui sont tombés à la guerre et ceux gratuitement assassinés. Dans La Violence et le Sacré[2], René Girard semble imputer à la disparition de la religion cette violence aveugle et Il n’est pas le seul parmi les penseurs catholiques. François Azouvi,[3] dans son essai Du Héros à la Victime, souligne le passage du sacre du héros au sacre de la victime à partir du carnage inutile, à la première guerre mondiale, de millions d’individus. Depuis lors d’autres ouvrages sur la théorie victimaire voient le jour dans le monde dit libéral.
L’Illustration particulièrement spectaculaire de l’actualité de la victimisation est l’histoire juive depuis la création de l’État d’Israël.
À la veille de la guerre des six jours, en 1967, après qu’ Abdul Nasser, le puissant président de l’Egypte, eut fermé aux navires israéliens le détroit de Tiran, on craignait la fin de l’État hébreu. Vingt-et-un ans à peine après le grand massacre de six millions d’entre eux par les nazis, les Juifs étaient encore les victimes attitrées de l’Occident. On pouvait voir alors des manifestations en leur faveur un peu partout en Europe, avec Jean Paul Sartre en tête. En désespoir de cause, Israël a attaqué les pays arabes et sans qu’on s’y attende, les Juifs ont non seulement gagné la guerre, mais ils ont récupéré des territoires perdus en 1948 et en particulier Jérusalem Est.
La situation s’était renversée. Israël, de victime, était devenu l’occupant, le colonisateur. Les Arabes avaient droit dorénavant au titre de victimes ! Le 19 juin “L’Express” annonçait en couverture: “Le DRAME ARABE”. Et Sartre, comme Sartre, défilait de nouveau, cette fois en faveur des nouvelles victimes.
Sans parler des attentats sanglants auxquels les Juifs sont régulièrement exposés encore bien avant la création de l’État d’Israël, cinquante ans après la guerre de six jours: le 7 octobre 2023, un massacre indescriptible dans son atrocité a été perpétré par Hamas dans les kibboutzim du sud d’Israël. Le monde civilisé, à commencer par la gauche, a réagi sans hésiter contre la barbarie, et a, dans le même souffle, approuvé les représailles militaires d’Israël contre la capitale du terrorisme du Hamas de la Bande de Gaza. Les démocraties aiment s’émouvoir devant les victimes, une des qualités qu’elles ont gardées de la charité chrétienne. Entre temps, par les vicissitudes de la guerre, les Gazaouis, à leur tour, sont devenus victimes. Les Israéliens sont dès lors devenus des bourreaux. Les captifs juifs du Hamas assassinés, violés et torturés n’ont pas été libérés. Le monde libre, quant à lui, s’en souvient vaguement. L’oubli étant une des qualités humaines.
Que l’empathie envers autrui couvre l’instinct de violence propre à l’homme depuis les temps immémoriaux n’est pas une découverte. Il suffit de lire attentivement Hegel ou Arendt à ce sujet. Mais pourquoi les Juifs en sont-ils la cible favorite ? Car rappelons-le: Israël est un État juif.
A-t-on jamais vu autant de manifestations clamant l’innocence des Palestiniens et non seulement la culpabilité criminelle des Israéliens mais de tous les Juifs, y compris des passants dans les rues, des étudiants à l’allure sémitique, non seulement dans les campus américains réputés, mais aussi ailleurs dans le monde. Les slogans n’appellent pas à la fin de la guerre au Moyen Orient, mais à la destruction totale d’Israël et souvent à la disparition du peuple juif.
Je me garde bien d’entamer une discussion politique concernant les réactions palestiniennes. En revanche, je cherche une explication à l’explosion de la haine envers les Juifs par les démocraties, car cette haine, comme nous l’avons constaté, ne se limite pas à Israël. D’aucuns diront que les huées dont on abreuve l’État d’Israël et les Juifs ne sont que le résultat de la liberté d’expression très démocratique. On ne peut, à ce propos, que se rappeler le mépris de Nietzsche pour la faiblesse de la démocratie. En effet, on sait où elle commence, on ignore où elle s’arrête.
On ne cesse de gloser sur l’antisémitisme depuis des siècles, en fait depuis la naissance du christianisme qui impute aux Juifs le martyre de Jésus, autrement dit le déicide. Mais Le Concile Vatican II évite de reprendre l’accusation du déicide et le pape Benoit XVI dans Jésus de Nazareth [4] innocente les Juifs pour de bon. De plus, après la Shoah, on se garde d’être ouvertement antisémite.
Il est vrai aussi qu’outre le déicide on a reproché aux Juifs les méfaits du capitalisme, du communisme, des révolutions et du pouvoir…
Récemment une historienne américaine, Dara Horn, a publié un livre à succès: People love dead Jews [5]. Sa thèse me paraît surfaite. Mon hypothèse va plutôt dans le sens contraire. On tient à garder les Juifs vivants à tout prix pour pouvoir les haïr sans mauvaise conscience, En revanche on s’empresse de les plaindre en victimes pas toujours très alléchantes. Dans son récent essai, Je souffre donc je suis[6], le philosophe Pascal Bruckner constate que “le monde nouveau accouche d’une société de sanglot”: “Le souci des humiliés, telle est la grandeur de la civilisation”, dit-il avec son ironie mordante. Or la victime juive est idéale pour éveiller la compassion, en particulier chez ceux qui sont poursuivis par le péché originel, la shoah et la colonisation. Jean Anouilh avait écrit une seule pièce pour la télévision: La Belle Vie, projetée à l’écran en 1979. Une cage au musée présente aux visiteurs après la révolution de 1789 une famille d’anciens aristocrates abjects, gardés en vie pour que les républicains puissent apprécier le quotidien de cette horrible classe privilégiée qu’on a guillotinée en masse y compris le roi menuisier, sa famille et même des révolutionnaires opposants, souvent innocents, comme Camille Desmoulins et sa jeune épouse.
Un peu de façon semblable, on aime voir les Juifs en vie.
Simple hypothèse, loin d’incriminer injustement tous ceux qui ne sont pas juifs, reconnaissons avec le dicton anglais : “Some of my best Friends” !
© Thérèse Malachy
Spécialiste en littérature française, Thérèse Malachi, auteur de nombreux ouvrage, est Professeur émérite, Department of French language and literature, Institute of languages, literature and art, Faculty of humanities, à l’Hebrew university of Jerusalem.
Notes
[1] Voir à ce propos l’ouvrage extensif de Alvin H. Rosenfeld The End of the Holocaust (Indiana University Press, 2011) 328p.
[2] René Girard, (Grasset, 1972)
[2] François Azouvi (Gallimard 2024)
[4] Editions du Rocher, p.22
[5] W.W.Nortonaud Company, 2021
[6] Grasset,2024
A relire:
— cattan (@sarahcattan_) May 31, 2024
Merci pour cet article
Je pense, cependant, que le monde entier se porterait mieux sans les juifs
Que les juifs périssent “de la rivière à la mer” et qu’on en finisse.
Mes parents ont été déportés pendant la shoah et depuis le 7 octobre nous vivons
un véritable séisme et malheureusement, tout recommence.
“le monde entier se porterait mieux sans les juifs”
Permettez-moi d’en douter, Jeannine. C’est triste et même horrible à dire mais je crois au contraire que, privé de son bouc émissaire favori qui lui sert de prétexte, sur lequel il se défoule, le monde occidental verrait vraiment exploser une haine sans limite et que les gens s’entretueraient.
Il faut désactiver l’avion de Macron qui bénéficie de la protection du système Elbit ainsi que les protections médicales israéliennes