« Ma bister ! » – « Souviens-toi ! » en romani
« J’aime écouter les roues chanter quand nous voyageons, et la pluie taper sur le toit de la roulotte. C’est ma musique, quand je l’entends les paroles arrivent toutes seules dans ma tête. »
« Je suis une Tsigane de la forêt, la nature c’est toute ma vie. […] Je ne suis pas poétesse, si j’écris, c’est juste comme ça. […] Vous faites de moi une femme célèbre. J’en suis très fière, bien que je ne le mérite pas. » Papusza (Papusza signifie « poupée » en polonais, c’est le petit nom que sa mère lui donnait)
Le dossier personnel d’Antonie Siegmayer, née le 12 juin 1932, établi par la Police criminelle de Moyenne Franconie, illustre à la fois la complexité des critères et le caractère radical des mesures. Ce dossier de neuf pages s’ouvre sur un rapport circonstancié du docteur Ritter, directeur du Centre de recherches en hygiène raciale et biologie des populations, pour expliquer que l’enfant est une Zigeunermischling (demi-tsigane). Le 12 juin 1944, Antonie Siegmayer fut déportée à Auschwitz par l’application du décret du 16 décembre 1942 dit Auschwitz-Erlass pris par Himmler. Elle fut inscrite sous le matricule Z-10803 ; on ne sait rien de son destin ultérieur. Des copies de son dossier avaient été transmises au Bureau de déclaration de domicile, aux services de l’état civil, à la direction de la Police criminelle de Munich et enfin à la Gestapo de Nüremberg-Fürth. En pleine guerre totale, le dossier de cette fillette qui ne mettait certainement pas en danger la sécurité du Reich, a retenu l’attention d’au moins une dizaine de fonctionnaires, sans compter les dactylos ! « L’avènement politique des Roms (Tsiganes) et le génocide. La construction mémorielle en Allemagne et en France », Henriette Asséo.
Samudaripen, mot romani. Sa-mudar-ipen. Mudare : il tue d’où mudaripen, le meurtre. Mudarel (racine indo-européenne, voir meurtre, murder). Le suffixe ipen marque la construction des substantifs. Le préfixe sa (un pronom indéfini) : tout. Samudaripen : tout tuer. Contrairement au mot Shoah, Samudaripen est sans spécificité : c’est le meurtre de masse des Tsiganes mais aussi de tout peuple, contrairement à Shoah qui renvoie spécifiquement au meurtre de masse du peuple juif. Dire « la Shoah des Juifs » relève du pléonasme.
Cet article n’est qu’une ébauche avec quelques points de repères, comme autant de « Je me souviens », dans un sujet qui n’a pas été assez étudié.
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Le 3 août est une date anniversaire pour les Roms. En effet, dans la nuit du 3 août 1944 tous les Roms du Zigeunerfamilienlager ont été gazés.
Le film de Göran Olsson et David Aranovitch, « L’Holocauste des Tsiganes, mémoires de survivants », des témoignages de Roms originaires d’Europe orientale, centrale et balkanique. Le triangle concentrationnaire des Tsiganes : marron dans certains camps, noir dans d’autres camps, pour les Tsiganes mais aussi, plus généralement, pour les « asociaux ». La structure de ce film évoque « Shoah » de Claude Lanzmann.
Claire Auzias : « Dans la tradition lointaine, le peuple tsigane n’est pas un peuple du souvenir, mais de l’oubli : un peuple de la vie sans cesse réinventée au présent. »
L’histoire des Tsiganes est pleine de persécutions, mais le pire reste pour eux la période 1939-1945 ; c’est le Samudaripen, avec un S majuscule. Leurs principaux bourreaux : les nazis et le régime d’Ante Pavelić le Croate. Voir l’histoire du camp de Jasenovac.
Les estimations quant au nombre de Tsiganes exterminés au cours de la Deuxième Guerre mondiale varient entre 250 000 et 500 000.
La solidarité de Simon Wiesenthal ou d’Elie Wiesel envers les Tsiganes victimes du Samudaripen.
Ian Hancock (Yanko le Redžosko en romani), rom américain dont je me suis promis d’étudier la vie et l’œuvre. On peut lire à UT Experts (The University of Texas at Austin) : “He publishes and lectures widely on Romani civil and human rights, and on the fate of the Romani victims of the Holocaust. On campus, he directs the Romani Archives and Documentation Center. His publications include “We Are the Romani People,” “A Handbook of Vlax Romani,” “The Pariah Syndrome: An Account of Gypsy Slavery and Persecution,” and “International English Usage.” He is currently writing three new books: on the construction of identity, on the linguistic and historical origins of the Romani people and a grammar of the Maskogo Creole language spoken in south Texas.
Il y a dans « La Trêve » (La Tregua) de Primo Levi des passages qui évoquent un enfant d’environ trois ans que les déportés d’Auschwitz ont surnommé Hurbinek, un enfant-symbole du Samudaripen. Hurbinek… Aucun déporté ne parvient à comprendre un seul des mots que prononce cet enfant, alors que toutes les langues d’Europe sont parlées par ces déportés. Hurbinek mourut début mars 1945. Il ne reste rien de lui mais il « témoigne à travers mes paroles » écrit Primo Levi.
Myriam Novitch, rescapée du ghetto de Varsovie, une porte-parole de la mémoire des Roms.
Zigeuner, l’équivalent allemand de Tsiganes, soit le terme nazi employé pour désigner ce peuple dans son ensemble. Le Z tatoué sur l’avant-bras des déportés, un Z suivi d’un numéro.
