En Israël, l’histoire événementielle ne laisse aucun répit. Elle est saccadée et ne permet pas de prendre une pause afin d’entreprendre une réflexion qui extrait les événements que l’on vit à chaud afin de les analyser et de les inscrire dans un « contexte plus large », celui de la longue durée de F. Braudel et de l’École des Annales.
Mais, il convient malgré tout de se livrer à cet exercice. Peut-être jettera-t-il une lumière crue sur ce que nous vivons depuis un peu plus d’un an et demi.
Force est de reconnaître que le consensus a volé en éclats. Dans le mouvement sioniste, déjà, deux idéologies s’affrontaient : celle de gauche à tendance collectiviste – les kibboutzim – et, celle de droite à tendance révisionniste – mettant l’accent sur l’initiative personnelle. Toutefois lors de la création de l’Etat, une tentative de parvenir à un consensus a été initiée par le premier ministre d’alors David ben Gourion qui s’est rendu à Bné Brak, chez le Hazon Ish, R. Aharon Karelitz – une personnalité ultraorthodoxe, considérée comme le chef spirituel de cette tendance. La rencontre ne s’est pas soldée par un accord mais par un compromis plein de malentendus de part et d’autre. Toutefois, les deux tendances ont réussi à faire taire leurs dissensions et ont pu vivre l’une à côté de l’autre tant bien que mal jusqu’à la guerre des Six jours. A partir de là, le “consensus” a volé en éclats.
Et plusieurs fossés qui existaient jusqu’en 1967 et 1973 ont pris de plus en plus de propension. Les nœuds de frictions étaient d’abord et avant tout le conflit israélo-palestinien et partant israélo-arabe. S’incrivent comme conséquences de ce conflit : les guerres du Liban I et II, les accords d’Oslo, le désengagement de la ceinture de sécurité qui entourait Gaza –`otef `azah –. Ces guerres ont provoqué des confrontations entre la périphérie indigente et le centre opulent qui se doublent de l’hostilité entre Médinat Tel-Aviv et Jérusalem. Elles ont ravivé les tensions entre ashkénazes et séfarades : une question que les autorités refusent de traiter sous peine de réveiller les démons ethniques, ce qui n’empêche nullement des explosions périodiques. L’embourgeoisement des kibboutzim contrecarré par les nouvelles implantations en Judée Samarie qui s’inspirent des premiers pionniers. L’engagement des sionistes religieux dans les rangs de Tsahal dont la carrière se trouve bloquée au niveau des officiers supérieurs, postes que l’on réserve pour les copains et coquins. Enfin, le conflit entre religieux et laïcs, sur lequel je reviendrai.
Tout ceci a plongé Israël dans une crise institutionnelle sans précédent. Elle peut se formuler en une phrase, l’ancienne hégémonie – issue du Mapaï et soi-disant de gauche – n’ayant pas pu reprendre le pouvoir de manière démocratique, c’est-à-dire par l’intermédiaire du suffrage universel, depuis le renversement de 1977 – a par des moyens détournés confisqué le pouvoir sortant des urnes. Elle a noyauté certaines institutions telles que la Cour Suprême, les tribunaux et l’Ordre des avocats, les officiers supérieurs de Tsahal, les Universités, les chaînes de télévisions et les journalistes à la solde, et était sur le point de provoquer un putsch, en 2023, pour destituer le premier ministre Netanyahou.
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C’est ainsi que le soir du Seder de Pessah’, sous prétexte de promouvoir la libération des otages détenus par les barbares du H’amas, les Kaplanistes ont jeté dans la résidence du premier ministre à Jérusalem par-dessus l’enceinte des pitott – du pain. Ils ont motivé leur action en disant que c’était pour rappeler à Netanyahou que c’était la nourriture quotidienne que les kidnappés reçoivent de leurs geôliers.
Or, il ne s’agit pas du tout de cela. Tout Israël et le monde libre sait que pendant les dernières semaines, sur pression des Américains et par l’intermédiaire de l’Egypte et du Qatar, les Israéliens ont envoyé des délégués pour négocier avec le H’amas, mais leurs exigences étaient tellement outrancières qu’elles signifiaient que le H’amas n’a aucune intention de négocier. En somme, il souhaite qu’Israël lui restitue Gaza et le réinstalle comme organisation politique responsable de ce territoire.
