Israël-Gaza : comment la guerre au Proche-Orient s’invite au Palais de Tokyo
Après la démission d’une de ses mécènes, le Palais de Tokyo affronte des critiques autour de sa programmation jugée “trop orientée” et plus particulièrement d’une exposition liée à la cause palestinienne. L’institution botte en touche, mais la controverse dévoile des ratés en matière de médiation et de pédagogie. Enquête.
C’est un débat qui aurait dû avoir lieu entre les murs d’un musée. Et pourquoi pas du Palais de Tokyo ? À la place, il s’est manifesté sous une publication Instagram. À distance, et par camps interposés. Près de 600 commentaires et un peu plus de 13 000 “likes” pour une simple “Lettre de démission du Conseil d’administration des Amis du Palais de Tokyo”. On a connu des annonces plus racoleuses. Mais ces quelques lignes ont percé à jour les tensions idéologiques qui divisent le monde de l’art contemporain.
Ce coup d’éclat, on le doit à Sandra Hegedus, mécène et membre historique des Amis du Palais de Tokyo. Cette association, créée en 2002, sert à apporter un soutien moral et financier au centre d’art contemporain – environ 500 000 euros réunis en 2023, selon plusieurs sources. Mais dans sa publication du 5 mai dernier, la collectionneuse brésilienne détaille les raisons de son départ.
UNE EXPOSITION « BRAS DE PROPAGANDE »
Sandra Hegedus reproche au Palais de Tokyo son “orientation très politique” et une programmation partiale “dictée par des Causes » marquées à gauche telles que “le wokisme ou l’anti-capitalisme” au détriment, dit-elle, de la “diversité de pensée”. Pour exemple, la mécène cite “la dernière exposition sur la Palestine” en référence à “Passé Inquiet. Musées, exil et solidarité” en cours jusqu’au 30 juin prochain.
“Cette exposition n’est pas artistique mais politique et partisane avec une vision unilatérale des choses. Et cette posture politique devient un bras de propagande ” maintient Sandra Hegedus, contactée par téléphone. Propagande. Le mot est lâché. Est-il pour autant justifié ?
Inauguré courant février, “Passé inquiet” plonge dans l’Histoire de l’engagement des artistes. Peu d’œuvres d’art en tant que telles, mais beaucoup de manifestes, des photographies, de films et d’affiches reproduites, témoignant de la mobilisation artistique contre les différents impérialismes du XXème siècle.
Sont cités la dictature au Chili, l’apartheid en Afrique du Sud mais aussi et surtout la cause palestinienne, traitée sur presque deux tiers du parcours. A l’épreuve d’archives sur des journées (Vincennes, 1976) ou des expositions (Beyrouth, 1978) en soutien à la Palestine, “Passé Inquiet” présente certaines pièces controversées : parmi elles, Home, un fascicule illustré à destination des enfants (Zakaria Tamer,1974) incite à la résistance armée : “L’ennemi du Palestinien est celui qui occupe sa maison (…) Le Palestinien retrouvera son foyer par la lutte et le sacrifice.” Nous n’avons trouvé aucun élément de médiation venant contextualiser, interpeller ou interroger cette pièce. D’autres, comme des passages du documentaire militant et à charge L’Olivier : qui sont les Palestiniens ? (Collectif Cinéma Vincennes, 1976) font mention du “terrorisme” de l’État israélien.
« LE PALESTINIEN RETROUVERA SON FOYER PAR LA LUTTE ET LE SACRIFICE », EXPLIQUE CE LIVRET POUR ENFANTS DE 1974.
En tant qu’association indépendante, les Amis du Palais de Tokyo n’est pas tenue de commenter la programmation ou le contenu des expositions présentées. Sandra Hegedus l’affirme elle-même : “Ce n’est pas notre rôle d’interférer dans ce qui est montré. Je n’essaye donc pas de censurer mais je préfère m’en aller ». Selon le Quotidien de l’art, son président, Philippe Dian a d’ailleurs rappelé “son soutien au projet porté par le Palais de Tokyo” sans plus de détails. Il reste donc difficile de convaincre les membres de l’association de s’exprimer sur le bien fondé de la programmation, en particulier sur cette exposition.
