| 15.01.02 | analyse
La question cruciale de ce nouveau siècle est : l’âge de l’interdépendance sera-t-il un bien ou un mal pour l’humanité ? La réponse dépend de trois facteurs. Les nations riches sauront-elles distribuer les bénéfices du monde moderne et en alléger les fardeaux ? Les nations pauvres mettront-elles en oeuvre les changements nécessaires pour rendre possible le progrès ? Tous, serons-nous capables d’atteindre un niveau de conscience suffisamment élevé pour comprendre nos devoirs et nos responsabilités réciproques ?
Nous n’y parviendrons pas si les pauvres de ce monde sont dirigés par des gens comme Oussama Ben Laden, qui croient pouvoir trouver leur rédemption dans notre destruction.
Nous n’y parviendrons pas non plus si les riches sont menés par ceux qui nourrissent un égoïsme à courte vue et perpétuent l’illusion que nous pourrons éternellement revendiquer pour nous ce que nous dénions aux autres. Nous allons tous devoir changer.
Philosophes et théologiens traitent depuis fort longtemps le thème de l’interdépendance de l’humanité. Les politiques s’en préoccupent, sérieusement du moins, depuis la fin de la seconde guerre mondiale et la création des Nations unies. Mais aujourd’hui, pour les gens ordinaires, il s’agit d’une simple réalité, parce qu’elle est présente dans tous les aspects de notre quotidien. Nous vivons dans un monde où nous avons abattu les murs, aboli les distances, un monde où l’information circule.
Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 furent une manifestation de cette globalisation et de cette interdépendance, au même titre que l’explosion de la croissance économique. Nous ne pouvons pas revendiquer tous les bénéfices sans affronter aussi le revers de la médaille. C’est pourquoi il est essentiel d’appréhender la lutte actuelle contre le terrorisme dans le contexte plus large de la gestion, en général, de notre monde de l’interdépendance.
Posée le 10 septembre dernier, une question concernant les lignes de force susceptibles de définir le début du XXIe siècle aurait sans doute suscité des réponses variant selon l’endroit où vit celui qui l’aurait fournie.
Habitant d’un pays riche – et optimiste de surcroît – vous auriez peut-être parlé de l’économie globale. Elle a, au cours des trente dernières années, enrichi les pays riches et tiré de la pauvreté plus de personnes dans le monde entier qu’à aucune autre période de l’histoire. Et ceux des pays pauvres qui ont choisi le développement par l’ouverture ont connu une croissance deux fois plus rapide que ceux qui ont préféré garder leurs marchés fermés.
Ensuite, vous auriez peut-être évoqué l’explosion des technologies de l’information, parce qu’elles augmentent la productivité, qui crée la croissance. Aussi difficile à croire que cela puisse paraître aujourd’hui, lors de mon accession à la présidence, en janvier 1993, il n’existait que 50 sites sur le Web. Lorsque j’ai quitté la Maison Blanche, huit ans plus tard, il y en avait 350 millions.
Vous auriez encore éventuellement cité la révolution en cours dans les sciences, en biologie notamment, qui égalera les découvertes de Newton et d’Einstein. Le séquençage du génome humain signifie que, dans les pays jouissant d’un système de santé avancé, les mères rentreront bientôt de l’hôpital avec des bébés dotés d’une espérance de vie de quatre-vingt-dix ans. La nanotechnologie et la microtechnologie nous donnent désormais la capacité de diagnostiquer des tumeurs dont la taille ne dépasse pas quelques cellules, rapprochant ainsi la perspective de possible guérison de tous les cancers.
La recherche est engagée dans la mise au point de puces capables de reproduire le système extrêmement complexe des transmissions nerveuses d’une colonne vertébrale endommagée, faisant naître l’espoir de voir un jour des personnes paralysées depuis des années se lever et marcher.
Et puis, d’un point de vue politique, vous auriez pu prédire que le facteur dominant de ce XXIe siècle serait l’explosion de la démocratie et de la diversité. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de la moitié des peuples de la planète vivaient sous des gouvernements choisis par eux, dans des pays ouverts à l’immigration et jouissant d’économies performantes ; on assistait à une progression stupéfiante de la diversité ethnique, raciale et religieuse, preuve qu’il est possible, pour des gens issus de contextes différents, avec des systèmes de croyance différents, de vivre et de travailler ensemble.
