Ils étaient 4 115 enfants. Ils ont été livrés aux nazis lors de la rafle du Vel d’Hiv. Aucun n’est revenu. Leurs bourreaux ne voulaient qu’ils n’en restent aucune trace, aucun souvenir, des noms tracés dans l’eau.
Mais nous avons vaincu les nazis, conservé la mémoire des enfants et contredit les bourreaux : nous avons inscrit les noms dans la pierre.
Nous avons cru que cela suffirait. Que de la connaissance naîtrait un vrai “Plus jamais ça”. Nous nous sommes trompés, lourdement.
Le savoir ne protège de rien s’il n’est pas transmis, porté, si on ne le fait pas vivre, s’il ne débouche pas sur de l’action politique, s’il ne devient pas mémoire commune et volonté partagée. Sinon les monstres reviennent. Ils changent juste de peau.
Pourquoi la dégradation de cette stèle me fait aussi mal ? Parce qu’elle me rappelle trop qu’on ne peut jamais se débarrasser des âmes grises. De l’extrême-droite à l’islamisme en passant par les nouveaux racistes, l’antisémitisme reprend de la vigueur. Quand il s’en prend à des stèles consacrées à des enfants, il montre bien que sa violence n’épargnera personne et que nul ne sera à l’abri. Il n’y a même plus d’idée d’innocence. La seule différence est entre ceux qui ont le droit de vivre et ceux qui n’ont plus que celui de mourir.
Quand j’ai vu cette stèle profanée, un texte m’est revenu en mémoire. Un texte que je n’ai pas relu depuis fort longtemps car j’aime tellement l’écriture de Jorge Semprun que j’arrive à affronter l’horreur en m’accrochant à ses mots. Mais plus je vieillis, plus j’ai du mal à remonter, alors moins je le relis. Pourtant cet extrait-là est inscrit au fer rouge dans ma mémoire et je n’oublierai jamais ces deux enfants dont le plus grand a su remettre l’humanité au coeur de l’horreur, même si l’horreur l’a emporté. Céline Pina
***
“Un jour, dans un de ces wagons ou il y avait des survivants, quand on a écarté l’entassement de cadavres gelés, collés souvent les uns aux autres par leurs vêtements gelés et raides, on a découvert tout un groupe d’enfants juifs […].
Et les S.S., d’abord, ont eu l’air embêtés, comme s’ils ne savaient que faire de ces enfants de huit à douze ans, à peu près, bien que certains, par leur extrême maigreur, par l’expression de leur regard, eussent l’air de vieillards. Mais les S. S., aurait-on dit tout d’abord ne savaient que faire de ces enfants et ils les ont rassemblés dans un coin, peut-être pour avoir le temps de demander des instructions, pendant qu’ils escortaient sur la grande avenue les quelques dizaines d’adultes survivants de ce convoi-là […].
Les S. S. sont revenus en force, avec des chiens, ils riaient bruyamment, ils criaient des plaisanteries qui les faisaient s’esclaffer. Ils se sont déployés en arc de cercle et ils ont poussé devant eux, sur la grande avenue, cette quinzaine d’enfants juifs.
Je me souviens, les gosses regardaient autour d’eux, ils regardaient les S. S., ils sont du croire au début qu’on les escortait simplement vers le camp, comme ils avaient vu le faire pour leurs aînés, tout à l’heure.
Mais les S. S. ont lâché les chiens et ils se sont mis à taper à coups de matraque sur les enfants, pour les faire courir, pour faire démarrer cette chasse à courre sur la grande avenue, […] et les enfants juifs, sous le coups de matraque, houspillés par les chiens sautant autour d’eux, les mordant aux jambes, sans aboyer, ni grogner, c’étaient des chiens dressés,
Les enfants juifs se sont mis à courir sur la grande avenue, vers la porte du camp. Et les enfants couraient, avec leurs grandes casquettes à longue visière, enfoncées jusqu’aux oreilles, et leurs jambes bougeaient de façon maladroite, à la fois saccadée et lente, comme au cinéma quand on projette de vieux films muets, comme dans les cauchemars où l’on court de toutes ses forces sans arriver à avancer d’un pas, et cette chose qui vous suit va vous rattraper, elle vous rattrape et vous vous réveillez avec des sueurs froides, et cette chose, cette meute de chiens et de S. S. qui courrait derrière les enfants juifs eut bientôt englouti les plus faibles d’entre eux, ceux qui n’avaient que huit ans, peut-être, ceux qui n’avaient bientôt plus la force de bouger, qui étaient renversés, piétinés, matraqués par terre, et qui restaient étendus au long de l’avenue, jalonnant de leurs corps maigres, disloqués, la progression de cette chasse à courre, de cette meute qui déferlait sur eux.
Et il n’en resta bientôt plus que deux, un grand et un petit, ayant perdu leurs casquettes dans leur course éperdue, et leurs yeux brillaient comme des éclats de glace dans leurs visages gris, et le plus petit commençait à perdre du terrain, les S. S. hurlaient derrière eux, et les chiens aussi ont commencé à hurler, l’odeur du sang affolait, et alors le plus grand des enfants a ralenti sa course pour prendre la main du plus petit, qui trébuchait déjà, et ils ont fait encore quelques mètres, ensemble, la main droite de l’aîné serrant la main gauche du plus petit, droit devant eux, jusqu’au moment où les coups de matraques les ont abattus, ensemble, face contre terre, leurs mains serrés à tout jamais.
Les S.S. ont rassemblé les chiens et ils ont refait le chemin en sens inverse, tirant une balle, à bout portant, dans la tête de chacun des enfants tombés sur la grande avenue, sous le regard vide des aigles hitlériennes.”
J. Semprún, Le grand voyage, Gallimard, 1963, p. 195-197.. »
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