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Mais, il ne s’agissait pas de rappeler à Netanyahou qu’il était responsable de l’échec des négociations pour le retour des otages : le jet des pitott dans l’enceinte de sa maison relevait d’une toute autre raison. Elle avait pour but de profaner la sainteté de la fête de Pessah’ qui se caractérise entre autres par la non-consommation et la non-possession de pain levé dans les lieux de résidence des familles juives. C’est donc la question de l’identité juive de l’Etat qui est en jeu et sûrement pas la libération des otages. Comme les Kaplanistes avaient profané la sainteté du jour de Kippour en perturbant un office, Place Dizengoff, ils font de même à Pessah’ : ils profanent la maison d’un Juif – primus inter pares – habitant en pays d’Israël. Leur objectif est mettre le pays à feu et à sang pour éradiquer sa modalité juive.
Si ceux qui se déclarent l’élite du peuple avaient ne fût-ce qu’une notion basique de l’histoire juive, ils auraient compris qu’une des clés de compréhension de notre histoire jusqu’aux temps modernes consiste en la fusion unique en son genre d’un fait national et d’une religion. Il n’existe pas d’autre exemple parmi toutes les autres grandes religions du monde. Et fusion ne signifie pas l’assemblage de deux entités séparées : c’est d’un entrelacementqu’il s’agit comme dans une tapisserie. Séparer les deux entités conduit, ipso facto, à la destruction de toute la tapisserie.
Mais la haine de soi aveugle les Kaplanistes et les empêchent de prendre conscience de ce fait qui dure depuis le Pessah’ de la libération de la servitude égyptienne. Pessah’ n’est pas la remémoration de l’exode d’une secte religieuse hors de l’Egypte, mais celle de l’enfantement d’un peuple qui, au cours de son errance dans le désert, se mue en nation. Et Pessah’ reste Pessah’ en dépit des tentatives de le célébrer d’une nouvelle manière avec un nouveau texte envisagée par les kibboutzim. Car il relève d’une histoire qui relie les Israéliens d’aujourd’hui – y compris les Kaplanistes – à des ancêtres qui n’étaient pas laïques.
Quatre grands historiens, deux américains et deux israéliens, ont mis l’accent sur l’interaction qui a été établie entre le social et le religieux. C’est, d’un côté, Salo Wittmayer Baron[1] et Yosef Hayim Yérushalmi et de l’autre Itsh’aq Fritz Baer et Gershom Scholem qui ont chacun, dans son domaine de recherches, renforcé ce lien de l’identité religieuse et nationale qui vont de pair comme des siamois, si l’on tente de les séparer on risque de hâter leur disparition.
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Juste avant l’entrée de la fête de Pessah’, le général Aharon H’alioua a démissionné de son poste de chef de la sécurité militaire – rosh aman. Ce qui a poussé les mêmes Kaplanistes à réclamer dans la foulée la démission de Netanyahou. Mais là aussi, ceux qui se déclarent l’élite de la nation, ne savent-ils pas que l’un est un fonctionnaire de l’Etat, certes pourvu d’un haut poste dans l’Etat major de l’armée et l’autre un élu de la nation. Si le fonctionnaire met en danger l’institution qui doit défendre les citoyens dont il a charge, il doit quitter ses fonctions. En revanche concernant l’élu de la nation, celui-ci ne saurait être démis de ses fonctions que par le suffrage universel. Que les Kaplanistes qui sont prompts à crier Démocratia, Démocratia – et qui savent pertinemment que les sondages les donnent perdants si les élections se déroulaient aujourd’hui – attendent patiemment au purgatoire et réfléchissent sur les raisons qui les ont écartés du pouvoir. Cela leur permettra de revoir leurs classiques notamment le principe démocratique qui veut qu’un élu est démis de ses fonctions soit par le suffrage universel, soit parce qu’il a tué ou volé. Or les procès intentés contre Netanyahou prennent l’eau de tous les côtés…
David Banon, prof.
Notes
[1] Histoire sociale et religieuse des Juifs, 17 volumes, 1952-1983. Seuls quelques tomes ont été traduits en français.
Professeur émérite de l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut Universitaire de France, David Banon a été professeur invité au département de pensée juive de l’Université hébraïque de Jérusalem. Professeur invité à l’Université Bar Ilan depuis octobre 2016, il enseigne aussi au Makhon Mandel de formation des élites pour la société israélienne à Jérusalem.
Spécialiste du midrach, ses travaux sont consacrés notamment à l’interprétation bilbique, aux oeuvres de Levinas, du rav Soloveitchick, de Derrida, de Spinoza et de Y. Leibowitz dont il a traduit en français quelques ouvrages.
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