En revanche, si vous venez d’un pays pauvre – ou si vous êtes seulement pessimiste – vous auriez peut-être déclaré que l’économie globale constitue le problème et pas la solution. La moitié des habitants de la planète vivent avec moins de 2 dollars par jour. Un milliard de gens vivent avec moins de 1 dollar. Ils sont aussi un milliard à se coucher chaque soir le ventre vide. Un quart de la planète n’accède jamais à un verre d’eau potable. Toutes les minutes, une femme meurt en couches. On prévoit une augmentation de 50 % de la population mondiale dans les cinquante années à venir, dont près de la totalité se produira dans les pays les plus pauvres et les moins aptes à faire face à la situation.
Vous auriez pu dire aussi que, malgré la croissance économique – peut-être à cause d’elle -, nous allons être confrontés à une crise de l’environnement. Les océans, qui nous fournissent l’essentiel de notre oxygène, sont en voie de détérioration rapide. Il existe déjà une grave pénurie d’eau. Le réchauffement de la planète va faire des ravages. Si, au cours des cinquante prochaines années, la Terre continue de se réchauffer au même rythme que pendant les dix années écoulées, ce sont des îles entières du Pacifique qui seront englouties ; à New York, nous perdrons plus de 1 500 mètres autour de Manhattan. Cela fera des dizaines de millions de réfugiés affamés, qui entraîneront plus de violence et plus de troubles.
Mais la crise mondiale de la santé serait peut-être arrivée en tête de liste. Une personne sur quatre meurt chaque année du sida, de la malaria, de la tuberculose ou de diverses maladies infectieuses liées à la diarrhée, presque toutes des enfants n’ayant jamais accès à un verre d’eau potable.
Le sida, à lui seul, a tué 22 millions de personnes, et 36 millions sont contaminées. On prévoit 100 millions de cas dans les cinq prochaines années si aucune action de prévention n’est entreprise. Si cela se produit, il s’agira du plus gigantesque problème de santé publique depuis la peste noire qui tua un quart de l’Europe au XIVe siècle. Si deux tiers des cas sont situés en Afrique, le taux d’augmentation le plus rapide se trouve dans l’ex-Union soviétique, petite porte de l’Europe, suivie des Caraïbes, grande porte de l’Amérique. En troisième position arrive l’Inde, la plus grande démocratie du monde, tandis que les Chinois viennent de reconnaître qu’ils ont deux fois plus de cas qu’ils ne l’avaient précédemment estimé et que 4 % seulement de la population adulte sait comment le sida se contracte et se transmet.
Même le 10 septembre, on aurait pu raisonnablement avancer que le XXIe siècle serait caractérisé par l’alliance des armes modernes et d’un terrorisme enraciné dans de séculaires haines raciales, religieuses, tribales et ethniques.
Prises ensemble, ces forces positives et négatives constituent un stupéfiant reflet du plus extraordinaire degré d’interdépendance planétaire de toute l’histoire de l’humanité.
Que faire ? En premier lieu, il nous faut gagner la bataille contre le terrorisme. Il n’existe aucune excuse, jamais, au meurtre délibéré de civils innocents pour des raisons politiques, religieuses ou économiques.
La terreur fonctionne depuis longtemps. L’Occident n’a pas toujours été exempt de reproches. Lors de la première croisade, quand les soldats chrétiens s’emparèrent de Jérusalem, ils brûlèrent une synagogue avec 300 juifs à l’intérieur et massacrèrent toutes les femmes musulmanes et leurs enfants sur le mont du Temple.
Mon pays est aujourd’hui la plus vieille démocratie ininterrompue du monde. Pourtant, cette démocratie a cohabité avec l’esclavage légal et, après l’abolition, nombre de Noirs et d’Américains indigènes furent encore soumis à la terreur et tués.
Actuellement, l’Amérique et d’autres nations développées sont confrontées à la réalité de la terreur sur leur territoire. Si nous devons absolument gagner la bataille en Afghanistan et renforcer nos défenses contre un éventuel usage d’armes biologiques, chimiques, ou nucléaires, il nous faut également trouver le moyen, avec des frontières ouvertes et des sociétés de plus en plus diverses, d’identifier et d’arrêter les gens qui viennent chez nous avec le projet de tuer. Ce sera difficile à faire sans violer les libertés civiles, dans la mesure où, en Amérique comme dans de nombreux pays, il y a des gens d’un peu partout. Mais nous le ferons.
