Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse
Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.
Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux,
Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,
Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.
Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,
Et toutes les splendeurs de la sombre nature,
Avec les trois enfants qui nous restent, trésor
De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des fortunes diverses,
Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.
Marine-Terrace, août 1855.
Victor Hugo. Les contemplations
“Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité ;
Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile ;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l’éternelle obscurité.”
“Tout est douleur.
Les fleurs souffrent sous le ciseau,
Et se ferment ainsi que des paupières closes.
Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;
La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,
Et qui porte en sa main une touffe de fleurs
Respire en souriant un bouquet d’agonies.”
VICTOR HUGO (“Les Contemplations” Livre sixième)
“Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.”
“On n’oublie rien de rien” chantait un autre poète, Jacques Brel.
Surtout quand il s’agit de la mort de son enfant, blessure qui ne cicatrise jamais.
Un beau poème de Victor Hugo à la mère douloureuse qui partage sa douleur de père douloureux (pour mémoire, Victor Hugo avait perdu sa fille, Léopoldine dans un tragique accident – elle s’est noyée – et ne s’en était jamais remis, lui dédiant maints poèmes et allant jusqu’à faire du spiritisme pour essayer de la joindre dans l’au-delà).