Tous les hommes sont fous ; il faut, pour n’en point voir,
S’enfermer dans sa chambre et briser son miroir
Marquis de Sade
Des adolescents grimés, un gros n’œil se substituant au téléphone, un programme chinois, une musique aussi ringarde que prétendument psychédélique, et des sous-titres expliquant qu’ils sont au ciel après avoir été gazés, brûlés vifs, torturés, et plus…. si affinités.
L’affaire avait fait grand bruit, surtout en Israël et aux Etats-Unis, épinglant Tik Tok et ses dérives et dénonçant ce qui s’est – sans pudeur ni dignité – intitulé « The Holocaust Challenge ». Après les seaux (sots ?) glacés, en effet quel plus beau défi…
Il faut bien en convenir, qu’en cette douce période traversée bon gré mal gré collectivement, armés de nos innombrables gadgets, l’œil n’a jamais été si omniprésent et finalement jamais aussi insaisissable. L’Histoire de l’œil sans histoire. Il faut bien en convenir également que nos adolescents partagent avec les schizophrènes une franche capacité à percevoir les béances psychiques de nos sociétés et à les mettre en avant avec un art pourvu d’une grande originalité !
Donc reprenons.
Pyjama rayé, visage tuméfié, musique criarde, je pose mon téléphone, je me regarde, je me refais peut-être une petite beauté, je remets du noir sous un œil, rougis davantage ce qui passe pour un coup de poing sous ma paupière, je me regarde à nouveau, je pose le téléphone. Est-ce que le point de vue est bon ? Peut-être faudrait-il reculer la caméra. Ou ajouter un couteau dans le dos ? Mais est-ce que les juifs avaient aussi des schlass, en plus des rayures ? Là aussi, certainement, c’est une question de point de vue.
Ce qui est étonnant, et en cela, les schizophrènes le savent bien, c’est que justement, s’il y a la vue et la jouissance de l’étendue, il n’y a en revanche dans ces démonstrations jobardes aucun point stable et distinct à partir duquel le regard peut se projeter. D’où se regardent finalement ces adolescents ? De quel œil ? L’œil qui filme, se filme, s’observe, celui qui reluque et guigne la barbarie, l’œil de celui qui sans perspective ni regard se mire dans le néant ?
Des chaussures sans pieds, des livres sans lettres, des hôpitaux sans médecins, des caméras sans visées, des idées sans pensée, des rires sans humour.
On est loin des « sans chemises et sans pantalon », dont le sang coulait d’un corps, et non d’un cadavre pestilentiel.
L’œil aveugle qui ne distinguerait plus sa droite de sa gauche, l’œil aveugle qui ne reconnaitrait plus son frère, comme le disait André Chouraqui à propos de « la ténèbre ». L’œil instable sans point de mire, on ne sait de quel lieu il regarde, ni vers où. Sans distinction pour l’un comme pour l’autre.
En sommes-nous déjà là ?
La jouissance d’une vue étendue que Sade avait décrite avec toute la force, la perversion de son époque mais aussi son courage, son érudition, ne tremblait pas devant l’horizon qu’elle prétendait regarder. En face à face.
Les fous ou furieux qu’ils avaient imaginés pouvaient encore, si ce n’est pour briser le miroir, se regarder dans les yeux.
On pensait d’un point à l’autre, et la Révolution se regardait aussi face à sa Terreur.
« La Tora, l’enseignement d’Israël, est un enseignement de la différenciation. De même que la Création se fonde sur la distinction – spatiale entre les eaux supérieures et les eaux inférieures, temporelle entre le jour et la nuit, etc.. l’humain, situé au terme de la Création, étant lui-même divisé entre l’homme et la femme – ainsi dans la Révélation, il est commandé à l’homme de différencier : entre Dieu et les idoles, entre les vrais et les faux prophètes, entre le pur et l’impur, entre le bien et le mal, entre le saint et le profane, entre ce qui correspond à Dieu et ce qui ne correspond pas à lui. Il n’y a pas de place ici pour une pluralité indéterminée[1]« .
Est-ce pourquoi aussi nous sommes aujourd’hui honnis ? Nous seuls, ironiquement « séparés » du vaste Tout. Si le wokisme (qui partage avec les woks chinois le goût de l’âpre et du gluant) atteste qu’un homme peut être aussi femme, voire ni l’un ni l’autre, un juif pourtant, à l’unanimité, reste juif. Rejeté de ce monde frais et bucolique où nulle séparation démêle l’homme de l’animal.
Mais ce Commandement à la distinction n’est-il pas, au fond, la « résistance » par excellence à la fascination entêtante pour la mort ? Cet effort auquel il faut se soumettre à chaque instant pour distinguer le jour de la nuit, à chaque menu instant ? Et sans aucun répit. Car l’œil ne pourrait s’égarer. En s’égarant, il perd son unique bien, cette terre de l’esprit et de l’espoir qu’est sa Thora. Et que la vie revêt à chaque souffle. Cet homme qui résiste depuis deux mille ans n’est-il pas aujourd’hui encore encouragé à sortir du champ. Du cadre de la caméra. De l’œil sans regard.
Ce monde du tohu -bohu, où il importe peu que le noir fût blanc ou inversement, ne prédit rien de bon. Et ces adolescents dans leur grande bêtise nous en avertissent. Leur sinistre vidéo annonçaient déjà les « mains en sang », les sardoniques déclarations, les indignations aussi viles que « virales » ou les condamnations unilatérales, qui se suivent depuis ce 7 octobre.
En janvier 1944, les « Cahiers Juifs », l’un des journaux juifs les plus éclairés, écrivait cependant :
« Les juifs étaient dispersés de par le monde, non seulement matériellement, mais spirituellement, quand a sonné le brusque réveil claironné par le nazisme. L’orage hitlérien peut passer, dans un an, deux ans, ou davantage. Les juifs du monde retourneront à leurs occupations avec un soupir de soulagement en se disant : « Ouf c’est passé ! ». Et l’on retombera dans la vieille ornière. Certains qui n’ont rien appris des événements continueront à prôner l’assimilation comme panacée. D’autres, les plus nombreux, erreront de-ci, de -là, sans direction ni but. Hitler n’est qu’un épisode, tragique sans doute, mais contingent. Le problème juif n’est pas né avec lui. [2]»
On mesure toujours mal son siècle, son époque, son lieu de regard et de pensée, on mesure mal son passé, la trace que l’on objecte au présent qui pourtant creuse déjà, et si l’on résiste sans doute trop tard, on s’aveugle toujours bien assez tôt.
Tentons de nous réveiller à temps, mit hak un pak, avec hache et ballots, comme on dit en yiddish !
https://forward.com/life/453099/teens-keep-cosplaying-as-holocaust-victims-on-tiktok
© Daniella Pinkstein
Notes
[1] Martin Buber, Le message hassidique
[2] « Traçons notre route ! », Cahiers Juifs, janvier 1934
— cattan (@sarahcattan_) May 8, 2024
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