Dans tous les conflits humains, depuis la première fois que quelqu’un est sorti d’une grotte en tenant un gourdin, l’agression est toujours victorieuse dans un premier temps. Mais ensuite, si les gens de bonne volonté agissent de façon sensée, la défense reprend l’avantage, et la civilisation avance.
Le but des terroristes est de terroriser, de faire que nous ayons peur de nous lever le matin, peur de l’avenir, peur les uns des autres. Mais aucune stratégie terroriste n’a jamais réussi à gagner à elle seule. Celle-ci échouera aussi, et il est hautement improbable que le XXIe siècle prenne autant de vies innocentes que le XXe.
La colère ne conduit pas forcément à la volonté de détruire le monde civilisé. Beaucoup de gens sont en colère parce qu’ils veulent faire partie de demain, mais trouvent la porte close.
Il me semble donc fondamental de comprendre que nous ne pouvons pas avoir un système de marché global sans une politique économique globale, une politique de santé globale, une politique d’éducation globale, une politique de l’environnement globale et une politique de sécurité globale.
Il nous faut en effet ouvrir davantage de perspectives pour les laissés-pour-compte du progrès et réduire ainsi le vivier de terroristes potentiels en augmentant le nombre de partenaires potentiels. Pour fabriquer de nouveaux partenaires, le monde riche doit accepter l’obligation qui est la sienne d’offrir plus de possibilités économiques et de contribuer à réduire la pauvreté.
Pour commencer, il devrait y avoir un nouveau train global de remise de la dette. L’année passée, les Etats-Unis et l’Union européenne, ainsi que d’autres pays, ont accordé un effacement de dettes à vingt-quatre pays parmi les plus pauvres de la planète, à condition – et à condition seulement – que tout l’argent soit consacré à l’éducation, à la santé et au développement.
Cette mesure a donné quelques résultats spectaculaires. En un an, avec l’argent économisé, l’Ouganda a doublé le taux de scolarisation primaire tout en diminuant les effectifs par classe. En un an aussi, le Honduras a fait passer la durée de la scolarité obligatoire de six à neuf ans. Depuis plusieurs années, les Etats-Unis consacrent 2 millions de dollars au financement, sous forme de prêts, de micro-entreprises dans des pays pauvres. Il faudrait passer de 2 à 50 millions.
Comme l’a montré l’économiste péruvien Hernando de Soto, la croissance économique peut exploser si les biens des pauvres bénéficient d’une protection légale, celle d’un titre de propriété sur leur habitation, par exemple, qui pourra ensuite servir de garantie pour un crédit. Si cela peut se réaliser, ce sont de nouveaux marchés entiers qui s’ouvriront.
L’année dernière, l’Amérique et l’Europe ont encore ouvert leurs marchés à l’Afrique et aux Caraïbes, ainsi qu’au Vietnam et à la Jordanie. La Chine a été admise au sein de l’OMC. Il faut aller plus loin dans cette voie.
Nous devons sans délai donner les 10 milliards de dollars réclamés par le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour combattre le sida. La quote-part de l’Amérique serait d’environ 2,2 milliards – le dixième d’un petit 1 % du budget. Infiniment moins cher que de devoir faire face plus tard à 30 millions de victimes du sida, chiffre potentiel, rien que pour l’Inde.
Le même raisonnement vaut pour le financement de l’éducation. Une année de scolarité augmente de 10 % à 20 % le revenu d’une personne dans un pays pauvre.
Il y a 100 millions d’enfants qui ne sont jamais scolarisés – dont la moitié en Afrique subsaharienne. Au Pakistan, la raison principale expliquant que toutes ces madrasas n’enseignaient pas les mathématiques, mais répandaient des idées aussi ridicules que “l’Amérique et Israël ont fait revenir les dinosaures sur terre pour tuer les musulmans”, est que les Pakistanais, dans les années 1980, n’ont plus eu les moyens de financer leurs écoles.
Au regard du prix à payer pour combattre une nouvelle génération de terroristes, la scolarisation de 100 millions d’enfants dans le monde entier est un projet peu coûteux. Et réalisable. Au Brésil, par exemple, 97 % des enfants sont scolarisés parce que le gouvernement verse une allocation mensuelle à un tiers des mères de famille les plus pauvres quand leurs enfants vont à l’école.