Les quelques voix qui en parlent le font à titre strictement personnel : “C’est important de prendre position dans l’art contemporain, mais avec une transmission qui doit être juste. Ce que je reprocherai à « Passé Inquiet » c’est l’absence de médiation nuancée. Quand on met des œuvres aussi engagées, il faut pouvoir donner aux gens qui viennent, une contextualisation qui l’explique. On ne peut pas présenter des œuvres et laisser le visiteur se débrouiller avec ça.” estime Tim Newman, membre des Amis.
Présentée comme une exposition documentaire, “Passe Inquiet” revendique, dès l’entrée de la visite, une démarche “d’enquête” à l’origine du projet. Un terme fort qui implique une impasse méthodologique importante : dans une enquête, la pédagogie, la contextualisation et même le contradictoire sont nécessaires, de surcroît lorsque le propos traite moins de l’art que de l’engagement artistique.
Ainsi, parmi les nombreux cartels qui croisent l’engagement des artistes à la résistance palestinienne, des éléments historiques essentiels manquent à l’appel, parmi lesquels une définition précise et documentée du sionisme ou du statut de l’Organisation de libération de Palestine (OLP) : fondée en 1964, l’organisation est évoquée à plusieurs reprises et à l’origine de plusieurs oeuvres de commandes présentées dans l’exposition. L’OLP a longtemps explicitement privilégié la lutte armée et le terrorisme comme moyen d’action, y compris à l’encontre de civils, avant d’y renoncer. Elle n’est reconnue par l’ONU comme représentante des intérêts de la cause palestinienne que depuis 1988, date où elle renonce à sa charte appelant à la destruction de l’Etat d’Israël.
Depuis la déclaration de Sandra Hegedus, nombreuses sont les tribunes collectives, les associations d’artistes et les figures du milieu qui ont apporté leur soutien au Palais de Tokyo. Aucune ne s’est penchée sur le contenu, en tant que tel, de l’exposition visée. Dans sa lettre de soutien au musée, l’Association française du développement des centres d’art contemporainrappelle pourtant le devoir de “rigueur intellectuelle et de contextualisation des faits” des institutions artistiques.
Le directeur du Palais de Tokyo, Guillaumes Desanges a aussi réagi : dans un communiqué, il défend la programmation du musée en des termes opaques : “Des motifs et des humeurs abordés par le biais de tensions fécondes. Des utopies qui déchirent des ciels encombrés. Des fatigues qui réveillent et des espaces de repos qui résistent activement. Des désirs malgré la violence.” Contacté, il précise sa pensée, reconnait l’exposition d’oeuvres partisanes mais estime que l’équipe du centre d’art “ a fait le nécessaire pour que Passé Inquiet soit comprise dans son contexte historique.”
LE PALAIS DE TOKYO « REFLET DES PRÉOCCUPATIONS DES ARTISTES »
Pensée par Kristine Khouri et Rasha Salti, deux commissaires d’exposition externes, “Passé Inquiet” a été inauguré cinq mois après les massacres du 7 octobre et le début de la guerre à Gaza. En exposition itinérante, elle traverse les musées depuis plus de dix ans. Sa programmation au Palais de Tokyo, initiée par Guillaume Desanges au moment de sa prise de fonctions, date, elle, d’il y a deux ans.
Ces derniers mois, l’actualité ne s’est d’ailleurs pas arrêtée aux portes des institutions culturelles. D’autres tribunes collectives ont signé l’indignation d’artistes et de professionnels du milieu face aux bombardements à Gaza, parfois avec une perception anecdotique ou minimisée des tueries du 7 octobre. En avril, plus de 9000 artistes et plusieurs manifestations ont également demandé “l’exclusion de l’État d’Israël” de la Biennale de Venise, plus grande manifestation d’art contemporain au monde.
