TRIBUNE – En plus d’exposer au grand jour les défaillances du dispositif militaire de l’Iran, le raid mené sur Israël a contribué à sortir l’État hébreu d’un isolement international sans précédent, analyse l’historien*.
Le fiasco retentissant de l’attaque iranienne sur Israël rebat les cartes géopolitiques du Moyen-Orient. Et il offre à l’État hébreu l’occasion de conclure, dans les moins mauvaises conditions, la phase actuelle de la guerre contre le Hamas.
Le gouvernement de Téhéran avait assurément des visées moins louables en expédiant des centaines de missiles et de drones sur le territoire israélien. Ce raid laisse d’autant plus perplexe que le régime des mollahs a toujours entouré sa férocité d’une grande prudence tactique. Dans la guerre de l’ombre qui l’oppose depuis des années à l’État hébreu, il préférait faire agir ses auxiliaires – les houthistes, le Hezbollah, le Hamas. Et évitait toute épreuve frontale, même quand les services israéliens multipliaient sur son territoire des explosions dans les sites nucléaires, des attaques informatiques et des assassinats ciblés d’ingénieurs de haut rang. Cette fois, l’élimination à Damas, dans une annexe de l’ambassade iranienne, d’une dizaine de gardiens de la révolution – dont le commandant de la Force al-Qods au Liban et en Syrie – a entraîné une riposte directe, massive, potentiellement très meurtrière, qui risquait d’embraser l’ensemble de la région.
Les Iraniens invoquent la violation d’un bâtiment diplomatique. L’argument paraît comique venant d’un régime qui a occupé pendant des mois l’ambassade américaine à Téhéran. Peut-être était-ce l’assassinat de trop par « l’ennemi sioniste » dont ils flairaient la vulnérabilité. On se demande ce qu’ils espéraient atteindre en inondant le ciel israélien de cette armada mortelle. Ils voulaient, dit-on, à titre d’avertissement, endommager la base militaire de Névatim dans le Néguev. Sans doute ont-ils visé bien davantage. Seulement, ils ne pouvaient prédire que 99 % de ces engins seraient interceptés, quelques-uns au-dessus même de Jérusalem – on imagine les conséquences incalculables s’ils tombaient sur l’enceinte de la Knesset ou sur l’esplanade des Mosquées.
Ce raid avorté constitue un tournant dans l’histoire tumultueuse du Moyen-Orient. Il a exposé au grand jour les défaillances du dispositif militaire de l’Iran, un État quasi nucléaire, au pouvoir de nuisance redoutable, mais doté d’un appareil conventionnel vieilli et déficient. Il a révélé, outre les prouesses de l’aviation et des renseignements israéliens, la remarquable efficacité d’une coopération stratégique formée depuis des années entre Tsahal et les forces américaines, britanniques, françaises et jordaniennes. Il a contribué aussi à sortir Israël d’un isolement international sans précédent, à restaurer l’alliance, bien malmenée ces derniers temps, entre Jérusalem et Washington ; à consolider la coopération de l’État hébreu avec ses partenaires arabes ; à rétablir, du moins partiellement, la dissuasion israélienne ; enfin à dessiner clairement les lignes de front qui opposent une large coalition des États arabes sunnites, des États-Unis, des Européens et d’Israël face à Téhéran et ses relais au Liban, en Syrie, et au Yémen.
L’attaque iranienne et la démonstration de force de la « coalition des modérés » ont démontré les bienfaits inestimables d’une alliance stratégique que le président américain n’a cessé d’adjurer Benyamin Netanyahou de rejoindre.
Ce sont des atouts géopolitiques inappréciables qu’Israël risque de gâcher en répliquant sans attendre à l’attaque iranienne. Les performances spectaculaires de la défense israélienne valent la meilleure des ripostes. Israël a d’autres urgences et d’autres opportunités à gérer. À commencer par la situation dans la bande de Gaza.
La guerre contre le Hamas piétine. La plupart des forces israéliennes se sont retirées, la menace brandie d’une offensive imminente à Rafah n’est pas d’actualité et, sur le terrain, le conflit militaire s’est mué en une guerre d’usure sans fin. Il faut se rendre à l’évidence, Israël n’a réussi à atteindre pleinement aucun des objectifs qu’il s’était donné au lendemain du 7 octobre : éradiquer le Hamas comme force politique et comme puissance militaire, sauver les 133 otages qui continuent à languir dans ses tunnels, neutraliser le pouvoir de nuisance du Hezbollah au Nord et préserver le soutien de la communauté internationale.
L’armée israélienne a sérieusement endommagé le potentiel militaire du Hamas, mais sans le réduire et sans affaiblir sa capacité à dicter les termes d’une trêve qu’on attend toujours. Et elle n’a pas su prendre les dispositions nécessaires pour alléger la terrible crise humanitaire qui sévit dans la bande de Gaza. En Israël même, des dizaines de milliers de réfugiés ne peuvent regagner leurs maisons. Cependant que le gouvernement paraît toujours incertain quant aux suites militaires et surtout politiques de cette guerre, si ce n’est par des rodomontades sur une improbable « victoire totale » et le refus catégorique — c’est sa seule politique lisible — d’associer l’Autorité palestinienne à aucune solution d’avenir, ni dans la bande de Gaza ni pour la perspective, même lointaine, de deux États.
Les bienfaits d’une alliance stratégique
L’attaque iranienne et la démonstration de force de la « coalition des modérés » ont démontré les bienfaits inestimables d’une alliance stratégique que le président américain n’a cessé d’adjurer Benyamin Netanyahou de rejoindre. Elle est aujourd’hui à portée de main, à condition que le premier ministre israélien renonce à ses victoires imaginaires, accepte une trêve qui permette de rapatrier les otages même au prix d’une libération massive de terroristes, fasse retirer le gros des troupes encore présentes dans la bande de Gaza et autorise des forces associées à l’Autorité palestinienne d’y combler le vide. Viendra ensuite le temps de repenser la stratégie contre le Hamas et, plus généralement, les relations israélo-palestiniennes.
Le tragique de l’affaire est que Benyamin Netanyahou n’a ni les moyens politiques – il est tenu par les jusqu’au-boutistes de sa coalition qui crient vengeance – ni probablement la volonté de saisir cette occasion historique que l’enchaînement fortuit d’événements inopinés a placée sur son chemin.
© Ran Halevi
*Ran Halévi est directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron.
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