La guerre en Afghanistan coûte environ 1 milliard de dollars par mois à l’Amérique. Avec 12 milliards par an, l’Amérique pourrait payer plus que sa juste part dans tous les programmes que je viens d’évoquer.
Les pays pauvres ont aussi un devoir : celui de promouvoir la démocratie, les droits de l’homme, et un bon gouvernement. Les démocraties ne financent pas le terrorisme et tendent plutôt à respecter les droits de l’homme. A cette fin, nous devons encourager le débat en cours dans le monde musulman, un débat qui revient régulièrement depuis mille trois cents ans, sur la nature de la vérité, la nature de la différence, le rôle de la raison et la possibilité d’un changement positif, sans violence.
Celui qui, ces derniers temps, avait oeuvré avec le plus de succès à la conciliation de la foi et des impératifs de la vie moderne, le roi Hussein de Jordanie, est, hélas ! mort récemment. En 1991, il avait su galvaniser tous les éléments de la société jordanienne et offrir à son pays un véritable Parlement, avec des élections régulières où tout le monde, y compris les fondamentalistes, pouvait être candidat, à condition d’accepter de ne pas imposer de limites aux droits des autres.
Que la Jordanie, pays pauvre, jeune, à majorité palestinienne, petit dans un environnement géographique sensible, soit néanmoins aujourd’hui le pays du Moyen-Orient le plus stable politiquement ne relève pas du hasard. C’est qu’il a opté pour la démocratie, en imposant le respect mutuel ainsi que la part faite au raisonnement et aux débats. Ceux d’entre nous qui souhaitent entretenir de bonnes relations avec le monde islamique doivent soutenir ce type de modération et cette évolution vers la démocratie.
Si l’interdépendance doit être un bien plutôt qu’un mal pour le XXIe siècle, il nous faut admettre que notre héritage commun en tant qu’humains est plus important que nos différences. Là est la bataille pour l’âme du XXIe siècle. Mais l’histoire a montré combien cette notion est difficile à percevoir.
Dans le temps de ma vie, Gandhi a été assassiné non par un musulman en colère, mais par un hindou en colère. Parce que Gandhi voulait une Inde pour les musulmans, les jaïns, les sikhs et les hindous. Il y a vingt ans, Anouar Al Sadate a été assassiné non par un commando israélien, mais par un Egyptien en colère qui pensait que Sadate n’était pas un bon musulman. Parce que Sadate voulait séculariser l’Egypte et faire la paix avec Israël. Mon ami Itzhak Rabin, l’un des hommes les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de connaître, a été assassiné non par un terroriste palestinien, mais par un Israélien en colère qui pensait que Rabin n’était ni un bon juif ni un Israélien loyal. Parce que Rabin voulait mettre un terme à deux générations de guerre et de morts, au bénéfice d’une paix stable qui donnerait une terre aux Palestiniens et reconnaîtrait leurs intérêts à Jérusalem.
Ceux d’entre nous qui ont le plus reçu doivent montrer le chemin, pour que nous soyons tous chez nous dans ce monde sans barrières.
Le président George W. Bush a clairement énoncé que l’Amérique et l’Occident ne sont pas les ennemis de l’islam. Il nous faut rappeler aux musulmans, partout dans le monde, que la dernière fois que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont fait usage de la force militaire, c’était pour protéger la vie de musulmans pauvres en Bosnie et au Kosovo ; que dix-huit Américains ont perdu la vie en Somalie en tentant d’arrêter Mohammed Farah Aidid, qui avait assassiné vingt-deux soldats des forces de paix des Nations unies, des Pakistanais.
Il nous faut dire aux musulmans en colère une chose qu’apparemment ils ignorent : en décembre 2000, les Etats-Unis ont proposé un accord qui, dans les termes les plus définitifs, instaurait un Etat palestinien (Cisjordanie et Gaza) et garantissait la protection des intérêts palestiniens et musulmans à Jérusalem et sur le mont du Temple. Israël avait accepté ce plan, mais l’OLP a dit non.
Afin de prouver que l’islam n’est pas notre ennemi, l’Union européenne et les Etats-Unis doivent se remettre à la tâche pour construire une paix durable au Moyen-Orient.
par Bill Clinton
https://www.lemonde.fr/archives/article/2002
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Cartano. © 2002, Global
Viewpoint Los Angeles Times Syndicate International.
Bill Clinton est ancien président des Etats-Unis.
— cattan (@sarahcattan_) May 30, 2024
Poster un Commentaire