L’idéologie anti-tsigane n’a pas été élaborée de bout en bout par l’Allemagne nazie qui s’est contentée de la théoriser avec soin avant de l’appliquer avec l’aide de l’anthropologie, une science de l’inégalité des races devenue après la Deuxième Guerre mondiale une science pour la libération des peuples. L’école de linguistique allemande a identifié à la fin du XVIIIème siècle le romani comme un prakrit (bas-sanskrit très proche du hindi), ce qui a placé l’idéologie indo-aryenne dans une position délicate ; les idéologues nazis la remplaceront par l’indo-germanisme.
Un homme redoutable pour les Tsiganes, Alfred Dillmann, auteur du Zigeunerbuch, une commande officielle. En 1905, Alfred Dillmann publie à Munich son ouvrage systématique, « Le Livre des Tsiganes », basé sur plus de cent ans de documentation policière, donnant les surnoms, les lieux préférés, les occupations et les traits caractéristiques de différents « clans ». À partir de ce moment, la délivrance du Wandergewerbeschein (permis d’exercer un commerce itinérant) multiplie les polémiques entre les Tsiganes et les autorités locales chargées de réguler leurs activités.
Le livre d’Alfred Dillmann est structuré en trois parties : 1. Une introduction où sont détaillés les mécanismes juridiques destinés à lutter contre le peuple rom. 2. Un épais registre où sont répertoriés plus de cinq mille Roms, avec nombre de précisions sociologiques et physiques sur chacun d’eux. 3. Une suite de photographies prises par la police de Munich.
La poétesse Bronisława Wajs, dite Papusza (1908/1910 ? – 1987)
Les nazis instrumentalisent l’anthropologie allemande à leurs fins. Voir Wilhelm Emil Mühlmann et la raciologie (Rassenkunde). Voir Robert Ritter et Eva Justin, responsables des examens « biologiques-raciaux ».
Pologne, pays de destruction des Juifs mais aussi des Roms qui sont parqués dans des ghettos (notamment à Varsovie et Lodz) avant déportation. Au printemps 1950, le recensement de la population polonaise indiquait entre quinze mille et vingt mille Roms dont trois-quarts d’itinérants. La Pologne a été vidée de ses Juifs comme elle l’a été de ses Roms. Printemps 1942, début de l’extermination. Enfermés dans le ghetto de Varsovie depuis 1941, les Roms sont transportés vers Treblinka. Lire la poétesse Bronisława Wajs, dite Papusza (1908/1910 ? – 1987). Dans « Papusza, la voix d’un monde perdu » de Jean-Yves Potel, on peut lire : « Poétesse tsigane et Polonaise, Bronisława Wajs Papusza (1908-1987) naît et grandit à l’Est de la Pologne actuelle, dans un tabor, c’est-à-dire dans un campement nomade. Sa famille appartient au groupe tsigane le plus nombreux, en ce début du XXe siècle, les Polska Roma, des itinérants des plaines. Mariée très jeune à Dionizy Wajs qui est son aîné de vingt-six ans, elle rejoint une famille de musiciens. Ce sont des harpistes. Ils jouent avec des violonistes en petit ensemble, pour des bals et des mariages ; ils voyagent à travers un vaste espace aujourd’hui en Ukraine, Biélorussie et Lituanie, situé entre deux grands fleuves, le Bug et le Niémen. » Et plus loin : « La vie et l’œuvre de Papusza nous intéressent, aujourd’hui plus que jamais. Elles incarnent un certain destin des Tsiganes en Europe, à la fois la puissance d’une culture et d’une tradition, et la tragédie d’une destruction et d’une perte. On y trouve d’abord une atmosphère. Le monde de Papusza est présent dans tous ses textes, avec la forêt, le soleil, les routes, les rivières et les lacs, les oiseaux qui emportent ses chants. Il nous charme. Elle y est très attachée. Sa famille y a voyagé pendant des générations, travaillant et jouant de la musique pour les « Seigneurs » polonais. Un Wajs aurait même joué de la harpe à la cour royale ! Libres de circuler, les Polska Roma côtoyaient sur leur vaste territoire, outre des paysans polonais asservis, des Juifs, des Ukrainiens, des Russes et d’autres voyageurs. C’était leur terre, leur « pays » a souvent dit Papusza : « Terre des bois noirs, ô ma terre, / tu es notre mère à tous, / mère riche et belle. » A ceux qui mettaient en doute cet attachement, Jerzy Ficowski répondait : « Papusza était une Polska Roma, elle était liée depuis des générations au pays de sa naissance et de ses ancêtres. (…) Elle n’a jamais voyagé hors de Pologne, son expérience et sa mémoire ne concernaient que ces territoires polonais. » Papusza savait ce monde menacé, terriblement menacé, et sa poésie témoigne de ce sentiment, de ce pressentiment.
Quelques précisions sémantiques :
Rom, soit homme en romani. Rom, masculin-singulier ; Roma, masculin-pluriel ; Romni, féminin-singulier ; Romnia, féminin-pluriel.
Les Sinti (singulier Sinto), mot employé en Allemagne pour désigner les Roms.
Le peuple tsigane est constitué de trois groupes : les Sinti (soit la branche nordique, comme le sont les ashkénazes pour les Juifs), les Gitans (soit la branche méridionale, comme le sont les séfarades pour les Juifs), les Roms (soit la branche d’Europe orientale). La désignation « Rom » peut être utilisée pour désigner l’ensemble du peuple tsigane.
© Olivier Ypsilantis
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