“Passé Inquiet” intervient dans ce contexte – tout comme l’intervention de Sandra Hegedus, qui assume son engagement en faveur d’Israël. Pour seule référence à l’actualité, l’exposition se décharge en quelques mots timides : “Une partie de cette exposition résonne de manière inattendue avec l’actualité tragique au Moyen-Orient. Les curatrices et le Palais de Tokyosouhaitent exprimer leur solidarité avec toutes les populations civiles touchées par cette tragédie.”
Mais alors que le conflit au Proche-Orient déchire le débat public depuis des mois, l’institution a-t-elle songé à des aménagements spécifiques dans l’exposition ? À un plus gros travail de médiation ? À un cycle de conférences, de tables rondes avec des paroles différentes d’artistes ou d’historiens pour garantir un encadrement solide du sujet ? Sur le site du Palais de Tokyo, seuls des créneaux de visites guidées accompagnent l’agenda de l’exposition mais aucun médiateur se tient en permanence à disposition du public. Ce fut pourtant le cas lors d’autres expositions comme celles de Miriam Cahn dont l’une des peintures a été vandalisée.
Nous n’avons pas trouvé d’évènements ou activités programmés par le Palais de Tokyo, susceptibles d’apporter un contradictoire à l’exposition. Guillaume Desanges persiste mais reste attentif : “ Je crois que notre médiation est à la hauteur. Ceci étant, ce n’est pas une science exacte. Il y a toujours un part d’expérience qui peut heurter et demande de s’ajuster en permanence, à rester dans l’auto-critique.”
Sandra Hegedus impute justement la nouvelle “orientation très politique” à la direction de Guillaume Desanges, et perçoit la diffusion de “propos racistes, violents” et antisémites” au sein de l’exposition comme “la goutte d’eau”. Si le directeur assume une ligne engagée “reflet des préoccupations des artistes”, il hausse le ton, intransigeant. “Je ne peux pas laisser dire que la programmation du Palais de Tokyo est antisémite.”
La polémique s’inscrit aussi dans un contexte sensible, pour les instutions culturelles. Plusieurs tribunes ont rappelé les tentatives d’intimidations et de censures. “Sandra Hegedus n’a pas appelé à la censure mais elle sait l’impact qu’a sa prise de position. Sa déclaration a été relayée et soutenue sur les réseaux sociaux” regrette Marty de Montereau, un ancien des Amis.
Comme plusieurs membres du Palais de Tokyo qui souhaitent rester anonymes, il s’étonne du positionnement de la mécène, connue pour avoir soutenue de nombreux artistes très politisés. Avec son association SAM Art Projects, Sandra Hegedus a notamment participé à l’exposition de l’artiste Maxwell Alexandre. En 2021, l’artiste brésilien incitait les minorités sexuelles et ethniques à investir “les lieux blancs” pour mener des luttes sociales.
Plusieurs galeries et figures du monde l’art ont néanmoins apporté leur soutien à la mécène, déplorant leur lassitude à l’égard d’une proposition culturelle qu’ils jugent de plus en plus politique et de moins en moins artistique : “La sélection des artistes ne dépend plus de leur œuvre mais de leur personnalité, déplore Yoyo Maeght, galeriste et commissaire d’exposition. Je suis pour une oeuvre politisée pas pour un artiste qui lève le poing.”
Le Palais de Tokyo n’est pas à sa première exposition polémique. Un climat que Guillaume Desanges juge sain : “ Les institutions culturelles ont toujours été contestées. Il ne faut pas avoir peur de cela.” Mais peut-être faudrait-il y être attentif ? Surtout dans une mission d’accessibilité à tous les publics. Dans “Passé Inquiet”, l’engagement politique de l’exposition a supplanté le devoir pédagogique du musée. Un devoir indispensable, au temps des empathies sélectives et du dialogue rompu. Quand l’actualité déssèche les coeurs, l’art doit chercher à rassembler. Pas à souffler sur les braises.
© Perla Msika
Quand la « culture » devient un prétexte pour véhiculer le racisme, ce n’est plus de la culture : c’est de la propagande fasciste. Amis japonais, virez ce malpropre macroniste ou mélenchoniste de votre beau pays.